Les Français sont-ils antisémites? Les Juifs de France sont-ils en danger? Les Juifs sont-ils persona non grata dans les banlieues françaises?
Elisabeth Lévy, Robert Ménard
Peut-on critiquer en France la politique israélienne sans être traité d’antisémite?
Les journalistes Elisabeth Lévy, fondatrice de l’excellent Blog d’idées et de débats politiques et intellectuels causeur.fr, et Robert Ménard, fondateur et ancien président de Reporters sans Frontières, débattent de ces questions sulfureuses dans un livre choc décapant: Les Français sont-ils antisémites? (Éditions Mordicus, 2009).
Entrevue-débat avec deux intellectuel(le)s anticonformistes, l’une Juive et l’autre non-Juif, à la verve truculente.
Canadian Jewish News: Selon vous, l’antisémitisme en France serait aujourd’hui en voie de régression?
Elisabeth Lévy: L’antisémite mondain d’extrême droite français n’existe quasiment plus. On finira par le regretter! En France, le nouvel antisémitisme est musulman, point barre! Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt!
Robert Ménard: Chaque fois qu’il y a une flambée de violence au Moyen-Orient, on voit quasi immédiatement les répercussions délétères de ce conflit dans les banlieues françaises. C’est ce phénomène hideux qui inquiète les Français. Aujourd’hui, en France, le vieil antisémitisme traditionnel, lié au catholicisme ou à l’extrême droite, est un phénomène résiduel, mais qu’il faut toujours surveiller et combattre.
C.J.N.: Admettez-vous quand même qu’il y a aujourd’hui un profond malaise dans la Communauté juive de France?
Elisabeth Lévy: Le malaise des Juifs en France n’est qu’un des sous-produits du malaise français général. Le malaise français, c’est la fragmentation de la société, une crise économique qui ne cesse de s’aggraver, la montée en force des Communautés religieuses et ethniques…
Robert Ménard: Je partage entièrement le point de vue d’Elisabeth Lévy sur cette épineuse question. Il est indéniable que des Juifs résidant dans certains quartiers de la couronne parisienne, où les Arabes sont fortement majoritaires, sont très mal à l’aise. Beaucoup d’entre eux ont même quitté ces quartiers chauds. C’est une réalité qu’il ne faut pas esquiver. Il faut dénoncer cette situation inacceptable. Mais permettez-moi quand même de rappeler qu’aujourd’hui en France, c’est plus difficile d’être Arabe ou Noir que d’être Juif. Si vous êtes Juif, vous n’avez aucun problème pour trouver un boulot ou un logement. Par contre, si vous êtes un jeune Arabe ou un jeune Noir, je vous garantis que votre nom, la couleur de votre peau ou votre faciès suffisent pour que vous soyez discriminé.
C.J.N.: Elisabeth Lévy croyez-vous aussi que l’antisémitisme des jeunes Arabo-Musulmans est la conséquence directe des discriminations dont ces derniers sont l’objet dans la société française?
Elisabeth Lévy: Je récuse ce diagnostic social inepte. Robert Ménard charrie quand il dit que c’est normal que les jeunes Arabo-Musulmans soient antisémites parce qu’ils sont discriminés dans la société française. Il est vrai que les Juifs nous exaspèrent souvent parce qu’ils ressassent sans cesse le Devoir de Mémoire. Ils ont fait de la Shoah une religion. Mais il est vrai aussi que ces derniers n’ont jamais voulu la concurrence identitaire débridée qui sévit aujourd’hui dans la société française. Là où je diverge avec Robert Ménard, c’est qu’il est tout le temps dans la politique de l’excuse. Je ne vois pas le rapport entre l’antisémitisme et les discriminations subies par les jeunes Arabo-Maghrébins.
