“J’ai appris à devenir curieux -c’est-à-dire, en fait, amoureux- du Judaïsme, de son histoire, de sa façon de penser, de ce qu’il dit du monde, de ce qu’il permet aussi de penser, de comprendre, d’imaginer.
J’aime aussi la façon dont le Judaïsme accueille toutes les critiques et dont il doute sans cesse de lui-même. J’en suis devenu un “amateur, avec toute la connotation amoureuse du terme”, comme dit Emmanuel Levinas à propos du Talmud. J’aime la façon dont le Judaïsme me fait réfléchir, comme beaucoup d’autres cosmogonies, aux grands invariants du monde. J’aime aussi les histoires de tant de personnages de la Bible et de l’Histoire, fidèles à leur foi même quand on les force à la quitter. J’aime aussi ces petites histoires qu’on appelle juives, éclairantes autodérisions. Enfin et peut-être surtout, j’apprécie dans le Judaïsme qu’il ne soit pas jaloux, mais tolère bien d’autres amours…”
L’essayiste et romancier Jacques Attali nous livre sa vision du Judaïsme dans un livre atypique, passionnant et d’une grande érudition, Le Dictionnaire amoureux du Judaïsme (Éditions Plon/Fayard, 2009).
L’ ancien conseiller spécial du président François Mitterrand, aujourd’hui président de PlaNet Finance, une entreprise aux ramifications internationales encourageant le micro-crédit dans les pays en voie de développement, nous rappelle dans ce très beau livre que le grand génie du Judaïsme est, loin de vouloir “fabriquer” des religieux, de tenter d’inventer des hommes, mieux: de faire en sorte que les hommes s’inventent eux-mêmes. Jacques Attali montre à merveille à quel point les Juifs oeuvrent dans, par et pour l’universel.
“Si je ne considère pas le Judaïsme comme une race, ou une nation, ou un peuple, c’est parce qu’il est ouvert, accueillant, disposé à convertir, sans se montrer pour autant agressivement prosélyte. Le Judaïsme est donc un ensemble humain partageant volontairement une histoire, une culture, une différence et un avenir. Le Judaïsme est infiniment divers dans le temps comme dans l’espace; sans cesse transformé, sans cesse repensé, en permanente résilience, doutant assez de lui-même pour se renouveler; s’aimant assez pour résister à tous les dénigrements; forcé parfois, par ceux-là mêmes qui le haïssent, à apprendre à s’aimer. Et comme il est une culture, le Judaïsme est d’abord fait de souvenirs, d’une langue, d’une vision du monde, de pratiques et d’une histoire”, explique ce brillant intellectuel bardé de diplômes universitaires -major de l’École Polytechnique de Paris et de l’École Nationale d’Administration de France, Docteur en Sciences Économiques…
Ce Dictionnaire amoureux du Judaïsme, aux entrées nombreuses, riches et hétéroclites -Aaron, Abraham, Cantique des Cantiques… Haggadah, Yehuda Halévy, Hillel, Palestine, Shimon Peres, Zohar…-, recèle aussi des pages autobiographiques magnifiques et très poignantes.
L’entrée que Jacque Attali consacre au Jour de Kippour est édifiante et fort émouvante. Voici ses réflexions sur Kippour:
“Là encore, l’image de mon père revient. Il passait cette Journée à la Synagogue, dix jours après le début de l’année -“Jour des Expiations”, “Tourment de soi”-. Il y allait à pied, la veille, à la tombée de la nuit. Il en revenait vers vingt-deux heures, puis le lendemain, y retournait -toujours à pied, bien évidemment- dès l’aube et y restait jusqu’à la fin de l’office du soir. Toutes ces heures il les passait debout, sans manger ni boire, à chanter les prières qu’il connaissait par coeur, comme la totalité de la Bible et une partie du Talmud. Jusqu’à la fin de sa vie, cette Journée lui conféra une énergie exceptionnelle: au terme de vingt-cinq heures de jeûne et de prières, il était bien plus reposé qu’en commençant.
Enfant, comme mon frère, je jeûnais d’abord jusqu’à midi; puis jusqu’à seize heures. À onze ans, complètement. Je me souviens de notre arrivée à la Synagogue, cette année-là, à Alger, vers les seize heures, disant à mon père que nous n’avions pas encore rompu le jeûne. Il l’avait fièrement murmuré à ses voisins; nous étions à présent des hommes, à ses yeux.
Depuis, cette Journée se répète à l’identique. Elle suit les dix “jours redoutables” commencés à Rosh Hashana, les plus dangereux de l’année, interstice entre la mort et la renaissance, comme l’aube est la charnière entre la nuit et le jour. Dix jours, comme les dix Sephirot.
