Les deux sont des anciens diplomates natifs du Maroc, l’un est Juif, Yehuda Lancry, ex-Ambassadeur de l’État d’Israël en France et à l’O.N.U. et actuellement Délégué aux Affaires internationales de l’Alliance Israélite Universelle, l’autre est Musulman, Mokhtar Lamani, ex-membre du Secrétariat Général de la Ligue Arabe, ancien observateur permanent de l’Organisation de la Conférence Islamique auprès de l’O.N.U., ex-coordonnateur du Dialogue Euro-Arabe et actuellement chercheur invité au Centre pour l’Innovation dans la Gouvernance Internationale (C.I.G.I.), sis à Waterloo, en Ontario.
Mokhtar Lamani (à gauche), ex-diplomate marocain, et Yehuda Lancry, ancien Ambassadeur de l’État d’Israël en France et à l’O.N.U.
Ces deux analystes avertis des questions moyen-orientales, conférenciers invités au Colloque “Maroc du souvenir, Maroc de l’avenir”, consacré à l’avenir des relations entre Juifs et Musulmans Marocains, organisé par le Congrès Juif Québécois et la Communauté sépharade unifiée du Québec dans le cadre du Festival Sépharade de Montréal 2009, ont affablement accepté, à l’invitation du Canadian Jewish News, de participer à une entrevue-débat portant sur des questions d’une brûlante actualité: la politique du Maroc à l’endroit d’Israël; quel rôle les Marocains, Juifs et Musulmans, peuvent-ils jouer aujourd’hui dans l’arène du conflit israélo-arabe?; les perspectives futures du conflit israélo-palestinien…
Canadian Jewish News: On a l’impression que depuis une décade, plus précisément depuis le décès du roi Hassan II, le Maroc et les Marocains ne jouent plus un rôle important dans l’épineux Dossier israélo-arabe?
Yehuda Lancry: Je ne partage pas ce point de vue. Je pense que les Marocains, Juifs et Musulmans, peuvent jouer un rôle de premier plan dans la recherche d’une paix équitable entre Israël et le monde arabe. N’oublions pas que le Maroc a ouvert la voie de la paix israélo-arabe. La paix inaugurale égypto-israélienne a été acquise grâce à l’intercession hautement inspirée de feu le roi Hassan II. C’est une phase motrice que ce monarque visionnaire a mise entre les mains de tous les Marocains, où qu’ils soient, au Maroc, en Israël ou ailleurs dans le monde.
Le Maroc peut proposer son modèle de proximité judéo-musulmane dans cette ère géographique conflictuelle qu’est le Moyen-Orient. Le roi Hassan II a agi au nom de la fraternité abrahamique. Mais, ce n’est pas la proximité judéo-musulmane au Maroc qui nous intéresse, celle-ci existe depuis des siècles et elle est appelée à exister encore longtemps. Ce qui nous intéresse, c’est d’instaurer la même proximité entre les Juifs d’Israël et leurs voisins arabes. La Communauté Marocaine peut jouer un rôle prépondérant en se posant en relais de cette récitation plurielle de la paix. C’est une oeuvre de pédagogie et d’action en faveur de laquelle nous devons oeuvrer de tout coeur.
Ce Colloque sur les relations judéo-musulmanes, organisé à l’initiative du Congrès Juif Québécois, est l’occasion de penser comment inclure des Palestiniens, des Syriens, des Libanais… dans de futures rencontres analogues. Comment s’ouvrir, comment désenclaver les problèmes qui se posent dans cette région enfiévrée du monde qu’est le Moyen-Orient? Le Maroc joue un rôle d’intercesseur et doit continuer à le jouer par le biais de ses citoyens. Nous, Marocains, Juifs et Musulmans, sommes des forces vivantes. Imaginez les Palestiniens témoins de cette rencontre judéo-musulmane, à laquelle nous avons participé aujourd’hui, de cette fraternité, de cette ouverture, de cette sincérité. Je suis résolument convaincu que ce dialogue franc et fraternel aurait eu impact dans les consciences de nos interlocuteurs Palestiniens.
Mokhtar Lamani: Je partage entièrement le point de vue de mon ami Yehuda Lancry sur cette question. Les Marocains, Juifs et Musulmans, qui ont cohabité ensemble pendant des siècles, ont une sensibilité commune pour mieux comprendre la nature des contentieux qui opposent les Israéliens et les Palestiniens. Cette sensibilité permet aux Marocains de confession israélite ou musulmane de mieux saisir la légitimité des revendications de l’Autre. Les Juifs Israéliens d’origine marocaine ont toujours démontré éloquement qu’ils sont de farouches partisans d’une future paix israélo-palestinienne juste.
