L’Égypte s’est vidée de ses Juifs, une des composantes de la société égyptienne, rappelle en entrevue l’écrivain franco-égyptien Robert Solé.
Dans son nouveau roman, Les Méandres du Nil (Éditions du Seuil, 2019), Robert Solé relate avec brio l’épopée majestueuse et haletante, dans les années 1830, d’une poignée d’hommes opiniâtres chargés de transporter à Paris l’obélisque de Louqsor offert à Charles X par Méhémet-Ali, vice-roi d’Égypte et fondateur de l’Égypte moderne. Une prouesse technique inouïe.
Dans cette saga épique et passionnante, Robert Solé nous entraîne au milieu des brouhahas de l’Histoire et évoque un épisode méconnu relatif à l’Égypte du début du XIXe siècle: le rôle fondamental joué par le mouvement des saint-simoniens, prophètes d’un monde nouveau en quête d’une femme messie qui caressaient l’ambitieux projet de percer l’isthme de Suez. La pensée de ce mouvement intellectuel est basée sur la foi dans le progrès et la certitude que c’est dans la grande industrie que réside la condition du bonheur, de la liberté et de l’émancipation.
Né au Caire dans une famille de confession chrétienne, Robert Solé a été le directeur de la rédaction du grand quotidien français Le Monde. Il est l’auteur de plusieurs romans consacrés à l’Égypte qui ont connu un grand succès, dont Le Tarbouche (Éditions du Seuil, 1992), La Mamelouka (Éditions du Seuil, 1996) et Une soirée au Caire (Éditions du Seuil, 2010). Il a aussi signé une biographie remarquée du président égyptien, feu Anouar el-Sadate (Éditions Perrin, 2013), et un remarquable Dictionnaire amoureux de l’Égypte (Éditions Plon, 2001).
Pourquoi l’Égypte vous fascine à tel point que vous lui avez consacré toute votre œuvre littéraire ?
À toutes les raisons qui font que ce pays attire et fascine beaucoup de gens (des vestiges exceptionnels, un cadre magnifique, les hiéroglyphes, les momies, le caractère chaleureux de ses habitants…) s’ajoute le fait que je suis né en Égypte et que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. J’ai eu la chance de passer mon enfance et mon adolescence à Héliopolis, une ville-jardin admirable, au milieu d’une population cosmopolite. Je ne me lasse pas de découvrir et d’étudier ce pays qui a beaucoup changé en 60 ans, ne serait-ce que parce que sa population a quintuplé. Mais, plus je l’étudie, plus je me rends compte de tout ce que je ne connais pas.
Les Méandres du Nil est un grand roman historique. Alexandre Dumas reconnaissait violenter l’Histoire, mais pour lui faire de beaux enfants. Or, l’écrivain qui relate un récit historique sous la forme romanesque ne doit-il pas être très rigoureux, essayer toujours de faire en sorte que la trame historique soit irréprochable.
Il n’y a pas de règle pour écrire un roman. Personnellement, je suis marqué par mon expérience de journaliste et d’auteur d’essais historiques. Je ne sais pas tricher avec les dates ou les événements. Tous les faits historiques que j’aborde dans ce livre sont relatés de la manière la plus exacte et la plus précise possible. Mon imagination ne s’exerce qu’à partir d’une base solide.
Pourquoi un épisode charnière de l’histoire féconde, mais souvent tumultueuse, des relations franco-égyptiennes, le transport à Paris de l’obélisque de Louqsor dans les années 1800, vous a-t-il intéressé particulièrement, au point d’en faire la trame de ce roman ?
Je me suis intéressé à deux prouesses techniques: celle qui a consisté à envoyer un navire spécial et 120 hommes pour abattre sans le briser un monolithe de 220 tonnes, lui faire traverser les mers puis l’ériger en plein Paris; et celle, encore plus remarquable, qui avait permis de réaliser un tel monument il y a 33 siècles. Ce roman aborde également une autre aventure, peu connue: celle des saints-simoniens en Égypte. À ces deux aventures — celle de l’obélisque et celle des saints-simoniens, survenues en même temps au début des années 1830 — j’ai ajouté une histoire d’amour qui a la particularité de se développer à travers un échange de lettres. Ce courrier permet à deux jeunes gens qui se sont à peine rencontrés à Paris de se connaître et de partager leurs expériences égyptiennes.
Justin Le Guillou, le héros de votre roman, se fera passer pour un ingénieur afin d’exaucer sa passion dévorante pour l’Égypte. Ce personnage a-t-il réellement existé ou est-il le fruit de votre imagination ?
Justin et Clarisse sont des personnages fictifs, contrairement à l’ingénieur Lebas, au commandant Verninac ou à Prosper Enfantin. J’avais déjà publié il y a une quinzaine d’années le récit du grand voyage de l’obélisque de Louqsor. J’ai pu mesurer que la fiction permettait d’aller beaucoup plus loin, en abordant les sentiments des personnages. À travers un roman, je cherche à distraire et à amuser mon lecteur, également à lui apprendre des choses et à le faire réfléchir, mais surtout à l’émouvoir, le toucher.
En 2011, le “printemps arabe” avait suscité de grands espoirs. Avez-vous cru aussi à l’avènement d’une ère plus prometteuse pour le peuple égyptien et les autres peuples arabes ?
Dans l’enthousiasme général, tout le monde s’est imaginé qu’il suffisait de renverser un pouvoir autoritaire pour faire naître une démocratie. Celle-ci exige une éducation et du temps. Or, tout avait été fait pour qu’il n’y ait, face à face, que l’armée et les islamistes.
Vous avez grandi, dans les années 50 et 60, dans une Égypte très multiculturelle où différentes communautés cohabitaient: Musulmans, Coptes, Juifs, Arméniens, Grecs, Français… Ce monde cosmopolite a complètement disparu. Y a-t-il encore aujourd’hui des Égyptiens nostalgiques de cette époque ?
Ce monde n’a pas complètement disparu, même s’il a perdu entièrement l’une de ses composantes, les Juifs d’Égypte. Un petit nombre se souvient de cette époque et éprouve de la nostalgie, mais la plupart des Égyptiens ignorent même qu’il a existé. Il y a beaucoup de choses, malheureusement, qu’on n’enseigne pas aux jeunes Égyptiens — ou qu’on leur enseigne mal – à l’école.
Quel regard portez-vous sur la communauté juive d’Égypte, dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques centaines de membres ?
Sa place était en Égypte, pas ailleurs. Son départ a affaibli le pays, et celui-ci ne s’en rend pas forcément compte. Ce n’est pas un hasard si les Juifs sont très présents dans deux de mes romans, Le Tarbouche et Hôtel Mahrajane.
Aujourd’hui, en dépit de la coopération étroite, notamment en matière de lutte contre le terrorisme, instaurée entre le président Abdel Fattah al-Sissi et le gouvernement israélien, le traité de paix israélo-égyptien, conclu en 1979, n’est-il pas sérieusement remis en cause par une majorité d’Égyptiens ?
Le traité de paix a été parfaitement respecté de part et d’autre depuis sa signature, malgré tout ce qui s’est passé en Égypte depuis 1979. Aujourd’hui, les relations entre les autorités des deux pays sont très discrètes, mais excellentes, pour combattre notamment le djihadisme armé dans le nord du Sinaï. Mais il est vrai que le peuple égyptien, très déçu par l’attitude d’Israël à l’égard des Palestiniens, considère globalement les Israéliens comme des adversaires.