Jan Karski fut le premier résistant à dévoiler aux Alliés la réalité du génocide des Juifs perpétré par les nazis.
Jan Karski (1914-2000)
Ce patriote Polonais Catholique a observé de ses propres yeux ce qui se passait dans le ghetto de Varsovie, où il est entré en catimini deux fois. Les dirigeants de la Résistance juive dans ce ghetto polonais, où les Juifs étaient embastillés et tués comme des bêtes immondes, lui demandèrent d’être leur messager auprès des gouvernements de Washington et de Londres pour témoigner des horreurs effroyables qu’il venait de voir et leur transmettre un message affreusement simple: faites quelque chose, tout de suite.
Le 28 juillet 1943, Jan Karski relata, à la Maison Blanche, pendant plus d’une heure, son témoignage capital au président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt.
Dans un livre bouleversant, Jan Karski (Éditions Gallimard), qui a été couronné en 2009 par le prestigieux Prix littéraire français Interallié, l’écrivain Yannick Haenel relate la vie de ce résistant anti-nazi au destin hors du commun qui tenta en vain d’alerter le monde libre sur la Shoah.
Jan Karski est décédé à Washington en 2000. Son nom figure désormais parmi ceux des Justes des Nations, au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
En dépit des controverses suscitées par le livre de Yannick Haenel depuis sa parution cet automne, cette remarquable et puissante oeuvre littéraire a un immense mérite: celui de reposer la question très troublante de l’inaction des Alliés pendant que les soldatesques nazies assassinaient sans ambages des millions de Juifs européens.
Yannick Haenel nous a accordé une entrevue.
Canadian Jewish News: Quand vous est venue l’idée de consacrer un livre à Jan Karski?
Yannick Haenel: Il y a huit ans, quand j’ai vu Shoah, le grand chef-d’oeuvre de Claude Lanzmann. Jan Karski n’apparaît qu’au bout de huit heures de film. Ce patriote Polonais Catholique fut un homme d’une noblesse et d’un courage exceptionnels. Pour moi, si Jan Karski est le témoin de quelque chose, c’est moins, si j’ose dire, de la Shoah que de l’organisation d’une surdité liée à la passivité des Alliés, qui sans doute est allée jusqu’à la complicité. Pour toutes sortes de raisons, les Alliés ont laissé faire. Ils n’ont à aucun moment essayé de venir à la rescousse des millions de Juifs que les nazis menaient à l’abattoir.
C.J.N.: Ce qui frappe dans le personnage de Jan Karski, c’est sa grande force spirituelle. C’est probablement sa foi inébranlable en l’homme et en la vie qui lui a permis d’affronter vaillamment des épreuves aussi morbides?
Yannick Haenel: La dimension spirituelle du personnage de Jan Karski est l’aspect essentiel de mon livre. Jan Karski a déclaré un jour à Washington, en présence d’Élie Wiesel: “Je suis un Catholique Juif”. Pour moi, cette déclaration capitale est une formule dont le sens est à venir. Il faudrait méditer longuement sur cette phrase très forte de Jan Karski. Je crois que c’est vraiment dans cet espace, dans cet entre-deux, dans ce que les mystiques Juifs appellent l’“espace vacant”, que la vie de Jan Karski se tenait. Cette phrase résume bien son destin. Jan Karski est un résistant Polonais Catholique qui va se rendre compte que l’abandon de son pays par les puissances occidentales est une grande trahison, mais qu’il y a un autre abandon qui est mille fois plus désespéré et plus radical: celui des Juifs d’Europe. Jan Karski incarne avec force cette prise de conscience très humaniste.
C.J.N.: La passivité des Alliés face à la Shoah a été pendant longtemps un thème tabou auquel très peu d’historiens de la Deuxième Guerre mondiale se sont intéressés?
Yannick Haenel: Le livre terrifiant de l’historien américain David Wyman, L’Abandon des Juifs -préfacé par Élie Wiesel-, publié en 1984, qui est l’une de mes principales références, a été l’un des facteurs déclencheurs qui m’ont motivé à écrire un livre sur la vie de Jan Karski. L’Abandon des Juifs est une synthèse remarquable sur la passivité de l’Amérique à l’égard des Juifs d’Europe et aussi, de manière interrogative, sur la complicité des Alliés dans cette sinistre tragédie. Le livre de David Wyman pose de manière très radicale la question de la responsabilité des Alliés, et notamment des Américains.
