On connaissait le Maurice Chalom universitaire, spécialiste chevronné des questions interculturelles et auteur de plusieurs essais d’analyse remarqués sur les stratégies d’intégration des immigrants, la prévention de la criminalité et les réformes des polices. Le Maurice Chalom auteur d’une première oeuvre de fiction très envôutante nous a pris de court.
Dans Va, Moshone, qui vient de paraître aux Éditions Leméac, ce fin scrutateur de l’âme révulsée des déracinés, qui manie la plume avec brio et s’exprime dans une langue juteuse et tonitruante, relate les pérégrinations insolites à Paris, Jérusalem et Montréal de Moshone l’immigré, le transplanté toujours en partance, qui sait que l’exil est sa patrie et qu’il restera toujours un étranger.
Va, Moshone est une réussite d’un rare bonheur. Pas tout à fait une autobiographie, pas tout à fait un récit romanesque, ce livre est plutôt une chronique de vie touchante, hilarante et très captivante qui enchante un temps perdu, et où l’auteur sait tout à la fois faire entendre sa propre voix, musique nostalgique, ironique, écriture en demi-sourire, et s’effacer derrière de formidables personnages.
Maurice Chalom convie aussi le lecteur à réfléchir sur la condition des apatrides déracinés en quête perpétuelle d’un eldorado sociétal qui s’évanouit dès qu’ils croient le palper. Tout en dotant son récit d’une bonne dose d’humour, parfois acide, et d’un sens aigu de la dérision.
Va, Moshone est une fresque poignante sur la condition humaine vulnérable des déracinés qui se révèle aussi intense en puissance expressive qu’en finesse d’analyse sociologique. Ce beau livre est aussi un hommage vivant et émouvant à un père disparu et un récit sur l’amitié et le souvenir. Un véritable tour de force littéraire.
Le 10 décembre, à 20h, Maurice Chalom participera à une causerie littéraire sur son livre Va, Moshone, organisée par le Centre Aleph d’Études juives contemporaines de la Communauté sépharade unifiée du Québec. Cet événement aura lieu au Centre Segal des Arts de la scène.
Canadian Jewish News: Comment est née l’idée d’écrire “Va, Moshone”?
Maurice Chalom: Il y a une vingtaine d’années, du vivant de ma grand-mère paternel, Sarah, j’avais lu un livre autobiographique d’Edgar Morin, Vidal et les Siens, qui m’avait beaucoup ému. Dans ce récit de vie passionnant, ce grand intellectuel français retrace l’itinéraire inouï de son père, Vidal Nahum, Juif natif de Salonique -cité portuaire de la Grèce- ayant établi ses pénates en France au début du XXème siècle. Mon grand-père paternel, Isaac, et son frère, David, ont quitté aussi très jeunes, au début des années 20, leur terroir natal d’Izmir, en Turquie, pour rebâtir une nouvelle vie à Paris. Une vie qui s’acheva d’une manière tragique dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau, où ces Judeos apatrides furent déportés en 1942 par les nazis, avec la collaboration zélée des autorités françaises, après un court transit au sinistre camp de Drancy.
Je me suis dit alors que je me devais de colliger les récits oraux de mon père et des membres de sa famille toujours vivants, qui avaient vécu pleinement cette expérience d’apatrides, afin de relater leur vie. Au départ, je voulais écrire un roman. Mais mon éditeur, Pierre Filion, m’a fortement suggéré d’opter pour la forme récit.
Va, Moshone est un hommage à ces Juifs originaires de Turquie, des prolos, des déracinés et des laissés-pour-compte qui, dans les années 20, débarquèrent à Paris sans un sou et le coeur regorgeant d’espoir. Leur histoire est une histoire très juive faite de galère et de misère. J’ai deux grands regrets. Ne pas avoir écrit ce livre quand ma grand-mère était encore parmi nous. Et, que mon papa, Claude, décédé en 2007, ne l’ait pas lu.
C.J.N.: “Va, Moshone”, c’est surtout un hommage très poignant à votre père, Claude, un vrai personnage de roman qui a trimé toute sa vie sans le moindre répit.
Maurice Chalom: Mon père, Claude, a galéré durant toute sa vie. Après la déportation de son père Isaac à Auschwitz-Birkenau, il se retrouve chef de famille à l’âge de 15 ans dans un Paris occupé par les nazis. Il planque sa mère, son frère et ses deux soeurs en zone libre après leur avoir procuré des faux-papiers pour narguer la police collaborationniste pronazie française. Il fait alors des va-et-vient incessants entre Paris et la zone libre. Pour survivre, il fait des petits boulots. Il se démerde comme un grand tout en arborant cette infâme étoile jaune qui lui colle à la peau et qu’il porte comme un opprobre. On lui a volé sa jeunesse. Il a travaillé toute sa vie avec acharnement pour assurer la subsistance de tous les membres de sa famille. Il n’a même pas fini l’école primaire. Il a appris sur le champ le métier de tapissier décorateur.
