Les relations entre les Juifs et les Noirs en France se sont considérablement dégradées depuis dix ans, constate désolé une figure marquante de la Communauté Noire française, Louis-Georges Tin, vice-président et porte-parole du Conseil Représentatif des Associations Noires de France (C.R.A.N.).
De gauche à droite: le Dr Victor Goldbloom, président sortant du Congrès Juif Québécois, Louis-Georges Tin, vice-président du Conseil représentatif des Associations Noires de France, et Abigail Shawn, présidente du Comité des Droits de la personne du Congrès Juif Québécois.
“Depuis l’automne 2000 -c’est quand la seconde Intifada palestinienne a explosé-, on assiste à une montée de l’antisémitisme dans la Communauté Noire de France. Depuis quelque temps, il y a, dans le 19ème Arrondissement de Paris et dans des quartiers populaires, des bagarres et des échauffourées entre des jeunes Juifs et des jeunes Noirs. C’est indéniable qu’un climat antisémite délétère se développe dans la Communauté Noire de France. La sinistre affaire Ilan Halimi est malheureusement un des signes tragiques de cette recrudescence de la judéophobie dans la Communauté Noire”, explique en entrevue cet universitaire qui en 2005 a été l’initiateur de la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie, dont il est le président, célébrée aujourd’hui dans plus de cinquante pays.
Diplômé de la prestigieuse École Normale Supérieure de Paris, ce spécialiste reconnu des Études gaies et lesbiennes a dirigé la publication du Dictionnaire de l’homophobie et est l’auteur d’un essai très remarqué, L’invention de la culture hétérosexuelle, publié en 2008.
Louis-Georges Tin a été récemment l’invité d’un déjeuner-causerie organisé par le Congrès Juif Québécois et le Centre de Recherche-Action sur les Relations raciales, en collaboration avec Ethnoculture, le Conseil québécois des gais et lesbiennes et Outlaw.
Aujourd’hui, les Noirs représentent 5% de la population de la France, soit quelque 4 millions de personnes. La composante antillaise de la Communauté Noire de France est très majoritairement catholique. Quant à la composante africaine de cette Communauté, elle est en partie Musulmane et en partie Chrétienne ou athée. Les Musulmans représentent une minorité dans la Communauté Noire de l’Hexagone, rappelle-t-il.
D’après cet observateur averti de la scène communautaire française, ce “regain très inquiétant d’antisémitisme” dans la Communauté Noire de France n’est pas fondé sur la religion de la frange musulmane de cette Communauté mais plutôt sur le vigoureux soutien de celle-ci à la Palestine et à la lutte contre le colonialisme.
“C’est à travers ces deux credos idéologiques que s’est développée progressivement une hostilité non seulement envers Israël mais aussi à l’égard des Juifs. Cette position foncièrement antisioniste, teintée souvent d’antisémitisme, rejoint le discours délirant de l’humoriste Dieudonné, qui lors des dernières élections européennes a présenté une Liste Euro-Palestine, au début pour soutenir la Palestine, acte tout à fait légitime, et à la fin pour condamner fougueusement l’État d’Israël et les Juifs. Là, c’est évidemment tout un autre programme!”
Mais cette Liste Euro-Palestine n’a-t-elle pas essuyé un cinglant revers lors des dernières élections européennes?
“Effectivement, la liste Euro-Palestine n’a pas eu un score électoral très important. Elle n’a pu faire élire aucun député au Parlement Européen. Cependant, cette Liste électorale antisioniste a eu un impact social et une audience non négligeables au sein de la Communauté Noire de France, observe Louis-Georges Tin. Ne nous leurrons pas! Dieudonné continue à avoir un certain impact auprès des jeunesses Noire et Arabo-Musulmane françaises. On me dit que ses spectacles dans son Théâtre à Paris, La Main d’Or, ne désemplissent pas. Il a toujours un large public, constitué majoritairement de jeunes Noirs et Beurs. Même sans publicité, il arrive très bien à remplir son Théâtre. C’est difficile à évaluer ce type de phénomène social, mais je crois que Dieudonné continue à faire des dégâts. Il est vrai qu’on le voit moins à la télévision et qu’il ne s’exprime presque plus dans les médias, qui l’ont ostracisé. Mais il continue sans ambages ses provocations antisémites auxquelles il nous a habitués.”
Ce qui fait aujourd’hui la fortune de Dieudonné, ajoute Louis-Georges Tin, c’est qu’il occupait jusqu’alors une position unique dans les scènes sociale et artistique françaises dans la mesure où il était le seul Noir ne faisant pas carrière dans le monde de la musique ou du sport ayant accès aux médias.
“Dieudonné jouit d’une reconnaissance et d’une légitimité absolues auprès de la jeunesse Noire. On peut comprendre dans une certaine mesure, pas au-delà, pourquoi certains jeunes Noirs l’ont suivi, même si on ne comprend pas du tout pourquoi ils l’ont suivi jusqu’à l’antisémitisme. Son succès est aussi lié -c’est inexcusable!- à la déliquescence et à la désespérance de la jeunesse Noire française. Les jeunes Français Noirs et Arabo-Musulmans disent: “Nous avons un seul porte-parole, Dieudonné. Il est aujourd’hui cloué au pilori. Nous devons donc le soutenir quoi qu’il dise”. Je condamne cette attitude du désespoir mais je me dis que s’il y avait en France plus d’espace politique et médiatique pour que les points de vue exprimés par les Noirs et les membres d’autres Communautés ethniques aient un vrai écho, les jeunes issus de ces groupes minoritaires ne se sentiraient pas obligés de soutenir Dieudonné comme la corde soutient le pendu.”
