‘Mon grand-père était un collabo des nazis’

Dans un livre autobiographique sulfureux, Des gens très bien (Éditions Grasset), le célèbre écrivain français Alexandre Jardin, petit-fils de Jean Jardin, qui fut le directeur de Cabinet de Pierre Laval, bras droit du Maréchal Philippe Pétain dans le gouvernement de Vichy, règle ses comptes avec son grand-père et sa famille, auxquels il reproche d’avoir trempé dans un régime antisémite et immonde.
Entrevue avec un déboulonneur de mythes familiaux tenaces.

Dans un livre autobiographique sulfureux, Des gens très bien (Éditions Grasset), le célèbre écrivain français Alexandre Jardin, petit-fils de Jean Jardin, qui fut le directeur de Cabinet de Pierre Laval, bras droit du Maréchal Philippe Pétain dans le gouvernement de Vichy, règle ses comptes avec son grand-père et sa famille, auxquels il reproche d’avoir trempé dans un régime antisémite et immonde.
Entrevue avec un déboulonneur de mythes familiaux tenaces.

Canadian Jewish News: Selon vous, votre grand-père, Jean Jardin, était bien au courant des mesures antisémites mises en oeuvre par le régime de Vichy.

Alexandre Jardin: Soyons sérieux! Vous vous voyez, vous, diriger le cabinet de Pierre Laval à partir de mai 1942 et jusqu’en octobre 1943 sans éprouver d’instinct un minimum de défiance à l’égard des Juifs? Et trinquer sans malaise avec du casseur de Juif désinhibé, du chasseur d’enfants Juifs, sans adhérer implicitement aux préjugés antisémites qui sévissaient dans la France de Vichy? Comment servir loyalement un homme dont la politique raciale -d’inspiration chrétienne et nationale qui ne devait hélas pas grand-chose à l’occupant nazi, aux dires mêmes de Xavier Vallat, le Commissaire Général aux Questions juives dans le gouvernement de Vichy- resserrait chaque jour le filet autour des ci­toyens Israélites déclassés, listés et marqués? Un humaniste sincère n’aurait-il pas claqué rageusement la porte le matin de la Rafle du Vél’ d’Hiv’? Mon grand-père, Jean Jardin, ne l’a pas fait!

C.J.N.: Plusieurs historiens du régime de Vichy, notamment Henry Rousso, Serge Klarsfeld et Laurent Joly, af­firment que Jean Jardin n’était pas un personnage influent dans l’Exécutif du gouvernement de Pétain. Son nom est cité rarement dans les livres d’Histoire consacrés au régime pro-nazi de Vichy. D’après eux, votre charge accusatrice contre votre grand-père n’est corroborée par aucun document ou preuve tangible.

Alexandre Jardin: Ce débat sur les preuves est inepte. Ce qui intéresse Serge Klarsfeld, ce sont les bourreaux, pas les “gens très bien”. Cet avocat opiniâtre recherche avant tout des preuves irréfutables qui lui permettront d’incriminer les bourreaux nazis toujours vivants qui ont massacré impunément des millions de Juifs. Sa quête inlassable de la Justice n’a rien à voir avec la démarche de mon livre. Ne soyons pas naïfs! Mon grand-père a fait disparaître les Archives. Il n’allait pas quitter le pouvoir en laissant les cartons intacts alors que vers la fin octobre 1943 tout le monde connaissait parfaitement l’issue de la Guerre.

Un exemple terrifiant: quand vous cherchez dans les Archives du Commissariat Général aux Questions juives, il n’y a pas la moindre trace de la correspondance entre le Cabinet de Pierre Laval et cet organisme foncièrement antisémite. Il est impossible que pendant un an et demi il n’y ait eu aucun échange entre ce sinistre Commissariat chargé de recenser et persécuter les Juifs et le centre de l’Exécutif du gouvernement de Pétain. Un autre exemple très troublant: la lettre, datée du 25 août 1942, adressée par Jacques Helbronner, président du Consistoire Israélite de France, à Pierre Laval -on peut lire cette lettre sur le Site Internet du Mémorial de la Shoah de France. Dans cette missive, Jacques Helbronner explique à Pierre Laval, en quatre pages argumentées, que la politique en cours dans l’Est de l’Europe a pour but ultime l’extermination des Juifs. Le métier de mon grand-père était, entre autres fonctions, de traiter ce type de protestations officielles. De plus, Jacques Helbronner connaissait personnellement Jean Jardin. Ce dernier était donc au courant de ce que savait déjà le Consistoire Israélite en août 1942.

