1945. La découverte des Camps de la mort nazis

In an interview from Paris, French author and historian Annette Wieviorka talks about her biography of World War II reporters Meyer Levin and Eric Schwab, who were among the first to see a Nazi concentration camp

Le 5 avril 1945, dans le Land de Thuringe, alors que le IIIe Reich hitlérien, assailli sans relâche par les troupes Alliées et de l’Armée rouge soviétique, se bat désespérément dans ses derniers retranchements, deux journalistes très aventureux, Meyer Levin et Eric Schwab, s’écartent de la division militaire américaine à laquelle ils sont rattachés pour sillonner dans leur Jeep des terroirs dévastés. Ils déboucheront par hasard sur le camp de concentration nazi d’Ohrdruf, près de la ville allemande de Gotha.

Meyer Levin et Eric Schwab découvrent horrifiés un univers ténébreux peuplé de cadavres vivants: des squelettes au crâne rasé et aux yeux fiévreux enfoncés dans les orbites.

“Nous savions. Le monde en avait entendu parler. Mais jusqu’à présent aucun d’entre nous n’avait vu. C’est comme si nous avions enfin pénétré à l’intérieur même des replis de ce cœur maléfique”, écrira Meyer Levin dans le premier des nombreux reportages qu’il consacrera à la découverte des camps nazis.

Meyer Levin, 40 ans, originaire de Chicago, est le correspondant de la Jewish Telegraphic Agency, la principale agence de presse juive.

Eric Schwab, 35 ans, Juif franco-allemand, est photographe de la toute nouvelle Agence France Presse (AFP).

“Meyer Levin et Eric Schwab ont été les premiers journalistes à découvrir dans le camp d’Ohrdruf des morts-vivants en uniformes rayés, des milliers de cadavres empilés et l’odeur pestilentielle des charniers. C’est dans ce lieu de sinistre mémoire que le 12 avril 1945, les généraux américains Eisenhower, Bradley et Patton prendront conscience pour la première fois de l’ampleur de cette hécatombe humaine indicible. La découverte du camp d’Ohrdruf est l’objet de ce que l’on n’appelle pas encore une médiatisation intense. Cette opération médiatique sera fondatrice d’une image unifiée des camps nazis: tous identiques, tous lieux de mort de masse pour l’ensemble des internés, tous lieux de torture où s’exerçait le sadisme des nazis. Ce qui n’est pas faux, bien sûr. Mais cette image unifiée des camps gomme les différences entre les camps et les internés eux-mêmes”, explique l’historienne Annette Wieviorka en entrevue depuis Paris.

Spécialiste mondialement reconnue de la mémoire de la Shoah, sujet auquel elle a consacré de nombreux livres, Annette Wieviorka, qui est directrice de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique de France (CNRS), a retracé le périple insolite des reporters de guerre Meyer Levin et Eric Schwab dans un livre biographique remarquable, 1945. La Découverte (Éditions du Seuil).

Eric Schwab et Meyer Levin étaient tous deux obsédés par le sort très funeste réservé aux Juifs d’Europe, apprend-on à la lecture du livre d’Annette Wieviorka.

Eric Schwab recherche désespérément sa mère, une Juive berlinoise de 60 ans, séparée de son père, un Français de Nancy, qui a été déportée. Il passera des journées entières à la chercher de camp en camp. Il finira par la retrouver.

Meyer Levin est profondément bouleversé par l’extermination des communautés juives européennes par les nazis. Il collige les noms des disparus, qu’il écrit sur sa Jeep. Il veut absolument témoigner de la “destruction des Juifs d’Europe” -expression forgée par le grand historien américain Raul Hilberg-.

“En 1945, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’extermination de six millions de Juifs européens est un sujet qui n’intéresse pas grand monde. Les images et les récits de Schwab et de Levin évoquent pour la première fois avec force l’horreur nazie. La prise de conscience globale de cette effroyable catastrophe que fut la Shoah, qui décima un tiers du peuple juif, n’émergera que dans les années soixante avec le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem”, rappelle Annette Wieviorka.

Dans son livre très éclairant, Annette Wieviorka analyse avec brio le système concentrationnaire nazi et les répercussions mémorielles de la médiatisation de la libération des camps. L’historienne confronte les mémoires d’hier et d’aujourd’hui.

À la fin de la guerre, le sort particulier réservé aux déportés Juifs se confond avec celui des autres déportés, souligne Annette Wieviorka.

Photo du camp de Leipzig-Thekla, où des centaines de prisonniers travaillant dans une usine d’avions ont été enfermés et brûlés vifs par les SS le 19 avril 1945, veille de l’arrivée des troupes américaines, prise par Eric Schwab AFP/ERIC SCHWAB PHOTO
Photo du camp de Leipzig-Thekla, où des centaines de prisonniers travaillant dans une usine d’avions ont été enfermés et brûlés vifs par les SS le 19 avril 1945, veille de l’arrivée des troupes américaines, prise par Eric Schwab AFP/ERIC SCHWAB PHOTO

Les images choquantes des camps de la mort nazis et les récits très poignants relatés par les survivants de ceux-ci ont contribué à gommer les différences sociales qui existaient dans les camps.

“Germaine Tillion, résistante française internée au camp de Ravensbrück, disait que les différences sociales dans un camp de concentration nazi étaient l’équivalent de celles qui séparent la reine d’Angleterre du vagabond le plus misérable. Si on gomme ces différences sociales, on ne peut pas comprendre comment fonctionnait le système concentrationnaire nazi. Il existait à l’intérieur des camps une hiérarchie parallèle à la hiérarchie allemande, qui permettait à certaines catégories de déportés -droit commun, politiques- d’occuper des postes de responsabilité. Des fonctions qui assuraient à ces derniers une vie moins dure”, explique Annette Wieviorka.

Jusqu’en 1961, année du procès Eichmann, on ne faisait aucune distinction entre les “déportés raciaux”, les Juifs, et les déportés politiques ou de droit commun, rappelle Annette Wieviorka.

“Cette distinction est capitale. Cependant, mis à part quelques déportés politiques, comme l’écrivain espagnol Jorge Semprun, interné à Buchenwald, qui a toujours établi cette distinction, on a l’impression qu’on s’est arrangé pour que le grand public n’ait jamais connaissance de la différence majeure qui existait entre les déportés Juifs et les autres déportés. La médiatisation de la libération des camps a complètement effacé cette différence fondamentale.”

Le Centre Commémoratif de l’Holocauste de Montréal présente jusqu’au 24 novembre une Exposition, intitulée “1945: La Découverte”, consacrée aux photographies de la libération des camps prises par le photographe Eric Schwab.

La photo prise par Eric Schwab d’un dysentérique mourant dans le camp de Buchenwald, au visage émacié et se traînant vers son écuelle, est devenue emblématique de la libération des camps nazis.

Cette Exposition rassemblant 16 photographies qui témoignent de la spécificité des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale a été réalisée par le Centre Commémoratif de l’Holocauste de Montréal en partenariat avec l’Agence France Presse (AFP) dans le cadre de la Série éducative sur l’Holocauste qui souligne cette année les 70 ans de la libération des camps nazis et explore ce thème à travers le prisme des médias.


In an interview from Paris, French author and historian Annette Wieviorka talks about her biography of World War II reporters Meyer Levin and Eric Schwab, who were among the first to see a Nazi concentration camp. Schwab’s camp photos are currently on display in Montreal.

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