Claude appartenait à la vaillante lignée de travailleurs manuels extrêmement modestes, sans éducation, pour qui seul le labeur pouvait leur procurer les moyens d’offrir à leur famille ce qu’eux n’avaient jamais eu. Claude n’était pas sévère mais plutôt austère. Sa seule grande préoccupation dans sa vie était de gagner sa croûte pour élever sa famille décemment. Il nous a transmis, à moi, à ma soeur et à mon frère, des valeurs de vie fondamentales: l’amour du travail, la droiture morale, le sens de l’entraide. Je veux avec ce livre rendre hommage à ce père exigeant, opiniâtre et résilient, qui durant toute son existence nous a donné des magistrales leçons de vie. Et, en rendant hommage à Papa Claude, je voulais aussi rendre hommage à ma façon, modestement, à toute cette génération de petits ouvriers apatrides qui parlaient mal le français et pour qui la France était la terre par excellence d’accueil et de la liberté. Des êtres généreux plus grands que nature qui vivaient accrochés désespérément à l’espoir en arborant toujours un sourire en coin.
C.J.N.: “Va, Moshone” est donc une oeuvre autobiographique?
Maurice Chalom: Oui, c’est vraiment de l’autofiction. Le substrat de ce récit est autobiographique. Je raconte la vie de Moshone -c’est ma grand-mère Sarah qui m’appelait ainsi-, qui est en fait ma vie, entre Paris, Jérusalem et Montréal. J’avoue que relater des épisodes de ma vie, même en y insérant des éléments purement fictifs, ça n’a pas été une sinécure. Je suis quelqu’un d’extrêmement pudique. J’ai commencé à écrire ce récit en utilisant la troisième personne du singulier. Mais, mon éditeur, Pierre Filion, m’a suggéré d’employer la première personne du singulier. Ainsi, je ne pouvais plus transposer mes propres dires sur un autre et prendre une distance rassurante par rapport au personnage central de ce récit. Ça a été extrêmement difficile parce que chaque fois que je consignais sur papier des moments très personnels de ma vie, je voyais le regard de mon père par-dessus de mon épaule.
C.J.N.: Ce qui confère une vitalité très tonifiante à ce récit de vie, c’est la langue juteuse et ultrasonore que vous employez pour relater les aventures insolites, les bonheurs et les malheurs de Moshone.
Maurice Chalom: Je voulais écrire ce récit comme je parle, avec des expressions juteuses, argotiques et très imagées. Pour moi, écrire de cette manière, c’est rendre hommage à mon père Claude, un prolo parisien qui toute sa vie a cru dur comme fer dans une certaine France généreuse et hospitalière. Raconter la vie de Moshone avec une langue franche, directe, et parfois aussi décapante, ça a été une expérience littéraire très jouissive.
C.J.N.: On a l’impression quand on lit votre livre que le Devoir de Mémoire vous interpelle avec force et même vous taraude?
Maurice Chalom: Pour moi, le Devoir de Mémoire, c’est un vrai dilemme. Comment transmettre à mes enfants une histoire, un vécu et une expérience familiaux dont je n’ai pas été le témoin. Comment leur parler d’une tragédie effroyable, la Shoah, dont ma génération n’a pas subi les affres morbides?
C.J.N.: Vous portez dans votre livre un regard acerbe et peu complaisant sur les relations entre la majorité francophone de souche et les minorités culturelles du Québec.
Maurice Chalom: Je ne crois pas que ce regard soit dur. C’est simplement ma perception, fondée sur des expériences professionnelles et humaines que j’ai vécues quand j’ai travaillé au Service de Police de la Ville de Montréal (S.P.C.U.M.). Deux ans après mon embauche à titre de conseiller auprès la haute direction du S.P.C.U.M., où on m’avait demandé de leur faire part régulièrement, sans fioritures, de mes impressions sur l’état des relations interculturelles entre le corps policier et les minorités ethniques, un officier de direction échaudé par mes commentaires me lança tout à trac: “avec toi, on a deux problèmes: ton accent et puis, pour nous, les Juifs doivent rester silencieux!” Selon vous, que signifie ce “nous” cinglant?