C.J.N.: Pourtant, nombreux sont ceux qui accolent aux Juifs Marocains d’Israël l’épithète de “nationalistes radicaux anti-Arabes”, la majorité d’entre eux étant des partisans invétérés des partis de droite israéliens.
Yehuda Lancry: Sur le plan des faits politiques, en 1977, la majorité de l’électorat juif marocain en Israël a rallié le Likoud de Menahem Begin sur fond de révolution parce qu’elle voulait se secouer du joug du parti socialiste et du “socialisme triomphant” qui a créé le “Second Israël” -l’Israël des couches sociales défavorisées sépharades. Menahem Begin se présentait alors comme un libérateur, sur les plans social et économique. C’est le même Menahem Begin qui a conclu la paix avec l’Égypte. Les Juifs Marocains ont contribué à la paix israélo-égyptienne alors que les opposants les plus extrémistes à cette paix au sein du Likoud étaient des Ashkénazes. Souvenez-vous des positions radicales de Moshé Arens et de Yitzhak Shamir, qui étaient contre les Accords de Camp David. Les représentants politiques marocains, David Levy en tête, ont voté en faveur des accords de paix israélo-égyptiens.
Ce préjugé tenace envers les Juifs Marocains d’Israël est réfuté par la réalité. Ces derniers ont rallié Menahem Begin pour des questions socioéconomiques, culturelles et identitaires, pour abolir le “Second Israël”, mais, en même temps, ils ont été des promoteurs de paix. Les Sépharades Marocains qui ont rejoint massivement le parti ultra-orthodoxe Shass sont aussi des partisans de la paix. Le leader du Shass, le Rav Ovadia Yossef, a été l’un des premiers chefs religieux juifs israéliens à déclarer sans ambages: “À choisir entre la vie humaine et les Territoires, je choisis la vie humaine”. Le Rav Ovadia Yossef était membre de la coalition dirigée par feu Yitzhak Rabin qui a signé les Accords d’Oslo. Ce sont quelques preuves concrètes que les Juifs Marocains, qui comptent aussi dans leurs rangs des extrémistes, mais ils sont minoritaires, véhiculent leur sensibilité en faveur de la paix en s’inspirant de leur vécu judéo-marocain au Maroc.
C.J.N.: Le Maroc se targue d’adopter des positions conciliantes dans le contentieux israélo-palestinien. Pourtant, en 2000, le gouvernement de Rabat a décidé unilatéralement de fermer le bureau de représentation d’Israël au Maroc et, au printemps 2008, le Maroc fut le premier pays du Maghreb à boycotter le Salon du Livre de Paris parce que l’invité d’honneur était Israël. Ce boycott officiel d’un événement purement culturel par les autorités gouvernementales marocaines vous a-t-il surpris?
Yehuda Lancry: Non, ça ne m’a pas choqué. J’essaye de comprendre les marges de manoeuvre du Maroc. J’ai eu la chance d’être l’ami de l’ancien Ministre marocain des Affaires étrangères, Mohammed Benaissa. Quand j’étais Ambassadeur à l’O.N.U., il m’associait à certaines de ses discussions avec les ministres des Affaires étrangères israéliens successifs qu’il a rencontrés, Shimon Peres, Silvan Shalom… Il m’a dit un jour: “ Les Israéliens font pression sur le Maroc pour que notre pays rétablisse une relation diplomatique avec l’État d’Israël. Mais, vous ne comprenez pas que nous avons 2 millions de barbus -islamistes- d’origine marocaine en Europe. Il y a cette composante qui infléchit certains choix politiques que le Maroc doit faire. On essaye de ne pas provoquer cette masse d’islamistes échaudés, qui n’attendent que ce type de décision diplomatique pour fustiger le gouvernement marocain”.
La décision du Maroc de ne pas participer au Salon du Livre de Paris de 2008, où Israël était le pays hôte, a été pour les Israéliens un prix à payer sur le plan diplomatique relativement mineur. Il y a eu d’autres initiatives très courageuses entreprises par le Maroc. Par exemple, à l’invitation des autorités marocaines, des universitaires et des journalistes israéliens et palestiniens viennent de se rencontrer au Maroc. Ces jours-ci, à Marrakech, des personnalités politiques israéliennes d’origine marocaine, dont Amir Peretz, ancien Ministre de la Défense d’Israël, et Meïr Shetrit, Ministre dans le gouvernement d’Ehoud Olmert, participent à un Colloque international sur la Gouvernance et les enjeux géopolitiques internationaux organisé par l’Institut français des Relations internationales (I.F.R.I.).