Pour des raisons liées aux quotas d’immigration, à un manque flagrant de volonté politique et à des stratégies militaires, Roosevelt a tardé énormément à prononcer un premier discours en faveur des Juifs d’Europe. Sa première intervention publique en faveur des Juifs n’aura lieu qu’en mars 1944. C’est terriblement tard car à cette date-là plusieurs millions de Juifs ont déjà été exterminés dans les camps de la mort nazis.
C.J.N.: Vous rappelez dans votre livre que l’antisémitisme avait pignon sur rue dans l’Amérique rooseveltienne des années 40.
Yannick Haenel: L’un des principaux enjeux de mon livre, c’est de montrer qu’il y avait dans les années 40 un antisémitisme polonais dont on parle beaucoup mais qu’au fond il y avait aussi un antisémitisme américain qui sévissait dans les couches populaires et dans certains couloirs du Département d’État américain, notamment au Département du Trésor. David Wyman souligne aussi dans son livre cette sombre réalité qu’on a tendance à éluder. Il y avait au sein même du gouvernement de Roosevelt des politiciens et des hauts fonctionnaires qui étaient farouchement hostiles aux Juifs
C.J.N.: On vous a reproché de réhabiliter dans votre livre l’image flétrie de la Pologne, un pays qui fut pendant très longtemps le principal vivier de l’antisémitisme européen.
Yannick Haenel: Quand j’ai commencé à faire des recherches sur la vie de Jan Karski, après avoir été ébloui par son entretien avec Claude Lanzmann, je me suis aperçu d’une part, que le plus grand nombre de Justes au Mémorial Yad Vashem de Jérusalem étaient des Polonais et d’autre part, qu’il y avait eu un grand réseau de Résistance polonais. J’ai vite réalisé que le stéréotype tenace d’une Pologne antisémite, ou intégralement antisémite, ne tenait pas historiquement.
Je reviens de Pologne où on m’a invité pour débattre de mon livre. Je me rends compte que depuis l’effondrement du bloc soviétique, les Polonais réfléchissent énormément sur cette question très épineuse. C’est un peuple qui a de la Mémoire, qui tient à sa Mémoire et qui n’a pas peur de l’affronter. Il y a aujourd’hui en Pologne des débats très passionnés, auxquels j’ai participé, sur les questions de l’antisémitisme polonais et des relations entre Catholiques et Juifs polonais. Je suis heureux d’avoir apporté modestement une contribution à l’histoire de ce conflit historique et spirituel en y introduisant un peu de nuance. En France, pendant l’écriture de ce livre, chaque fois que je disais que j’essayais d’écrire sur la Shoah du point de vue polonais, on me disait: “ Ah bon, du point de vue des bourreaux”. L’idée Polonais=bourreaux est toujours très vivace.
C.J.N.: À vous entendre, on a l’impression que pour vous l’antisémitisme polonais n’est qu’un phénomène social des plus marginaux?
Yannick Haenel: Je n’ai jamais nié ni sous-estimé ce fléau morbide qu’est l’antisémitisme polonais. Il y a eu avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale un antisémitisme polonais qui était abject et effrayant. Après la Guerre, notamment en 1947, des pogroms ont été perpétrés par des Catholiques Polonais contre des Juifs Polonais. Je me suis simplement interrogé sur la figure exceptionnelle et singulière d’un Juste, Jan Karski. Je me suis demandé pourquoi et comment un Polonais Catholique patriote, qui avait sans doute aussi des préjugés antisémites, s’est métamorphosé pour devenir un messager généreux qui dès 1942 comprend les problèmes qui tourmentent les Juifs d’Europe et saisit l’ampleur de cet “événement” terrifiant qui est en train de se produire sur les terroirs meurtris du Vieux Continent. Un “événement” que personne ne comprend à l’époque. Le principal but de mon livre est de comprendre la métamorphose de Jan Karski.
C.J.N.: Dans le récit que vous faites de la rencontre entre Jan Karski et le président américain Franklin D. Roosevelt à Washington, vous affirmez que celui qui était alors l’homme le plus puissant du monde a fait preuve d’indifférence face à la tragédie dont son interlocuteur lui rapporte les effrayants détails. Vous décrivez un Roosevelt assoupi, acariâtre et insensible qui bâille. Votre portrait décapant du président Roosevelt semble par moments bien caricatural.
