Le vent de révolte qui déferle depuis quelques semaines sur le monde arabo-musulman augure-t-il l’avènement de la démocratie dans des pays gouvernés depuis des décennies par des régimes dictatoriaux? La démocratie et l’Islam sont-ils compatibles? Ces révoltes des masses arabes auront-elles des répercussions positives ou délétères sur les Palestiniens…?
Trois spécialistes chevronnés du Moyen-Orient et du conflit israélo-palestinien, Julien Bauer, professeur de Science politique à l’Université du Québec à Montréal (U.Q.A.M.),Yehuda Lancry, ex-Ambassadeur d’Israël en France et à l’O.N.U. et ancien député du parti Likoud à la Knesset, et Sami Aoun, professeur de Science politique à l’Université de Sherbrooke et analyste de l’actualité politique moyen-orientale à la Télé et à la Radio de Radio-Canada, ont essayé de répondre à ces questions complexes dans le cadre d’une table ronde qui s’est tenue au Centre Segal des Arts de la Scène.
Organisé par la Communauté sépharade unifiée du Québec et la Fédération Sépharade du Canada, ce panel a été animé par Germain Belzile, professeur d’Économie à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal (H.E.C.).
Le terme de “soulèvement démocratique”, ressassé sans relâche depuis que les masses populaires tunisiennes et égyptiennes ont investi les rues de Tunis et du Caire, laisse dubitatif le politologue Julien Bauer.
“On ne cesse de nous répéter que le séisme qui vient de se produire en Tunisie et en Égypte est un soulèvement démocratique. Vous me permettrez de me tapoter le menton doucement! Je tiens à vous rappeler que l’Égypte n’a aucune tradition démocratique, insista-t-il. Ce n’est pas un reproche, c’est une constatation. Il n’y a jamais eu de démocratie en Égypte, un pays où la moitié de la population vit avec un revenu de 2$ par jour. Parler de démocratie, d’élections libres, de représentation politique… dans un pays où les gens crèvent de faim, ça me paraît un peu artificiel. Il est fort probable qu’à l’heure actuelle les Égyptiens ont une autre priorité que la Constitution nationale.”
D’après Julien Bauer, la démocratie est le produit d’un “long et ardu processus politique, social et historique” qui ne peut être implémenté en l’espace de quelques mois dans des sociétés qui ont longtemps vécu sous le joug de dictatures implacables.
“Au Proche-Orient, la démocratie a toujours été importée par des puissances occupantes. Aujourd’hui, les deux seuls pays arabes du Moyen-Orient où il y a non pas un processus parlementaire du style britannique, n’exagérons pas!, mais un minimum de démocratie sont les Territoires palestiniens, gouvernés par l’Autorité Palestinienne, et l’Irak. Après 62 ans de voisinage, les Palestiniens ont fini par être séduits et influencés par le système politique démocratique en vigueur en Israël, dont ils se sont familiarisés au fil du temps avec les rouages de fonctionnement. En Irak, la démocratie a été amenée à la pointe des baïonnettes des soldats étrangers. Il semblerait que la démocratie est en train de faire des émules dans ces deux contrées, y compris dans les milieux religieux. En Irak, le principal Ayatollah, c’est-à-dire leader religieux chiite, ne cesse d’employer dans ses prêches en arabe le mot “démocratie”. Qu’un leader religieux formé avec des Ayatollah iraniens utilise sans ambages en arabe le mot “démocratie”, c’est quand même incroyable!”
Pour l’Ambassadeur Yehuda Lancry, le fait que dans monde arabo-musulman “les antécédents ne soient pas très brillants en matière de tentative de démocratisation”, à part quelques rares exceptions, dont l’Irak et la Palestine, nous incite à “adopter une attitude sinon pessimiste du moins réaliste”. Cependant, s’empressa-t-il d’ajouter, “il ne faudrait surtout pas sous-estimer la portée et l’onde de choc des révolutions en cours en Égypte et dans d’autres pays arabes”.
“Certains passages à la démocratie, il faut le dire et le reconnaître, s’enfantent dans la douleur, les affres et les vicissitudes. À cet égard, on retiendra le commentaire avisé du Président français, feu François Mitterrand, au lendemain de l’effondrement du monde communiste, sur le passage laborieux, souvent agité, des jeunes démocraties de l’Europe de l’Est du communisme au libéralisme: “On ne passe pas, disait Mitterrand, d’un ancien ordre à un nouvel ordre sans que, inhérent à ce passage, il n’y ait quelques désordres”. Cet aphorisme, on ne peut plus vrai, s’applique aussi bien aux Israéliens et aux Palestiniens qu’aux peuples arabes qui viennent de se révolter pour reprendre leur destinée en main.”
La révolution égyptienne favorisera-t-elle l’instauration d’un système politique démocratique?
“Tout laisse croire que l’Égypte post-Moubarak s’achemine peut-être vers un modèle similaire a celui de la Turquie. Ce passage d’une dictature, qui a perduré plus de soixante ans, au libéralisme et à la démocratie sera un processus évolutif. On peut mettre un bémol à l’optimisme qui prédomine actuellement, mais il ne faut pas minimiser des processus sociaux actuellement à l’oeuvre dans plusieurs pays arabo-musulmans. Les adeptes d’Internet, de Twitter, de Facebook… dans ces pays en pleine Révolution sont les hérauts d’une intériorisation des valeurs occidentales. Il faut espérer que dans ce glissement vers la démocratie, qui ne se fera pas facilement, les forces conservatrices et les rouages parasites, qui ont entravé l’avancement des libertés et des droits humains, seront fragilisés le plus rapidement possible. Comme le disait François Mitterrand, “il faut donner du temps au temps” et laisser sa chance a ces Révolutions qui me semblent être porteuses d’un avenir meilleur.”
Tout en reconnaissant que “la démocratie n’a pas un terreau hospitalier dans la culture arabo-musulmane”, le politologue d’origine libanaise Sami Aoun nous exhorte à éviter les “conclusions réductrices et trop hâtives”.
“Il y a des changements en profondeur qui sont en train de s’opérer dans plusieurs pays arabo-musulmans. Le cas de la Tunisie est fort révélateur. Dans ce pays du Maghreb il y a eu une baisse de l’endogamie, des changements majeurs dans les structures familiales… La laïcisation de la culture durant l’ère Ben Ali a été bénéfique pour le peuple tunisien.”
Dans les pays arabo-musulmans, les islamistes ne forment pas un “bloc monolithique”, rappela Sami Aoun.
“Les islamistes, qui sont de plus en plus représentatifs dans les régimes qui imposent de façon autoritaire une certaine laïcité ou dans les démocraties importées de l’Occident, n’exècrent pas systématiquement les systèmes politiques démocratiques. Par exemple, en Égypte, la Confrérie des Frères musulmans, issue du sunnisme, la branche dominante dans l’Islam et majoritaire en Égypte, rejette tout pouvoir clérical comme celui qu’exercent les chiites en Iran. Cependant, 90% de la population égyptienne pratique avec ferveur l’Islam et est très attachée aux valeurs religieuses et morales véhiculées par cette religion. Aucun gouvernement égyptien ne pourra faire fi de l’Islam, qui est la source principale de la législation égyptienne. Le grand défi auquel les Égyptiens sont confrontés aujourd’hui est de forger une symbiose harmonieuse entre la pratique de l’Islam et le respect des minorités vivant dans le pays, tout en favorisant l’émergence des conditions nécessaires pour instaurer un État de droit.”
In a program organized by the Sephardi community, a panel of experts on the Middle East recently discussed the possibilities for democracy in the Muslim-Arab world following the recent uprisings.