Les Juifs américains et Barack Obama

PARIS —  Beaucoup de Juifs Américains hésitent à appuyer le candidat à l’investiture du Parti démocrate, Barack Obama, rappelle l’un des meilleurs spécialistes français des États-Unis, l’historien et politologue André Kaspi, dans l’entrevue qu’il nous a accordée au Salon du Livre de Paris.

“Il y a un paradoxe. D’un côté, les Juifs américains votent à 80% pour
les Démocrates. Donc, quel que soit le candidat démocrate à la
présidentielle de 2008, une très grande majorité de Juifs américains
lui accorderont leur appui. C’est très
surprenant quand on sait que le président George Bush a été le plus
proisraélien des présidents américains. Pourtant, ce dernier n’a obtenu
que 23% du vote juif aux élections présidentielles de 2004. Quel que
soit le candidat républicain en 2008, il est évident qu’il n’obtiendra
pas beaucoup plus que George Bush”, prédit-il.

Professeur émérite à l’Université de la Sorbonne et président de la Section “Histoire” de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah de France, André Kaspi est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire et la civilisation des États-Unis et sur la Deuxième Guerre mondiale -plusieurs sont devenus des ouvrages de référence dans le monde universitaire francophone.

Parmi ses essais les plus remarqués: Les Américains. Les États-Unis de 1607 à nos jours (2 volumes, Éditions du Seuil, 2002); États-Unis 1968. L’année des contestations (Éditions Complexe, 1988); Franklin Roosevelt (Éditions Fayard, 1988); Les Juifs pendant l’Occupation (Éditions du Seuil, 1991)…

André Kaspi vient de publier aux Éditions Plon un livre intitulé Les Juifs Américains. Ont-ils réellement le pouvoir qu’on leur prête? Un remarquable essai de réflexion -le premier sur ce sujet publié en langue française-, dans lequel ce réputé universitaire remet en cause bien des préjugés sur les Juifs américains. Les Éditions Perrin viennent de publier une nouvelle édition entièrement refondue de son excellent essai sur les États-Unis et la politique américaine, Comprendre les États-Unis d’aujourd’hui. Après Bush.

Beaucoup de Juifs américains, notamment ceux farouchement proisraéliens, voient d’un œil suspect Barack Obama, constate André Kaspi.

“Obama est un homme qu’on n’arrive pas bien à saisir. Ses origines sont nébuleuses. Avec des parents, qui sont encore Musulmans, la rumeur insinue que lui-même est un Musulman caché, même si ce n’est pas vrai. Le fait qu’il ait comme deuxième prénom Hussein, ça n’aide pas à dissiper cette rumeur tenace. Ce qui inquiète aussi les Juifs américains, c’est que certaines positions d’Obama ne sont pas très claires. Par exemple, quand il a dit qu’il est prêt à négocier avec toute personne qui souhaite lui parler, y compris le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, c’est la preuve qu’il y a une certaine confusion dans son esprit.”

Les Juifs américains, poursuit André Kaspi, sont très hésitants à l’endroit de Barack Obama.

“Il y a dans l’électorat juif une division, des hésitations à l’endroit d’Obama. Ces réticences, c’est à Obama de les dissiper. Il y a eu une affaire qui a sensiblement terni l’image d’Obama auprès de l’électorat juif américain: sa relation étroite avec celui qui a été son mentor pendant presque deux décennies, le très controversé pasteur Jeremiah Wright, fondateur de la Trinity United Church of Christ de Chicago. Ce pasteur sulfureux, qui a célébré le mariage d’Obama et le baptême de ses deux filles, est un virulent détracteur de l’Amérique -“Le 11 septembre est un juste retour du bâton. Maudite soit l’Amérique”, a déclaré ce prédicateur à plusieurs reprises- et un partisan admiratif de Louis Farrakhan, le gourou antisémite de l’étrange groupe Nation of Islam.  S’il ne dissipe pas ses ambiguïtés, Obama va avoir du mal avec le vote juif.”

Après des mois d’hésitation, Barack Obama a fini par rompre publiquement ses liens avec ce pasteur intempestif -l’annonce de cette rupture a eu lieu après que nous ayons interviewé le professeur André Kaspi.

Certains analystes des relations israélo-américaines affirment que l’alliance stratégique entre Israël et les États-Unis commence à s’éroder. André Kaspi partage-t-il ce point de vue?

“Non. Les États-Unis ont besoin d’Israël et Israël a évidemment besoin des États-Unis, dit-il. Il y a une sorte d’alliance naturelle entre les deux pays, ce n’est pas circonstanciel. Il pourrait y avoir évidemment du côté des Américains une volonté de rétablir un peu l’équilibre dans leurs relations avec le monde arabe, pour favoriser un règlement du conflit israélo-palestinien. Mais, je ne pense pas que cet éventuel repositionnement diplomatique affectera les relations entre Israël et les États-Unis. Hillary Clinton et Barack Obama du côté démocrate et le candidat du Parti républicain, John McCain, ont exprimé à maintes reprises au cours de cette campagne leur soutien indéfectible à l’État d’Israël. Je ne crois pas que cette question soit un enjeu important dans le débat présidentiel actuel.”