C.J.N.: Des témoins encore vivants de cette époque partagent-ils votre point de vue tranché sur le rôle joué par votre grand-père dans le régime de Vichy ?

Alexandre Jardin: La dernière charge vitriolique contre mon grand-père, qui crédibilise mon opinion sur cette pathétique Affaire, a été lancée récemment par un Héros de la Résistance, l’historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Dans une entrevue, qu’il a accordée le 19 janvier dernier  au quotidien L’Est Républicain, on a demandé à ce témoin majeur de cette époque nauséeuse si Jean Jardin était au courant de la Rafle du Vel’ d’Hiv’?  Sa réponse fut catégorique: “Forcément, cela va de soi. Jean Jardin était le premier collaborateur de Laval… Non seulement il ne pouvait pas ignorer, mais il était inévitablement consulté ou associé à cette décision”. Plus clair que ça, tu meurs!

C.J.N.: Mais l’absence de preuves matérielles ne dé­douane-t-elle pas votre grand-père?

Alexandre Jardin: Il est insensé de penser qu’il n’y a des preuves que quand celles-ci sont matérielles. Les preuves ne se résument pas qu’à des papiers. Sinon, bientôt, on ne pourra plus affirmer qu’Hitler a donné l’ordre de déclencher la Solution finale puisqu’aucun document écrit n’atteste cette prise de décision macabre. Il y a des preuves qui sont aussi liées à des comportements. Rester en poste après la Rafle du Vel’ d’Hiv’, ce n’est pas une grande leçon de sagesse ni de perspicacité!

Je voudrais vous narrer une anecdote que je n’ai pas racontée en France volontairement, parce que ça aurait eu une incidence politique, mais que je peux relater dans un cadre canadien. Le président Nicolas Sarkozy m’a invité à déjeuner récemment. Il y avait autour de la table trois écrivains, un journaliste et une historienne, dont, par charité, je tairais le nom. À un moment donné, cette intellectuelle reconnue me regarda droit dans les yeux et me lança tout à trac: “Vous n’avez tout de même pas beaucoup de preuves contre votre grand-père?” Je lui fis observer que mon objectif n’était pas d’accabler mon grand-père. Soudain, Nicolas Sarkozy se redressa, coupa la parole à l’historienne et lui dit sans ambages: “Madame, j’ai eu beaucoup de directeurs de Cabinet. Quand on connaît le fonctionnement du pouvoir en France, il est totalement absurde d’imaginer une seconde qu’on peut être directeur de Cabinet du Chef du gouvernement sans être intimement associé à toutes les décisions”. Agacée, l’historienne lui rétorqua: “Monsieur le Président, votre argument n’est tout de même pas une preuve!” Essayant de contenir son émotion, Nicolas Sarkozy se redressa à nouveau et lui répliqua sèchement: “Madame, si la semaine prochaine je donnais l’ordre à mon bras droit, Claude Guéant, Secrétaire général de l’Élysée, d’organiser une “petite rafle” de 13000 Juifs à Paris, quelles que soient les circonstances, il démissionnerait sur le champ! Jean Jardin, lui, n’a pas démissionné!” Il y a eu un blanc. Nicolas Sarkozy s’est alors tourné vers moi et m’a dit: “ Je ne comprends pas ce qu’on vous reproche!”

C.J.N.: Pour ces “gens très bien” l’antisémitisme n’était pas une tare mais un fait social très conventionnel.

Alexandre Jardin: Absolument. À cette époque, dans la droite française traditionaliste et les cénacles qui gra­vi­taient autour de Vichy, l’anti­sémi­tisme était une norme sociale. Les gens qui n’étaient pas antisémites dans ces milieux-là étaient des ori­gi­naux. C’était une norme! Lisez la presse française des années 30 et 40. Elle est terrifiante! Ces gens-là avaient une morale qui n’a rigoureusement rien à voir avec notre morale aujourd’hui. Toute cette droite était complètement dominée par une mystique de la souveraineté nationale. C’était sacré pour elle. C’est une droite qui est sortie décimée des tranchées de la Guerre de 14-18, qui s’est battue mètre par mètre pour sauvegarder la souveraineté sur le territoire natio­nal français.

