Identité, filiation, Mémoire et spoliation

Avec le troisième volet de son triptyque, La Restitution, l’écrivain  Hadrien Laroche a bâti l’une des oeuvres littéraires les plus originales de la littérature française contemporaine.

Hadrien Laroche

Avec le troisième volet de son triptyque, La Restitution, l’écrivain  Hadrien Laroche a bâti l’une des oeuvres littéraires les plus originales de la littérature française contemporaine.

Hadrien Laroche

La Restitution est un roman puissant et très captivant, magnifiquement écrit, ayant comme trame principale la spoliation éco­no­mique des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les thèmes de l’identité, la filiation, la Mémoire meurtrie et la transmission occupent une place prépondé­rante dans ce roman.

Venu à Vilnius, Lituanie, pour assister à une conférence sur la spoliation des oeuvres d’Art pendant la Seconde Guerre mondiale, Henry Berg séjourne dans une modeste pension, appelée Mona Lisa, dont les propriétaires organisent en sous-main un trafic d’enfants abandonnés ou kidnappés qui, en attendant leur placement, transitent dans cet établissement. Henry Berg se lie à la jeune réceptionniste de cette pension, Laetitia, elle-même sans papiers et à la merci des truands. Laetitia s’occupe de ces orphelins et conserve méthodiquement une trace de leur passage. En marge de la conférence, Henry Berg retrouve son ami Herbert Morgenstern, qui consacre sa vie à tenter d’accepter le drame vécu par son propre père lors de la Shoah: musicien émérite, celui-ci fut, après son internement, contraint de participer à l’organisation méthodique de la spoliation des biens artistiques des familles juives, triés et entreposés entre le Quai de la Gare d’Austerlitz et le Musée d’Art moderne de Paris, avant d’être expédiés à l’étranger. La vie des objets et des enfants orphelins fait écho à celle d’Henry Berg comme au destin de son propre père, fils d’une grande famille de banquiers qui l’a brutalement écarté et rejeté. Ces événements invitent le fils à relire son histoire pour sortir enfin d’une servitude imaginaire dont il ignorait jusqu’alors les ressorts…

Né à Paris, en 1963, Hadrien Laroche est diplômé de l’École Normale Supé­rieure. Il est l’auteur de deux essais, dont Le dernier Genet (Éditions du Seuil), qui en 1997 a été nominé pour le Prix Fémina du meilleur essai, et de trois romans, qui constituent un triptyque: Les Orphelins (Éditions Allia, 2005), Les Hérétiques (Éditions Flammarion, 2006) et La Restitution (Éditions Flammarion, 2010).

Ancien conseiller culturel à l’Ambassade de France en Israël, Hadrien Laroche est actuellement chargé de Mission à Vancouver pour le Ministère français des Affaires étrangères.

Ce brillant écrivain nous a accordé une entrevue lors de son dernier passage à Montréal, où il a participé au Festival littéraire international Metropolis Bleu.

Canadian Jewish News: La morphologie de votre roman “La Restitution” est assez atypique. Par le biais de trois histoires que vous relatez parallèlement -la quête d’un supposé père par son supposé fils; le phénomène de la spo­lia­tion éco­no­mique des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale; et une réalité sociale contemporaine et très sinistre: le trafic d’enfants- vous explo­rez trois facettes de la spo­lia­tion: la spo­lia­tion spirituelle d’un fils que l’on a dupé; la spo­lia­tion historique -celle des Juifs dont on a spolié les biens et avoirs- et la spoliation éco­no­mique -le trafic et le marchandage de jeunes enfants. Pourquoi avez-vous choisi cette structure romanesque?

Hadrien Laroche: Il me semble que je ne suis pas le mieux placé pour parler de la morphologie de mes livres. Une personne m’a dit un jour que mes livres lui faisaient penser à Jules Verne: on y entre dans des mondes nouveaux, on explore des contrées fantastiques, on est plongé dans un univers étrange, Vingt mille lieux sous les mers, Voyage au centre de la Terre… J’aime beaucoup cette idée. J’ai le sentiment que mon univers aux yeux des lecteurs peut paraître étrange: on y trouve des humains, des animaux, des objets ina­ni­més, des faits historiques et des faits imaginaires. Dans cet univers tout se répand de manière presque obsessionnelle, maniaque, déraisonnable. Il y a une logique qui est presque inquiétante.