Robert Ménard: Ce sont les Juifs qui ont initié la course victimaire effrénée qui incommode beaucoup de Français. Quand les Juifs disent que rien n’est comparable à la Shoah et au malheur du peuple juif, les jeunes Arabes et les jeunes Noirs des banlieues françaises leur rétorquent à brûle-pourpoint: “Mais vous plaisantez! Dans le malheur, vous tenez mordicus à nous cloîtrer en bas de l’échelle de la souffrance. Il n’en est pas question!” La Communauté juive française porte une responsabilité dans cette course victimaire. La Loi Gessot, promulguée par le Parlement français pour interdire et condamner les propos révisionnistes ou négationnistes de la Shoah, a fait entrer avec fracas la question de la victimisation identitaire dans le terrain juridique. Résultat: aujourd’hui, il y a d’autres lois encore plus absurdes qui ont été votées: sur le génocide arménien, la décolonisation, la traite des Noirs… Désormais, chaque Communauté veut des lois pour se protéger et condamner ceux qui la mettent en cause. On est ainsi entrés dans une folie victimaire échevelée. Une société ne peut pas fonctionner comme ça!
C.J.N.: D’après Robert Ménard, il y a aujourd’hui en France “un lobby juif très puissant”.
Robert Ménard: Il faut combattre vigoureusement l’antisémitisme abject émanant des milieux arabo-musulmans. Mais il faut aussi que les Associations juives et une partie de la Communauté juive française cessent de claironner qu’elles sont tellement puissantes et si influentes qu’elles peuvent obtenir sur le champ des autorités françaises ce qu’elles veulent. C’est ce qu’elles ont fait dernièrement lors du procès des assassins d’Ilan Halimi.
Quand le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (C.R.I.F.) organise son dîner annuel, toute la classe politique française court se prosterner devant les leaders de la Communauté juive. Je vous garantis que ce n’est pas une bonne façon de lutter contre l’antisémitisme. Sur ce point, Elisabeth Lévy est d’accord avec moi. Je pense qu’il y a un danger antisémite mais qu’il ne faut pas l’exagérer. Il ne faut pas voir de l’antisémitisme partout comme un bon nombre de membres de la Communauté juive et d’intellectuels juifs se plaisent à le faire. C’est une erreur.
Elisabeth Lévy: Ça ne me choque pas que Robert Ménard dise qu’il y a un lobby juif en France. Oui, il y a un lobby juif, représenté par le C.R.I.F., mais il est nul politiquement! Au lieu de faire les choses discrètement, les ténors du C.R.I.F. ne cessent de proclamer, au moment où il y a un fantasme chez nos petits Arabes, que les Juifs sont puissants car ils peuvent “convoquer” quand ils le souhaitent tous les ministres de la République, de même que le Premier ministre. Le C.R.I.F. est un organisme maladroit. Il doit cesser de voir des antisémites à chaque coin de rue. Moi, je pense qu’on n’a pas besoin que les Juifs de France soient représentés politiquement. Le C.R.I.F. devrait plutôt faire du culturel ou du social et non de la politique. D’un autre côté, Robert Ménard et beaucoup de Français sont obsédés par le C.R.I.F. et la soi-disante puissance de son lobby. Mais, en réalité, les Juifs n’ont aucun poids dans l’arène politique française.
C.J.N.: Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France?
Elisabeth Lévy: Je suis inquiète pour la France et pour les Juifs de France. L’antisémitisme est un sous-produit de l’hostilité affichée par une partie de la population arabo-musulmane française à l’égard de la France. Ce qui est inédit dans notre Histoire nationale, c’est qu’il y a aujourd’hui une population, qui est Française, qui manifeste son identité en fustigeant les valeurs cardinales de la République française et en étant hostile aux Juifs. À mes yeux, le bon modèle pour les Musulmans de France, ce sont les Juifs, qui arrivés dans les années 20 des contrées de l’Europe de l’Est ou en 1962 de leur Algérie natale, se sont parfaitement bien intégrés dans la société française. Pourtant, ils n’étaient pas tous profs de médecine!
C.J.N.: Donc, selon vous, le véritable problème auquel la France est confrontée aujourd’hui est l’intégration de ses jeunes Arabo-Musulmans et non l’antisémitisme?