Les hérauts de cette droite radicale préféraient que des policiers français aillent arrêter les familles Juives plutôt que ce soient les Allemands qui accomplissent cette tâche répugnante. Cette logique abjecte avait une cohérence dans le cerveau de ces droitistes invétérés. C’est pourquoi un homme comme mon grand-père, et une grande partie de ma famille, n’ont éprouvé aucune cupabilité. La France était alors en plein délire. Cette banalisation de ce que fut le régime de Vichy explique aussi la complaisance de François Mitterrand à l’égard de son proche ami René Bousquet, qui a occupé l’effroyable fonction de Secrétaire général de la Police dans le gouvernement de Pétain.

C.J.N.: Vous dites que vous voulez vous “purger de votre ADN”. Pourtant, vous n’êtes pas responsable des actes répréhensibles que votre grand-père aurait commis pendant la Guerre.

Alexandre Jardin: Vous avez raison, je ne suis pas personnellement responsable de ce que mon grand-père a fait durant la dernière Grande Guerre. Mais j’ai vécu comme une double honte le fait d’appartenir à une famille qui est incapable de reconnaître des réalités très laides.

C.J.N.: Vous comptez parmi vos très nombreux lecteurs beaucoup de jeunes. C’est particulièrement à ces derniers que votre livre s’adresse?

Alexandre Jardin: Oui. Je veux dire aux jeunes Français que maintenant on peut y aller, on peut regarder le réel, on peut entrer dans la modernité les yeux ouverts, en voyant d’où on vient. Il ne faut plus avoir peur de juger nos familles. Il me semble que la vitalité ne se reconquiert que par le biais d’un véritable effort de luci­di­té. Tant qu’on est dans un rapport faux avec le réel, c’est désastreux. J’ai tellement honte d’appartenir à ma famille. J’ai aussi honte de la piteuse réaction  à mon livre d’une partie de ma famille, étalée dans la presse, qui continue à assumer pleinement ce délire qui consiste à faire croire que Vichy était le bouclier de la France. C’est un exutoire fallacieux et grotesque!

Non, le régime de Vichy n’était pas un bouclier qui a protégé les Français mais une machine d’État qui a pratiqué tous azimuts un antisémitisme d’État ignoble et participé sans re­chi­gner à la Solution finale diaboliquement planifiée par les nazis. Vichy fut une ignominie qui a concerné la totalité de la machine admi­ni­strative française. Les avocats, les juges, les enseignants, les fonctionnaires… Juifs ne pouvaient plus exercer leur métier, ils étaient virés. Aujourd’hui, pour brûler une synagogue il suffit d’une bande de détraqués antisémites. Mais pour mener un antisémitisme d’État, on a besoin de “gens bien” comme mon grand-père. L’idée d’appartenir à un clan qui considère, sans la moindre gêne, que finalement Vichy ce n’était pas si mal que ça me ré­pugne profondément. Je ne veux plus être associé à ces gens-là.

C.J.N.:  Vous attendiez-vous à ce que votre livre suscite des réactions aussi véhémentes?

Alexandre Jardin: Honnêtement, non. J’ai sous-estimé le fait que quand on soulève la question des fidélités familiales les gens deviennent fous. Tant qu’on faisait des procès à Touvier, à Papon ou à d’autres salopards qui, aux yeux d’une majorité de Français, incarnaient des figures du mal, ça ne dérangeait pas grand monde. Jusque-là, nos nobles familles françaises étaient épargnées. Mais dès qu’on rappelle que ces “gens très bien” ont été les complices d’un régime antisémite exécrable, on interpelle frontale­ment la société française. Ça, beaucoup de Français ne me le pardonneront jamais.


French author Alexandre Jardin denounces his grandfather’s role as a leader in the Vichy government during World War II.

Author

Support Our Mission: Make a Difference!

The Canadian Jewish News is now a Registered Journalism Organization (RJO) as defined by the Canada Revenue Agency. To help support the valuable work we’re doing, we’re asking for individual monthly donations of at least $10. In exchange, you’ll receive tax receipts, a thank-you gift of our quarterly magazine delivered to your door, and our gratitude for helping continue our mission. If you have any questions about the donating process, please write to [email protected].

Support the Media that Speaks to You

Jewish Canadians deserve more than social media rumours, adversarial action alerts, and reporting with biases that are often undisclosed. The Canadian Jewish News proudly offers independent national coverage on issues that matter, sparking conversations that bridge generations. 

It’s an outlet you can count on—but we’re also counting on you.

Please support Jewish journalism that’s creative, innovative, and dedicated to breaking new ground to serve your community, while building on media traditions of the past 65 years. As a Registered Journalism Organization, contributions of any size are eligible for a charitable tax receipt.