Le grand écrivain et poète français Raymond Roussel disait: “On ne comprend rien et la logique est implacable, elle est celle des mots. Le petit et le grand. Les mots et le vaste monde”. Le monde du romancier est le fruit de ses mots et de sa vision du monde. Est-ce qu’un écrivain choisit sa structure romanesque? Oui. Ulysse reprend divers épisodes de L’Odyssée. Flaubert écrivait des scénarios. Je trouve aussi très intéressant les écrivains qui s’imposent des contraintes, Georges Perec par exemple.

Qu’en est-il pour ma façon de faire? Je ne sais pas. La morphologie est un terme que j’aime bien. Fondamentalement, comme je le dis parfois, j’ai le sentiment que mes livres proviennent de mon cerveau. C’est la plasticité propre de mon cerveau qui formate celle de mes livres. Je bascule le contenu de mon crâne sur la page. Il s’échappe de mon crâne des billes multicolores, elles roulent sur la table et je dois alors avec mes mains les rassembler. Je dois ensuite classer ces billes par couleurs, dessins harmonieux, selon une certaine beauté.

Pour La Restitution, le premier noyau a été une question: “Puis-je dire que j’ai été spolié à la façon dont les Juifs ont été spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale?” Cette question engageait une série de points tels que la spoliation, l’argent, la dette, la Mémoire, la guerre… À partir de là, j’ai travaillé sur la question des spoliations pendant la guerre (beaucoup de lectures), mais aussi sur celle de la servitude pour dettes, des objets spoliés, puis des enfants cachés, volés, objets de trafic, donc finalement les enfants objets ou l’enfant comme objet. J’ai regardé la spoliation sous un angle historique (celle des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale), sous un angle éco­no­mique (la servitude pour dettes) et sous un angle imaginaire (la spoliation spirituelle, mentale, dont souffre le héros du livre). Est-ce que cette façon de voir les choses implique une structure pour ce livre? Oui, d’une certaine manière. A partir de là, mon travail est avant tout un travail de composition: mettre en place un espace de résonances, d’échos, de jeux.

C.J.N.: Peut-on réellement établir un parallèle entre la spoliation historique dont les Juifs furent victimes pendant la dernière Grande Guerre, la spoliation “spirituelle”, dont le personnage principal de votre roman est victime, et la spoliation éco­no­mique que subissent dans votre récit des jeunes enfants. Est-ce une métaphore que vous utilisez pour explorer diverses fa­cettes du phénomène délétère de la spoliation?

Hadrien Laroche: Est-ce que je fais ce parallèle? À aucun moment me semble-t-il. Voilà précisément ce que je nomme les juxtapositions qui donnent à penser. Il y a certainement un parallèle, mais non dit, entre les objets du camp d’Austerlitz et les enfants de la pension Mona Lisa. Il existe plus d’un chemin pour relier ces divers objets, objets de trafic, et finalement relier le narrateur, ou le père du narrateur, à ces objets et ces enfants. C’est même ce qui me paraît être le coeur de ce livre. Mais je peux me tromper. Il y a une description pré­cise et historique des camps où ont été déposés les objets volés aux Juifs (Austerlitz, Lévithan, Bassano), à lire en regard de la description également précise de la pension Mona Lisa, qui est la plaque tournante d’un trafic d’enfants et où les orphelins qui ont été vendus le plus souvent par leur parents aux trafiquants attendent d’être revendus, ou loués, à des parents d’occasion. Dans cette attente, ils jouent, ils apprennent à lire et à écrire. Le père du narrateur a été un enfant caché, mais d’une espèce particulière car à la différence des enfants Juifs cachés pendant la guerre parce qu’ils étaient Juifs, qui le savaient et que leurs parents voulaient ainsi protéger, celui-là a été plutôt éloigné et même remisé, sans savoir qu’il était Juif, et donc au courant du double danger qu’il encourait: ignorer pourquoi il avait été caché et qu’il était Juif.

