‘Au Québec, l’antisémitisme est un sujet tabou’

Yolande Cohen
Yolande Cohen

“Au Québec, l’antisémitisme est un sujet tabou. Personne n’ose utiliser le terme “antisémitisme”. On préfère parler de xénophobie et de racisme”, estime l’historienne Yolande Cohen.

Cette euphémisation se retrouve aussi dans des réflexions théoriques, poursuit-elle.

Par exemple, il y a actuellement une théorie féministe importante, très en vogue aussi au Québec, appelée l’“intersectionnalité”, qui étudie les formes de domination et de discrimination que les femmes subissent non pas séparément, mais en partant du principe que le racisme, le sexisme et l’homophobie, ou les rapports de domination entre les diverses catégories sociales, ne peuvent pas être expliqués s’ils sont étudiés distinctement.

L’aspect cardinal de la théorie de l’intersectionnalité, c’est qu’elle croise simultanément la question de l’appartenance à une race, qui s’applique essentiellement aux gens de couleur et aux minorités visibles, et la discrimination sexuelle, explique Yolande Cohen.

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“Or, dans les études consacrées à la théorie de l’intersectionnalité, la question de l’antisémitisme est totalement ignorée. C’est comme si les Juifs n’étaient pas une minorité religieuse opprimée, mais une religion dominante.”

Professeure titulaire au Département d’Histoire de l’Université du Québec à Montréal (U.Q.A.M.), Yolande Cohen a été élue en 2012 présidente de l’Académie des Arts, des Lettres et des Sciences humaines de la Société royale du Canada.

Yolande Cohen a été une pionnière dans l’Histoire des jeunes, l’Histoire des femmes et l’Histoire des Juifs maghrébins. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages et travaux universitaires remarqués sur ces thématiques.

Yolande Cohen a été la titulaire de la Chaire d’études du Québec contemporain à l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle. En 2011, le gouvernement français lui a octroyé le prestigieux grade de Chevalier de l’Ordre national de la Légion d’honneur.

Selon Yolande Cohen, le “problème de l’oubli de la question de l’antisémitisme est très patent au Québec”.

C’est-à-dire qu’à l’instar de la question de l’égalité hommes-femmes, que beaucoup de Québécois croient réglée, on pense aussi que la question de l’antisémitisme a été définitivement résolue, avec les Chartes des droits et libertés.

“Mais, malheureusement, il y a toujours dans la société québécoise du début du XXIe siècle des manifestations d’antisémitisme très ostensibles”, dit-elle.

Pour preuve: la mairesse d’Outremont, Marie Cinq-Mars, veut limiter les zones de développement des synagogues des Juifs hassidim dans sa ville parce qu’elle trouve que la présence de ces lieux de culte juifs empêche l’essor des commerces, la circulation des résidents…

“Ne nous leurrons pas! Ce qui se passe actuellement à Outremont est une manifestation très explicite d’antisémitisme. Bon nombre de Québécois pensent qu’il n’y a pas d’antisémitisme au Québec parce qu’il n’y a jamais eu de pogroms, ni d’agressions violentes contre des membres de la communauté juive.  Mais force est de rappeler qu’un certain nationalisme souverainiste québécois a permis la résurgence de diverses formes de xénophobie, dont l’antisémitisme.”

Cet automne, la Faculté des sciences humaines de l’UQAM a offert pour la première fois à des étudiants de deuxième cycle un séminaire d’études sur la socio-histoire du judaïsme et de l’antisémitisme à l’époque contemporaine.

Ce séminaire universitaire a été conçu et animé par Guillaume Dufour, professeur au département de sociologie de l’UQAM, et Yolande Cohen.

Une quinzaine d’étudiants gradués de toutes origines ont suivi ce séminaire.

Deux cas en particulier ont été étudiés: la situation sociale et politique des Juifs en Allemagne, depuis l’Allemagne de Weimar jusqu’à l’Allemagne fédérale réunifiée d’aujourd’hui, et la question des Juifs maghrébins et de leur migration au Québec.

“Ce séminaire a aussi permis une réflexion approfondie et très ouverte sur le nationalisme québécois en analysant particulièrement la manière dont celui-ci, notamment le nationalisme civique qui s’est développé au Québec au cours des quarante dernières années, a essayé d’intégrer les communautés ethno-religieuses”, précise-t-elle.

Yolande Cohen considère que ce type de séminaire est nécessaire, surtout à une époque où toutes les formes de xénophobie et de racisme prolifèrent tous azimuts sur la toile et dans les réseaux sociaux.

D’après Yolande Cohen, la version ethnique du nationalisme québécois constitue indéniablement une “importante entrave” à l’intégration des minorités.

“Je ne dis pas que cette forme de nationalisme est l’unique responsable du phénomène de repli communautaire qui sévit aujourd’hui au Québec. Dans la communauté juive québécoise, le phénomène du retour du religieux a accentué le phénomène du communautarisme. Mais on ne peut pas non plus blâmer seulement les communautés ethno-religieuses. S’il y a des replis communautaires, ce n’est pas uniquement à cause des communautés ethno-religieuses ou du multiculturalisme. La responsabilité d’un nationalisme ethnique québécois dans ce processus néfaste de repli communautaire ne peut pas être éludée.”

Ce repli est d’ailleurs relativement nouveau, puisque d’après les résultats d’une enquête réalisée pour le compte de la Synagogue Spanish & Portuguese -cette étude quantitative peut être consultée dans les archives de cette institution cultuelle juive-, dans le cas des Juifs marocains, arrivés au Québec dans les années 60 et 70, 40% des jeunes de cette communauté ont épousé des Québécoises catholiques qui se sont converties au judaïsme.

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“Ces Sépharades francophones, qui ont fait le choix de la langue française, de l’école française et de la francophonie, voulaient absolument s’intégrer à la société québécoise”, rappelle-t-elle.

Le virulent débat sur la Charte des valeurs québécoises, proposée par le gouvernement péquiste de Pauline Marois, a grandement contribué à exacerber les rhétoriques stigmatisantes contre les Musulmans, les Juifs et les immigrants, constate Yolande Cohen.   

La Charte des valeurs n’a pas été adoptée parce que le vote francophone était divisé, explique-t-elle.

“Un bon nombre de francophones considéraient qu’en adoptant cette Charte des valeurs, les Catholiques en tant qu’entité patrimoniale générique allaient perdre autant que ce qu’ils allaient gagner parce qu’à toute fin pratique une laïcité d’État voudrait dire que les écoles privées -les écoles catholiques sont les plus importantes et les plus nombreuses- allaient perdre leur financement à plus ou moins court terme, même si le Parti Québécois leur avait garanti que ce scénario ne se concrétiserait jamais. L’inquiétude du clergé catholique était très forte. L’attaque contre les valeurs patrimoniales du catholicisme était patente dans cette Charte des valeurs. Les religions se sentaient toutes attaquées, aussi bien les religions minoritaires que la religion majoritaire catholique.”