Ma Journée de Kippour est aujourd’hui en général partagée entre plusieurs Synagogues, dont celle de mon père, rue Saint-Lazare, où il avait droit à la place d’honneur, sur la Teba. Ma mère, elle, était (est encore) assise au-dessus, dans la galerie des femmes, et me faisait -m’adresse encore- un petit signe, à mon arrivée. Car elle était -elle est- toujours là avant moi. Chaque heure de cette Journée est rythmée par les mêmes textes, les mêmes prières; et par une confession poignante, Hatenou – “Nous avons péché”-, récitée à dix reprises pendant la Journée, qui m’a toujours impressionné parce qu’elle dresse la liste des péchés et considère que médire est encore plus grave que voler…
Cette Journée est aussi l’occasion d’une réflexion sur le repentir, la Téchouva, qui m’a toujours intrigué: puisqu’on sait qu’avec Kippour sera accordée chaque année une occasion d’être pardonné, pourquoi donc se priver de pécher? En fait, il faut se repentir non une fois l’an, m’expliqua mon père, mais chaque jour, comme si on était à la veille de sa mort. Et il convient d’admettre ses propres faiblesses, qui sont normales, puisque humaines: “Il n’existe point de Juste parfait sur la terre qui ne fasse que du bien sans jamais pécher” (Qohelet 7-20). L’acte de repentance qui suit la transgression est ce qui permet de découvrir, il constitue le processus de la connaissance: apprendre par ses erreurs.
Là, encore et toujours, un jeu sur les mots: celui qui désigne la transgression (Havera) a la même racine que celui qui désigne le peuple juif (Evel). Et le mot qui désigne les limites (Misraïm) est le même que celui qui désigne l’Égypte. Pas de Judaïsme sans transgression ni sans repentir…
Le Jour de Kippour, pour savoir l’heure, nul besoin de chercher des yeux l’horloge placée sous la galerie des femmes. Ni de sortir dans la rue pour contempler l’état du ciel ou de la ville. Il suffit d’écouter: il est deux heures de l’après-midi quand vient l’histoire des fils d’Hanna, torturés pour avoir bravé, au IIème siècle, l’interdit de l’empereur Hadrien d’étudier la Torah, et mis à mort sous les yeux de leur mère. Il est quinze heures quand on rapporte celle de Jonas et du pardon à Ninive; seize heures quand sont énoncées toutes les catégories de péchés imaginables (qui n’a pas menti ou médit au moins une fois dans l’année?); dix-sept heures quand vient l’évocation des morts. Puis, c’est l’ouverture de l’Arche, le Avinou Malkénou, le Chema, le Kaddish, où chacun songe à ses morts.
Enfin, tant attendu, mystérieux, au terme de la Neïla, quand s’égrènent des prières de Yehuda Halévy et Ibn Ezra, au moment où les trois premières étoiles apparaissent dans le ciel, quand tous les enfants de la Synagogue sont réfugiés sous le châle de prière du père, monte le son du Chofar: cette corne de bélier, entendue pour la première fois par Moïse et le peuple assemblé au pied du Sinaï au moment où le Prophète leur transmet les Dix Commandements; cette corne dans laquelle souffle le Rabbin pour annoncer la fin du jeûne; cette corne qu’enfant je ne parvenais jamais à apercevoir, masquée qu’elle était par une mer de châles blancs.
C’était donc fini. Nous étions pardonnés, si nous avions pardonné à nos ennemis. Nous avions obtenu de nos ennemis qu’ils regrettent de l’avoir été. Nous avions participé à la réparation du monde. C’était, disait mon père en repliant son châle, comme la répétition générale du Jour où viendrait le Messie et où il effacerait du “Grand Registre” toutes les fautes de l’humanité. On pouvait rentrer à la maison où ma mère, revenue un peu plus tôt, toujours à jeun, avait préparé, et prépare encore, confitures de coings, de cédrats, de cérises, gâteaux au miel, aux dattes, aux amandes, soupes, pâtés de viande et poulets, que nous ne touchions presque pas. Rien ne rassasie mieux qu’un peu de thé, de biscuit et de miel après vingt-cinq heures de jeûne.
Rien ne permet mieux d’atteindre à la sérénité qu’une Journée passée ainsi avec des millions d’autres à travers le monde, à penser à une meilleure façon d’être soi au service des autres; à se juger; non pour se détester ou se complaire, mais pour poursuivre un dialogue exigeant avec Celui que certains nomment Dieu, et d’autres Conscience, dans la joie d’être encore là et d’avoir été, peut-être, pardonné.”
In his latest book, author Jacques Attali describes the significance of the way he and his family spend Yom Kippur day.