Par ailleurs, en effet, et par bien des aspects qui n’ont pas été vus ou presque, mon livre est hérétique. Dans le cadre de cette fiction, un Juif, dont la banque des parents a été spoliée pendant la guerre, récupère l’héritage avant de spolier volontairement les siens, de li­qui­der ses biens et d’effacer sa signature. Son fils, un non-Juif de la deuxième génération après la guerre, qui, en apparence, n’a été ni déporté, ni torturé, ni gazé, peut affirmer et même démontrer son statut de survivant. Enfin, ce livre, qui a pour objet la restitution, historique au premier chef, mais aussi économique et spirituelle, a pour leçon: “Au diable mon parapluie !” -Henry Berg perd son parapluie, un symbole-clé de ce roman-. Ce qui signifie: pas de restitution. Pour une oreille sensible, c’est beaucoup!

C.J.N.: À la lecture de votre roman, on comprend que vous êtes opposé à l’idée de “restitution”. Selon vous, restituer le ou les biens volés à une personne victime de spoliation est un acte plutôt chimérique. Votre point de vue, assez tranché, sur cette question a-t-il offusqué des héritiers de familles juives spoliées pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui réclament aujourd’hui qu’on leur restitue les biens volés à leurs parents durant l’ère nazie, notamment des oeuvres d’art, dont certaines sont aujourd’hui exposées dans des Musées français ou européens?

Hadrien Laroche: Je ne suis pas opposé à l’idée de restitution! Un lecteur m’a dit la chose autrement: que j’étais courageux ! D’abord, je ne parle pas au nom des victimes, ni au nom d’un Juste. J’essaye de parler en mon nom. L’objet de mon travail, c’est justement d’es­sayer de comprendre ce que signifie pouvoir parler en son nom propre et ce qu’est un nom propre, qui en l’occurrence est aussi un nom commun. Enfin, ce n’est pas toujours un choix. Je ne suis pas opposé à la restitution, je crois plutôt que mon personnage fait contre mauvaise fortune bon coeur.

On m’a raconté une chose intéressante lors de l’une des présentations de mon livre. Un homme m’a relaté comment son grand-père, Résistant, avait été emprisonné par les nazis dans le Sud de la France. La prison avait été bombardée par les Alliés. Tout le monde croyait le grand-père disparu. Il s’était échappé. Il était vivant et ne pouvait le dire aux siens. Il est revenu dans la maison après deux ou trois mois, à la Libération. Et ça été un choc. Une sorte de restitution rétrospective, violente, forcée, forcenée, m’a raconté cet homme. Une restitution à l’envers. Le mort est vivant. C’est la seule facette de la restitution que je n’ai pas abordée dans mon livre, et pourtant c’est la facette la plus proche de l’histoire de mon personnage. Dans le cas de cet homme, le grand-père a été bien accueilli, son retour était souhaité sinon attendu, mais la mère, encore des années après, parlait à son fils du choc de voir revenir le père qu’elle croyait mort. Au narrateur de La Restitution on restitue un  vivant à la place d’un mort, on lui donne un père vivant alors qu’il croyait le sien mort. Et celui-là n’est pas le même que celui-ci. Le vivant n’est pas le mort, et en même temps le vivant prend la place du mort, tout en laissant le mort à sa place. C’est abyssal! Ce n’est pas sûr qu’il voulait être confronté à ce type de situation. Alors, devant ce vertige, le narrateur déclare: “Pas de restitution !”

C.J.N.: Que pensez-vous du Devoir de Mémoire?

Hadrien Laroche: Écrire est une activité absurde, proche de la folie qu’on enferme. J’en suis arrivé à penser que l’écrivain est un mémorialiste qui vise l’amnésie. L’écriture met au jour ce que précisément l’écrivain voudrait éloi­gner: enfance, blessure, souffrance. D’une main, l’écrivain se souvient, de l’autre, il cherche l’oubli.  Et en même temps je ne vois pas d’autres façons pour l’homme orphelin de se connaître. C’est un gouffre!

In an interview when he was in Montreal, French author Hadrien Laroche talks about his latest novel, La Restitution, the third volume of his tryptich.

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