Jacques Derrida était-il antisioniste?

Jacques Derrida est le philosophe français le plus lu et le plus commenté à travers le monde. Sa formidable fécondité littéraire -une cinquantaine de volumes publiés en trente-cinq ans-, la diversité des domaines qu’il a abordés et son charisme personnel ont contribué à la notoriété et à l’audience internationales de ce grand intellectuel juif, né en 1930 dans une famille sépharade d’El Biar, en Algérie, et décédé à Paris à l’automne 2004.

Toute au long de sa vie, Jacques Derrida a entretenu des relations très complexes, et souvent acrimonieuses, avec sa judéité et avec l’État d’Israël.

Dans la dernière entrevue qu’il a accordée au journal Le Monde (édition du 19 août 2004), quelques semaines avant son décès, le philosophe tint des propos très durs à l’endroit d’Israël.

“Malgré tous les problèmes qui me torturent, à commencer par la politique désastreuse et suicidaire d’Israël -et d’un certain sionisme (car Israël ne représente pas plus à mes yeux le judaïsme qu’il ne représente la Diaspora, ni même le sionisme mondial ou originaire qui fut multiple et contradictoire. Il y a d’ailleurs aussi des fondamentalistes chrétiens qui se disent sionistes aux États-Unis. La puissance de leur lobby compte plus que la Communauté juive américaine dans l’orientation conjointe de la politique américano-israélienne)- eh bien malgré tout cela et tant d’autres problèmes que j’ai avec ma “judéité”, je ne la dénierai jamais. Je dirai toujours, dans certaines situations, “nous les Juifs”. Ce “nous” si tourmenté est au coeur de ce qu’il y a de plus inquiet dans ma pensée, celle de celui que j’ai surnommé en souriant à peine “le dernier des Juifs”. Elle serait dans ma pensée ce qu’Aristote dit profondément de la prière (eukhé): elle n’est ni vraie ni fausse. C’est d’ailleurs, littéralement, une prière. Dans certaines situations, donc, je n’hésiterai pas à dire “nous les Juifs” et aussi “nous les Français””, déclara Jacques Derrida au quotidien Le Monde.

Le célèbre philosophe, fondateur du mouvement philosophique du “déconstructionnisme”, était-il un antisioniste farouche?

L’écrivaine, poétesse et femme de théâtre israélienne, Michal Govrin, a été une proche amie de Jacques Derrida, qu’elle a connu au début des années 70, quand elle s’est établie à Paris pour étudier le Théâtre.

Michal Govrin et Jacques Derrida ont même co-écrit un livre sur la prière, Body of Prayer -Corps de prière-, fruit d’une série de conversations à bâtons rompus animées par le poète américain David Shapiro.

“Ce que Jacques Derrida a dit sur Israël dans certains journaux français, notamment Le Monde, peu avant sa mort m’a fait beaucoup de mal. Mais, c’était un des aspects de la complexité de sa personnalité. Il m’a appelée jusqu’à la fin de sa vie pour me demander des nouvelles de Jérusalem, qui pour lui était un lieu presque mythique. Je ne crois pas qu’il était antisioniste puisqu’il est venu quatre fois en Israël. La dernière fois, c’était un an avant sa mort, pour recevoir un Doctorat Honoris causa de l’Université Hébraïque de Jérusalem, une institution académique qu’il a toujours beaucoup admirée pour la qualité de son enseignement. Mais, il est vrai qu’il avait toujours peur de s’identifier avec l’État d’Israël”, nous a confié en entrevue Michal Govrin, que nous avons rencontrée lors de son dernier passage à Montréal.

Pour Jacques Derrida, “être Juif”, c’était très compliqué, rappelle-t-elle.

“Juif, c’était une identité qu’il fuyait, tout en courant vers elle. Il était toujours empêtré dans cette grande contradiction. Pour illustrer ce paradoxe, j’ai mis une phrase de Jacques Derrida en exergue de mon roman Sur le vif, à côté d’une citation du Talmud. Il y a toujours eu dans sa vie une dimension religieuse non officielle, une source de croyance enfouie, dit-elle. Il était très attiré par la religion juive. Mais, il n’était pas arrivé à trouver des réponses à des questions épineuses qui l’ont beaucoup taraudé pendant toute sa vie: le complexe de la haine de soi, l’antisémitisme de son enfance en Algérie, son éternel questionnement face à l’assimilation des Juifs dans les sociétés modernes… Je ne sais pas pourquoi il n’a jamais pu venir à bout de ces interrogations lancinantes. Je ne peux pas répondre à cette question parce que je ne suis pas une psychologue.”

Signe patent de la “religiosité” de ce penseur qui se définissait comme “un agnostique lucide et aux aguets”: son attirance pour le Kotel de Jérusalem (le Mur des lamentations).

“Lors de son dernier voyage en Israël, il m’a appelée dès qu’ il est arrivé à l’Hôtel King David de Jérusalem. Je suis passée le voir et il m’annonça qu’une semaine plus tôt on avait diagnostiqué chez lui un cancer. Après le dicours magistral qu’il a prononcé à l’Université Hébraïque de Jérusalem, qui venait de lui décerner le titre de Docteur Honoris causa, et le grand dîner qui a suivi, la seule chose qui l’intéressait, c’était d’aller se recueillir au Kotel. À minuit, il m’a dit: “Micha, conduis-moi au Kotel”. Nous y sommes allés, il n’y avait personne. Il était seul devant le Mur. Je crois que cette image, qui m’a profondément bouleversée, résume avec force les contradictions de ce grand Juif qu’a été Jacques Derrida”, raconte Michal Govrin.

L’écrivaine israélienne compte écrire un livre sur “l’amitié très forte” qui l’a liée au philosophe durant plus de trois décennies.


In an interview, Israeli writer and theatre director Michal Govrin talks about the views on Israel held by the late French philosopher Jacques Derrida, with whom she was friends.