D’après Louis-Georges Tin, depuis la morbide affaire Ilan Halimi, les Noirs sont perçus d’une manière plus négative dans la société française.
“Par exemple, beaucoup de gens quand ils apprennent que je suis un militant Noir s’imaginent tout de suite forcément que je suis un antisémite, ce qui n’est pas le cas. Des gens sont même parfois surpris lorsque je condamne fermement Dieudonné. Comme si c’était évident que dans la France de 2009 un Noir ne peut être obligatoirement qu’antisémite. Beaucoup de Juifs français ont aussi cette perception, des plus fallacieuses. Comme si être Noir et être Juif étaient deux réalités sociales incompatibles.”
Le C.R.A.N. et le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (C.R.I.F.) rappellent souvent que dans les combats pour les droits civils aux États-Unis les avocats juifs étaient les seuls qui acceptaient de défendre les Noirs.
“Le C.R.I.F. et le C.R.A.N. ont organisé récemment un Colloque sur les relations entre le Rabbin et brillant penseur juif Abraham Heschel et Martin Luther King, qui se sont beaucoup épaulés mutuellement dans le combat que les Noirs ont vaillamment mené pour défendre leurs droits dans une Amérique ségrégationniste. On peut rappeler aussi, en sens inverse, que les racistes et les antisémites vont souvent de pair. Par exemple, le Code Noir qui a régi la pratique de l’esclavage en France commençait par un Article Ier qui disait que les terres et les esclaves ne peuvent être possédés que par des Catholiques et jamais par des Juifs. Ces réalités irrécusables devraient quand même nous inciter à une certaine clairvoyance.”
Aujourd’hui, le message que les humanistes en France ne cessent de marteler aux jeunes Musulmans et Maghrébins est: il n’y a pas de raison de projeter sur la France le problème israélo-palestinien.Ce n’est pas parce qu’on soutient la Palestine qu’on doit être systématiquement hostile à tout Israélien et à tout Juif.
““Cessons d’importer en France un problème extérieur, en l’occurrence le conflit israélo-palestinien”, claironnent ces belles âmes progressistes. Le problème, c’est que le C.R.I.F. ne manque pas une occasion pour soutenir la politique d’Israël, parfois même, à mon avis, de manière aveugle. L’ancien président du C.R.I.F., Roger Cukierman, avait tenu des propos très malheureux lorsque Jean-Marie Le Pen était arrivé au second tour des élections présidentielles françaises de 2002. Il déclara alors que ce résultat électoral était un signe positif car les jeunes Arabes comprendront enfin qu’ils doivent se tenir à carreaux. Quand le C.R.I.F. soutient les positions extrémistes du gouvernement d’Israël, ça ne facilite pas les choses, déplore Louis-Georges Tin. Cet appui inconditionnel à toutes les politiques de l’État d’Israël justifie du coup les positions tranchées des jeunes Arabo-Musulmans et Maghrébins. Ces derniers nous rabâchent: “Si le C.R.I.F. soutient l’État d’Israël alors nous, nous soutenons les Palestiniens”. On assiste alors à une “guerre civile” en France à propos d’un conflit qui fait rage à des milliers de kilomètres du territoire national. Par ailleurs, force est de rappeler qu’il y a quantité de malheurs dans le monde. Pourquoi faut-il alors se focaliser uniquement sur le malheur des Palestiniens. Il est indéniable qu’il faut absolument trouver une solution équitable au problème palestinien. Mais comme ne cesse de le rappeler, à juste titre, Bernard-Henri Levy: pourquoi est-ce, comme par hasard, uniquement Israël qu’on stigmatise? Il y a des dictateurs en Afrique, dans le monde arabe… Sur ceux-là, on ne dit jamais rien.”
D’après Louis-Georges Tin, le C.R.A.N. et le C.R.I.F. interviennent régulièrement dans l’espace public français par le biais d’actions ponctuelles: organisation de Colloques, rencontres entre des groupes de la Communauté juive et de la Communauté Noire, interventions communes dans les écoles…
“Les moyens humains dont nous disposons sont très faibles par rapport à l’immensité du problème auquel nous sommes confrontés. C’est une goutte d’eau dans un océan! Quand nous intervenons dans l’espace public, le problème est que nous ne pouvons pas parler à tout le monde. Par contre, nous pensons que l’Éducation est le meilleur des remèdes. Il faudrait donc que la question de la diversité culturelle soit intégrée dans la constitution des programmes scolaires. Aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes Arabo-Musulmans et Maghrébins qui estiment qu’on ne devrait pas parler de la Shoah en classe parce que c’est de la publicité gratuite pour Benyamin Netanyahou! Cet argument odieux, que l’on entend moins dans la Communauté Noire, est souvent ressassé. C’est extrêmement choquant!”
In an interview when he was in Quebec, Louis-Georges Tin, vice-president of the Conseil Représentatif des Associations Noires de France, talks about the tension between blacks and Jews in his country.