Mokhtar Lamani: Quand la seconde Intifada palestinienne a éclaté à l’automne 2000, le Maroc n’a eu d’autre choix que de fermer le bureau de représentation d’Israël à Rabat. Depuis, le blocage du processus de paix israélien perdure. Les Marocains ne voient aucun signe prometteur à l’horizon émanant d’Israël qui pourrait les inciter à rétablir officiellement des contacts diplomatiques entre les deux pays. La situation n’a fait qu’empirer. Malheureusement, aujourd’hui, en Israël et en Palestine, les forces qui sont au pouvoir ne croient pas en une stratégie des petits pas qui pourrait les aider à arpenter les chemins tortueux et ardus menant à la paix.
C.J.N.: Donc, le scénario d’une future réactivation des contacts diplomatiques officiels entre Israël et le Maroc est peu plausible?
Yehuda Lancry: Je voudrais faire une autocritique. À l’heure actuelle, Israël considère que pour le gel, même temporaire, des implantations certains pays du monde arabe doivent faire quelques gestes à son endroit, dont le Maroc, en réouvrant le bureau de liaison d’Israël à Rabat. Je pense que cette demande israélienne est impertinente et injustifiable. Le monde arabe n’a pas à payer, ou à récompenser en gestes, un acte comme celui des implantations, qui est considéré même par les États-Unis comme illégal. Nous devons donc être sobres et réalistes. Quand un compromis sur le gel des implantations sera conclu, par le truchement d’une médiation américaine, et quand les négociations israélo-palestiniennes seront relancées, alors, à ce moment-là, le Maroc, la Tunisie, le Qatar… devront faire aussi quelques gestes tangibles envers Israël.
C.J.N.: Comment envisagez-vous l’avenir du processus de paix israélo-palestinien?
Mokhtar Lamani: Depuis la signature des Accords d’Oslo, en 1993, les Israéliens ne cessent de tergiverser. Shimon Peres dit aux Palestiniens: “Créez votre État, les frontières, on les définira plus tard”. Pendant que les frontières entre Israël et la Palestine ne sont toujours pas tracées, ni reconnues par la Communauté internationale, le nouveau gouvernement de droite israélien continue impunément à coloniser la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Ce n’est pas une solution! Les Israéliens doivent opter pour une autre approche plus réaliste. Les pays médiateurs, surtout l’administration Obama, ne pourront rien faire s’il n’y a pas des initiatives courageuses et une volonté politique tenace de la part des Israéliens et des Palestiniens.
Pour parvenir à la paix, Israël devra faire préalablement quelques concessions, à ses yeux douloureuses. Par exemple: reconnaître la légitimité politique du Hamas et négocier directement avec cette organisation islamiste. Quand les Israéliens votent et élisent très démocratiquement des dirigeants politiques qui sont contre la paix, et qui le disent ouvertement, on nous dit qu’il faut accepter sans rechigner ce verdict des urnes car c’est le choix démocratique du peuple israélien. Il serait temps d’appliquer aussi ce raisonnement aux Palestiniens, qui ont élu aussi très démocratiquement comme gouvernants les leaders du Hamas. Les deux camps doivent surmonter leurs peurs et leurs blocages idéologiques pour trouver un terrain d’entente. Pour cela, ça prend du courage politique!
Yehuda Lancry: Ne nous leurrons pas! Les Israéliens et les Palestiniens ont commis de graves erreurs. De part et d’autre, on a porté atteinte à la reconnaissance mutuelle légitimée dans les Accords d’Oslo. Les Palestiniens, à travers la négation d’Israël du Hamas et le recours à la violence. Les Israéliens, en multipliant les colonies, qui troublent la visibilité du processus de paix. La responsabilité de la dégradation de la situation incombe aux uns et aux autres. Mais, aujourd’hui, force est de reconnaître que même si on mettait un Premier Ministre israélien de gauche, à la tête d’une large coalition de gauche à la Knesseth, pour trancher le noeud gordien de cet interminable conflit, avec qui va-t-il signer la paix? Avec une moitié qui reconnaît Israël et une autre moitié qui le renie?
Mokhtar Lamani: Ce n’est pas aux Israéliens de choisir les gouvernants du peuple palestinien. Il faut sortir de cette dynamique de pensée impériale et coloniale.
Yehuda Lancry: Tu as tout à fait raison Mokhtar. Mais, il est impérieux pour les Palestiniens de résorber le schisme interpalestinien parce qu’Israël a aujourd’hui devant lui une entité palestinienne à deux têtes: l’Autorité Palestinienne, qui reconnaît l’État hébreu et les Accords d’Oslo, et le Hamas, qui continue de nier l’existence d’Israël. Benyamin Netanyahou a fait dernièrement un pas substantiel en adhérant au principe d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël. Menahem Begin disait que tout est négociable. Chose certaine, on ne peut pas s’attendre dans la situation actuelle à ce qu’Israël engage un dialogue double: un avec l’Autorité Palestinienne et un autre avec le Hamas. Ce n’est pas réaliste, ni pratiquable.