Yannick Haenel: Je me suis posé une question semblable à celle que le grand écrivain américain Philip Roth se pose dans son remarquable roman Le complot contre l’Amérique: qu’est-ce qui serait arrivé si les États-Unis avaient été gouvernés par un président antisémite? -dans le roman de Philip Roth, ce président élu est l’aviateur Charles Lindbergh, un antisémite notoire. Je me suis dit: et si Roosevelt, symbole de la liberté, dans son for intérieur avait été plus ambigu qu’on ne le pense? À partir de ce postulat, j’ai réécrit la rencontre entre Jan Karski et Roosevelt, qui a eu lieu le 28 juillet 1943, en m’accordant la liberté de penser que Jan Karski avait été extrêmement choqué ce jour-là par la non-assistance des Alliés à un peuple en danger de mort: les Juifs. Je me suis dit alors que personne ne peut prouver un bâillement ou un non bâillement. J’ai grossi le trait. Ce procédé s’appelle la satire.
C.J.N.: Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère quand vous affirmez: “le procès de Nuremberg n’a pas seulement servi à prouver la culpabilité des nazis, il a eu lieu afin d’innocenter les Alliés”. Cette allégation très contestable ne relève-t-elle pas d’un révisionnisme historique plutôt inepte?
Yannik Haenel: En ce qui a trait au procès de Nuremberg, j’ai bien conscience que la phrase que vous citez, et que j’ai placée dans la bouche de Jan Karski, est tout à fait excessive, mais pour moi elle émane comme une possibilité venant d’un homme qui est forcément en colère et qui a vécu l’indifférence et l’inaction des Alliés comme quelque chose de terrible. Pour moi, Jan Karski en est peut être arrivé à penser que 1945 n’était pas la date d’une victoire car le monde dans lequel l’extermination des Juifs avait pu être perpétrée n’était pas un monde victorieux. Quant au procès de Nuremberg, qui comme vous le savez a été organisé par les vainqueurs, par les Américains en particulier, ce que je fais dire à Jan Karski, qui est tout à fait prouvable, c’est qu’en ce qui concerne par exemple le massacre de Katyn -l’assassinat de plusieurs milliers de civils Polonais par l’Armée soviétique-, les Américains durant ce procès ont laissé les Soviétiques mentir. Ces derniers ont accusé les nazis d’avoir commis ce massacre alors que les Américains savaient très bien que les auteurs de ce crime abominable étaient les Soviétiques. Je suis bien conscient que les propos que je prête à Jan Karski concernant le procès de Nuremberg sont sujets à caution.
C.J.N.: Votre livre est en trois parties. Seule la dernière, où vous imaginez ce que Jan Karski a pu vivre pendant son long silence -vous dites que “cet homme n’a plus dormi depuis 1945”- est purement fictive. Vous mettre dans la peau de Jan Karski ça a dû être une épreuve psychologique et littéraire très ardue?
Yannick Haenel: J’avoue que cette partie a été très difficile à écrire parce que je ne savais pas ce que j’allais écrire. J’avais quelques repères biographiques sur la vie de Jan Karski, mais pour moi il s’agissait presque d’un processus de résurrection de ce résistant Polonais. J’étais obligé de raconter des choses qui au fond sont de l’ordre de l’irreprésentable. À plusieurs reprises au cours de l’écriture de cette troisième partie, Jan Karski ne finit pas de mourir et de renaître. Cette immense nuit blanche dans laquelle j’au dû m’immiscer a été une expérience littéraire très éprouvante.
C.J.N.: Le puissant message moral que Jan Karski nous a légué est toujours d’une brûlante actualité en ce début du XXIe siècle, où des hommes continuent à massacrer impunément d’autres hommes souvent dans l’indifférence totale des nations que l’on dit “civilisées”?
Yannick Haenel: J’ai du mal à l’évaluer moi-même, mais j’ai bien conscience de la force d’un personnage comme Jan Karski pour le XXIe siècle. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé mon livre avec son nom. Je crois que ce qu’il y a de très important dans le personnage de Jan Karski, c’est qu’il s’agit d’un Catholique qui parle pour les Juifs du ghetto de Varsovie, et qui finalement parle aussi pour Israël, c’est-à-dire dire pour la Communauté juive. Je ne parle pas en termes d’oecuménisme, mais en termes d’ouverture spirituelle. Effectivement, l’exemple moral de Jan Karski est fondamental à une époque où l’humanité est grandement désarçonnée.
In an interview, French author Yannick Haenel talks about his book on Jan Karski, a Polish Catholic who tried to advocate with the Americans on behalf of the Jews during World War II.