Le lendemain du référendum de 1995, j’étais dans un ascenseur avec une policière qui ne me connaissait pas. Elle m’a dit sèchement en me regardant droit dans les yeux: “C’est à cause de vous que nous avons perdu!” Je ne sais pas si le regard que je porte sur cette réalité, que certains s’escriment à éluder, est dur. Mais, je persiste et signe! Les membres des minorités culturelles sont tolérés tant qu’ils ferment leur gueule et qu’ils restent assis sans broncher là où on leur a demandé de s’asseoir! À un moment donné, où bien tu décides constamment de te battre, mais finalement ça ne sert pas à grand-chose, ou de temps en temps tu pousses un bon coup de gueule! Ce bouquin, c’est aussi ma façon de dire, avec mes outils à moi: “arrêtez de nous prendre pour des valises! On a compris ce que vous -les majoritaires dans la société québécoise- pensez de nous -les minoritaires- et comment le système de l’administration publique québécoise fonctionne de l’intérieur”.
C.J.N.: C’est difficile pour vous de vous départir de vos oripeaux d’universitaire observateur des relations interculturelles dans la société québécoise?
Maurice Chalom: C’est la seule partie dans le livre où j’ai retrouvé, malgré moi, le côté essai et analyse sociologique. Quand on aborde cette question sous forme de récit, on peut avoir une parole plus libre et plus personnelle qu’on n’a pas quand on écrit un essai, où l’on doit étayer des statistiques et des études scientifiques pour corroborer nos assertions.
J’ai essayé de décrire brièvement la complexe question de l’intégration des immigrants dans leur nouvelle société d’accueil. Toutes les recherches empiriques et universitaires consacrées à ce sujet sont unanimes: en ce qui a trait à l’axe professionnel, la forme achevée de l’intégration, c’est quand un individu issu d’un groupe minoritaire fait partie du corps professionnel des appareils d’État. C’est vrai, le Québec a instauré aussi une politique de “discrimination positive” qui favorise l’embauche de membres issus des minorités ethniques dans les institutions publiques. Mais ces derniers sont très vite “plafonnés” professionnellement. On les retrouve très rarement dans des postes de direction ou de gestionnaire de haut niveau. Je voulais tout simplement donner le point de vue d’un minoritaire sur les appareils d’État québécois.
C.J.N.: “Va, Moshone”, c’est l’histoire singulière, et aussi très universelle, d’un éternel immigré jamais satisfait?
Maurice Chalom: Absolument. Je suis un éternel insatisfait, un éternel immigrant. Moshone le dit sans ambages: “un immigrant de ma génératiom restera toujours un étranger”. En exergue du livre, j’ai mis une phrase de l’écrivain libanais Amin Maalouf, qui résume fidèlement ma condition de sempiternel déraciné: “Je suis né étranger, j’ai vécu étranger et je mourrai plus étranger encore”. Je ne sais pas si la boucle sera un jour bouclée. Elle sera peut-être bouclée quand mes enfants auront un jour tout ce qu’il faut pour qu’ils soient de véritables citoyens à part entière, de vrais acteurs dans la société où ils sont nés. Moi, j’aime bien la posture du touriste de longue durée. C’est une position qui est très agréable, être dedans et en même temps ne pas être complètement d’ici, être d’ailleurs et en même temps être aussi d’ici. Être toujours dans un entre-deux. C’est une posture qui me convient parfaitement. Être engagé sans être complètement partie prenante. Finalement, je crois que j’aime bien cette situation d’ambiguïté dans laquelle on m’astreint à me cantonner quand on se fait dire dans l’entreprise publique: “oui, mais vous autres…”
C.J.N.: Avez-vous de nouveaux projets d’écriture?
Maurice Chalom: J’ai fini un autre manuscrit. Il est sur la table de mon éditeur. Ce ne sera pas la suite de Va, Moshone. C’est un récit complètement différent. Le récit de Moshone s’étale à peu près sur une cinquantaine d’années et se déroule dans trois continents. Ce nouveau récit relate une année dans la vie d’une enfant de 11 ans. C’est le regard d’une adolescente sur sa famille et sa maladie. À la différence de Va, Moshone, dont le récit se déroule dans beaucoup de lieux, cette nouvelle histoire est campée dans une ville dont on ne mentionne jamais le nom, on ne sait pas si c’est ici ou ailleurs. On ne connait pas non plus le nom de l’enfant ni de ses parents.
Author and professor Maurice Chalom talks about his most recent book, Va, Moshone, which tells of his family’s experiences after they left their native Turkey when his grandfather was a young man.