Il y aura des élections le 24 janvier prochain en Palestine. Espérons qu’il y aura un résultat qu’Israël pourra respecter. Il faudra alors que l’équipe politique palestinienne qui sera élue déclare sans ambiguïté: “Nous nous engageons à reconnaître les Accords que les Palestiniens ont signés en 1993 avec l’État d’Israël”. Comprenez qu’Israël ne peut pas reconnaître et dialoguer avec le Hamas, une organisation qui se pose en négateur de l’existence d’Israël et dont la politique est en contradiction flagrante avec la reconnaissance mutuelle préconisée dans les Accords d’Oslo. C’est aux Palestiniens d’élire cette fois-ci des leaders politiques responsables.
C.J.N.: Donc, en Israël, il y a un large consensus: le Hamas ne sera jamais un interlocuteur crédible.
Mokhtar Lamani: On ne peut pas punir tout un peuple pour les erreurs du Hamas. Alors qu’on a besoin de bâtir des ponts pour rapprocher les deux peuples, les Israéliens préfèrent construire un mur. Ce n’est sûrement pas un gage de paix!
Yehuda Lancry: Ce mur comporte un grand avantage. Je ne parle pas de l’aspect sécuritaire, qui pour Israël est important puisque ce mur a permis d’endiguer la vague d’attentats suicides abominables perpétrés contre la population civile israélienne. À y réfléchir, l’avantage de ce mur pour la sécurité d’Israël, qui sera démoli quand la paix régnera, c’est qu’il est une forme de correcteur idéologique pour les extrémistes des deux camps. Pour les Israéliens ultra-nationalistes, ce mur leur bloque l’horizon du Grand Israël. Pour les Palestiniens, qui vivent dans le fantasme de revenir un jour à Haïfa, à Aco… ce mur temporaire leur indique que la mission n’est pas si facile, qu’ ils devront emprunter une autre voie plus réaliste: aller vers un accord de paix viable entre Israël et les Palestiniens. Ça va prendre du temps , mais cela ne lèse pas mon optimisme. De part et d’autre, il est temps de dépasser les phases contradictoires, les tragédies, les dérives… qui jalonnent ce douloureux conflit.
C.J.N.: Vous ne semblez pas être très optimistes pour ce qui est d’une future relance des négociations israélo-palestiniennes?
Mokhtar Lamani: À court terme, je ne suis pas très optimiste. À long terme, oui. Je suis convaincu qu’en Israël et en Palestine émergera dans un futur, que j’espère proche, une nouvelle génération de leaders politiques audacieux et clairvoyants qui poseront des gestes braves comme l’a fait Winston Churchill pendant la Deuxième Guerre mondiale. Sans courage politique, il n’y aura pas de solution politique. Il ne faut pas désespérer!
Yehuda Lancry: Je suis foncièrement optimiste. Je l’ai toujours été. Je n’ai jamais cru pourtant que cette question serait réglée facilement. Une réflexion de François Mitterrand, égrenée au lendemain de la chute du Mur de Berlin à l’intention des jeunes démocraties est-européennes, la Hongrie la Tchécoslovaquie, la Pologne… souhaitant passer rapidement de l’ancien ordre communiste au nouvel ordre libéral, résume bien mon optimisme: “On ne passe pas d’un ancien ordre à un nouvel ordre sans qu’il y ait au passage quelques désordres”. Ce principe est applicable aussi aux Palestiniens. On ne passe pas d’un siècle de négation mutuelle à quelques années de reconnaissance mutuelle sans qu’il y ait au passage des chocs, des affrontements, des tragédies…
Ce qu’il faudrait dans les deux camps, c’est tabler sur un dialogue constructif et non sur des affrontements destructeurs et inutiles. Pour cela, il faut que les Israéliens et les Palestiniens aient des leaders d’une autre stature, qui puissent se poser en visionnaires et décider avec perspicacité de la marche à suivre. Depuis 1993, on a quand même avancé au bénéfice des Accords d’Oslo. Mais, je considère qu’on a encore beaucoup de travail à faire. Par contre, il est indéniable que les Israéliens ne peuvent pas continuer à édifier des colonies en Cisjordanie et prétendre qu’ils veulent faire la paix. C’est absolument incompatible!
In an interview, two diplomats of Moroccan origin, Yehuda Lancry, who is Jewish, and Mokhtar Lamani, a Muslim Arab, talk about the possibility of Mideast peace.