La guerre en Irak est-elle le principal enjeu dans cette campagne présidentielle?

“Non, je crains que le principal enjeu dans cette élection soit économique. Je le crains parce que l’économie américaine ne va pas bien. Et, quand l’économie américaine est grippée, l’économie mondiale en pâtit. L’état de l’économie américaine -la perspective d’une nouvelle récession, la baisse préoccupante du dollar américain, la crise bancaire, la hausse du chômage…- occupe une place de plus en plus importante dans le débat électoral présidentiel. Cette question a largement dépassé la question de la guerre en Irak, dont on parle de moins en moins.”

La position de Barack Obama sur la guerre en Irak n’est pas non plus très claire, rappelle André Kaspi.

“Au cours de la course à l’investiture du Parti démocrate, Barack Obama a déclaré qu’il souhaitait le retrait immédiat des troupes américaines d’Irak. Mais l’une de ses proches conseillères s’est empressée de nuancer ses propos en disant qu’il suivrait l’avis des Généraux sur la question irakienne. Ce qui veut dire que pour Obama, c’est une manière d’attirer des voix. Mais, c’est peut-être une manière un peu maladroite de séduire l’électorat américain parce qu’il continue à insister sur le fait qu’il n’a jamais voté, ni soutenu, la résolution qui a autorisé George Bush à envoyer des troupes américaines en Irak. Donc, qu’il est vierge de ce péché originel.”

Mais, ajoute André Kaspi, force est de rappeler qu’au début de cette guerre, 70% des Américains soutenaient George Bush.

“Ça veut dire que si Obama continue sur ce terrain, il va convaincre les Américains que 70% d’entre eux ont commis le péché originel. Il faudra donc qu’il modifie un peu sa ligne d’attaque. Il a commencé à la modifier en déclarant récemment que l’Amérique ne devrait pas retirer immédiatement ses troupes d’Irak. Cela montre bien que sur l’épineuse question irakienne, il n’a pas une position très ferme. Quand on lui a demandé que se passera-t-il si le chaos s’instaure en Irak après le retrait des troupes américaines, il a répondu sans ambages : “Je renverrai à nouveau les troupes, surtout si Al-Qaïda intervient dans le pays”. Le candidat du Parti démocrate, John McCain, lui a immédiatement fait remarquer qu’Al-Qaïda est déjà présent en Irak. Ça veut dire qu’Obama n’a pas pris vraiment conscience de l’ampleur de ce problème.”

Y a-t-il un vote juif aux États-Unis?

“Oui, il y a un vote juif, mais ça n’a rien d’extraordinaire parce que les États-Unis sont une société pluri- ethnique. Il y aussi un vote noir, un vote catholique, un vote hispanique… Il y a un vote juif à l’échelle nationale, et c’est encore plus vrai dans certains États, là où les Juifs sont plus nombreux qu’ailleurs -pas plus nombreux en terme denombre, puisqu’ils sont toujours très minoritaires dans le pays, mais là où ils peuvent faire la différence entre Républicains et Démocrates-, par exemple à New York, dans l’Illinois, en Floride… Dans ces États, le vote juif peut être déterminant quand les deux candidats sont à égalité”, explique André Kaspi.

D’après cet observateur averti de la société américaine, le lobby proIsraël aux États-Unis  est surestimé.

“Le lobby proisraélien, et non le lobby juif, joue un rôle important parce que c’est un lobby efficace, bien constitué, qui dispose d’importants moyens financiers et qui sait comment exercer son influence. Mais, je pense que le lobby proisraélien est surtout efficace grâce à l’appui des Évangéliques, c’est-à-dire des Born Again Christians, qui sont encore plus radicaux que les Juifs d’extrême droite. Les Évangéliques constituent un cinquième de la population américaine, soit 60 millions de personnes. Ce n’est pas rien! Les Juifs Américains ne sont que 5.5 millions, c’est-à-dire à peine 2% de la population américaine. Et, tous les Juifs américains ne soutiennent pas le lobby proisraélien. Donc, ça veut dire que ce lobby est surtout fort lorsque les Évangéliques exercent leur influence. C’est pour cela qu’il était si fort durant la présidence de George Bush, qui a été élu en grande partie grâce à l’appui des Évangéliques.”

Quel est le pronostic d’André Kaspi pour l’élection présidentielle de novembre prochain?

“Je me refuse à donner un pronostic parce que l’élection n’a lieu que le 4 novembre, répond-il. D’ici là, des événements totalement imprévus pourraient se produire: une crise internationale, une aggravation de la récession économique, une nouvelle attaque terroriste d’Al-Qaïda, des scandales, qui pourraient affecter tel ou tel autre candidat… Des circonstances imprévisibles, qui pourraient changer complètement la situation. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ne peux rien vous dire!”

 

In an interview at the Paris book fair, French political specialist historian André Kaspi talks about the upcoming U.S. presidential election.