Elisabeth Lévy: Il faut parler sans fioritures de la question de l’antisémitisme, mais il faut aussi que les Juifs de France arrêtent de penser qu’ils sont au centre de tous les problèmes du monde. Force est de rappeler qu’aujourd’hui, les Juifs sont sureprésentés dans l’élite intellectuelle, politique, économique, culturelle… de la France. C’est une question française. Si nous n’arrivons pas à intégrer culturellement les Français d’origine maghrébine, à les assimiler au même degré où les Juifs se sont assimilés, la question de l’antisémitisme va devenir tout à fait secondaire par rapport à la question de l’anti-France. Le problème est que ceux qui crient aujourd’hui “sales Juifs !” sont ceux qui hurlent aussi “Nique la France!” Au Canada, vous connaissez aussi ce phénomène pernicieux. C’est un problème de coexistence dans l’espace public. Si on n’arrive pas à faire des jeunes Arabo-Musulmans des Français à part entière, comme on a fait des Juifs qui débarquaient du mellah des Français, un peu folklorisés, mais des bons Français, la question de l’antisémitisme sera de plus en plus banalisée.
C.J.N.: D’après Robert Ménard, l’antisémitisme des jeunes Arabo-Musulmans en France est exacerbé par ce qu’il qualifie de “politique de deux poids deux mesures” pratiquée par les pays occidentaux, en tête les États-Unis, à l’endroit de l’État d’Israël.
Robert Ménard: Ce que j’essaye d’expliquer dans ce livre, c’est que le nouvel antisémitisme est aussi alimenté par une politique des pays occidentaux à l’endroit d’Israël, caractérisée par un deux poids deux mesures. On n’accepterait jamais de beaucoup d’ autres pays ce qu’on accepte complaisamment d’Israël. Il y a aujourd’hui dans les banlieues françaises des jeunes Arabes, souvent stupides, qui s’habillent des oripeaux de la lutte palestinienne et commettent des actes odieux de pur vandalisme en invoquant comme prétexte cette politique du “deux poids deux mesures” très favorable à Israël.
Elisabeth Lévy: Je suis totalement en désaccord avec Robert Ménard sur cette question. S’il y a un deux poids deux mesures, c’est le deux poids deux mesures anti-Israël. Il n’y a pas un seul autre pays qu’on emmerde autant qu’Israël! Il y a 150 pays dans ce bas monde, dont probablement 130 qui ne sont jamais blâmés pour les exactions et les crimes épouvantables qu’ils perpètrent à longueur de journée. Cette affirmation de Robert Ménard est absurde. La seule chose qui intéresse l’ultra-gauche, surtout européenne, c’est de clouer Israël au pilori. C’est sa principale obsession et son unique carburant!
C.J.N.: Selon Robert Ménard, aujourd’hui en France, tous ceux qui critiquent Israël sont qualifiés par les Juifs sionistes d’antisémites. N’est-ce pas un raccourci un peu simpliste?
Robert Ménard: Moi, j’en ai fait les frais. Pendant vingt-trois, j’ai été le président de Reporters sans Frontières. Dès qu’on touchait à Israël, on était accusés d’antisémitisme. Pour preuve: la réaction virulente du gouvernement israélien contre le Rapport Goldstone. Pour beaucoup d’Israéliens et de Juifs de la Diaspora, si vous formulez la moindre critique à l’endroit de la politique du gouvernement israélien, c’est que vous êtes contre l’État d’Israël, donc vous niez le droit à l’existence d’Israël, donc vous êtes un antisémite invétéré. Ce raisonnement est malsain et débile!
Le même cas de figure se pose avec la Loi Gessot. À titre de président de Reporters sans Frontières, j’ai toujours pris position contre cette loi, non pas parce que je suis révisionniste ou négationniste, mais tout simplement parce que je pense que c’est un mauvais moyen pour lutter contre le négationnisme de la Shoah. La Loi Gessot a permis à des orduriers antisémites de devenir des héros de la liberté d’expression. C’est effrayant ! Chaque fois que je condamne cette loi inefficace, il faut que je me justifie et réponde à la terrible question: “Ne seriez-vous pas antisémite?”
In an interview, French journalists Elisabeth Lévy and Robert Ménard talk about anti-Semitism in France, the topic of a book they published together.