L’affaire Sarah Halimi un scandale judiciaire

Sarah Halimi

Le jugement fortement controversé rendu par la cour d’appel de Paris, le 19 décembre dernier, dans l’affaire Sarah Halimi, une sexagénaire juive, médecin à la retraite, assassinée en 2017 par Kobili Traoré, a suscité une profonde indignation au sein de la communauté juive de France, et bien au-delà.

Fait sans précédent dans les annales des relations entre les Juifs et la République française: dans une tribune publiée le 25 décembre dernier dans le quotidien français Le Figaro, le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, a lancé un vibrant appel à Nicole Belloubet, ministre de la justice dans le gouvernement d’Emmanuel Macron, pour qu’un procès ait lieu afin que toute la lumière soit faite dans cette sombre affaire criminelle.

Le jugement rendu par la chambre de l’instruction écarte la possibilité de juger Kobili Traoré aux assises, comme le réclament les proches de la victime, celui-ci ayant été déclaré “pénalement irresponsable” parce qu’il était sous l’emprise du cannabis au moment des faits. Pourtant, cet islamiste résolu, qui avant de commettre son forfait avait passé une partie de la journée dans une mosquée connue pour son radicalisme religieux, a qualifié Sarah Halimi de “sheitan” (“diable” en arabe) et s’est mis à vociférer “Allahou Akbar” avant de la rouer de coups et la défenestrer .

Pour les avocats de la famille de Sarah Halimi, le caractère antisémite de ce crime est irréfutable.

Le 5 janvier, des milliers de personnes ont participé à des marches en hommage à Sarah Halimi dans plusieurs villes de France.

Maître Gilles-William Goldnadel

Maître Gilles-William Goldnadel, avocat de la sœur de Sarah Halimi dans cette pathétique saga judiciaire, nous a donné son point de vue sur ce jugement très décrié au cours d’une entrevue depuis Jérusalem.

Que vous inspire le jugement prononcé par la cour d’appel de Paris? Avez-vous été surpris par sa teneur?

Je mentirais si je vous disais que j’ai été surpris. Dans cette instruction, menée en dépit du bon sens et sans doute de la bonne foi, au service d’une idéologie d’une certaine manière, nous allons de surprise en surprise. Et, à force d’aller de surprise en surprise, nous ne sommes plus surpris de rien. Donc, je n’ai pas été plus étonné que cela que ce jugement débouche sur un déni de justice. Sans être dans l’hyperbole, c’est l’une des instructions les plus catastrophiques qu’il m’ait été donné de connaître dans ma carrière qui est déjà assez longue. Ce n’est pas tous les jours qu’une juge d’instruction refuse de recevoir les avocats de la famille de la victime. C’est la première fois que ça m’arrive. Ce n’est pas tous les jours qu’une juge d’instruction refuse une reconstitution sur la scène du crime, s’agissant en plus dans ce cas-ci d’une scène compliquée: un individu qui pénètre brusquement chez des voisins et passe par le balcon de leur appartement mitoyen de celui de la victime qu’il assassine en la défenestrant. C’est la première fois qu’on me refuse la reconstitution d’un crime. C’est aussi la première fois que je vois une juge d’instruction qui tarde à répondre non pas à la question de l’avocat Goldnadel, mais à la question posée par le parquet sur le caractère antisémite de ce crime. Il a fallu, au bout de plusieurs mois, que j’adresse à la juge d’instruction une lettre qui n’était pas tendre, je vous prie de le croire, pour qu’elle se décide à ouvrir une enquête sur le volet antisémite de cette scabreuse affaire. Ce n’est pas tous les jours non plus que le parquet du tribunal, qui avait fait appel de l’ordonnance d’irresponsabilité pénale rendue par la juge, est en désaccord avec le parquet de la cour d’appel, qui était du côté de la juge. C’est la première fois dans ma carrière que je vois le parquet du tribunal en opposition avec le parquet général. Et cette liste des incongruités, ou des grandes premières, n’est sans doute pas exhaustive.

Y a-t-il eu des vices de procédure importants dans cette affaire judiciaire?

Le problème vient d’une contrariété entre les experts nommés par la juge d’instruction. Un premier expert a conclu que le criminel, Kobili Traoré, était responsable et que le caractère antisémite dans cette affaire ne faisait pas de doute. La juge d’instruction semble avoir été dépitée de voir que cet expert judiciaire n’a pas rendu le rapport espéré. Sans attendre une demande de contre-expertise de la part de la défense de Kobili Traoré, elle a sollicité le point de vue d’un deuxième collège d’experts. Je vous signale que c’est la première fois que je vois ça aussi au cours de ma carrière. La seconde expertise a conclu, au contraire de la première, que Kobili Traoré est dans l’irresponsabilité pénale parce qu’il était en proie à “une bouffée délirante” après avoir consommé du cannabis. Mais, force est de rappeler qu’il existe une jurisprudence de la cour de cassation stipulant que lorsque les experts sont d’un avis contraire, ce n’est pas à la chambre de l’instruction d’en débattre mais à la cour d’assise devant laquelle le criminel est renvoyé. Dans ce cas-ci, la chambre d’instruction n’a pas suivi cette jurisprudence. C’est pour cela que j’ai formé un pourvoi en cassation en espérant que la cour de cassation suivra sa propre jurisprudence. Ce raisonnement de la cour d’appel de Paris est bien étrange et aura certainement des répercussions très négatives sur le plan judiciaire. L’avocat d’un toxicomane invétéré s’empressera-t-il de soulever la jurisprudence Kobili Traoré ou Sarah Halimi lorsqu’un enfant sera écrasé par celui-ci sur un passage clouté? Il est indéniable que le jugement rendu par la cour d’appel de Paris le 19 décembre va ouvrir des portes à des incongruités judiciaires. D’une certaine manière, je me demande si l’irresponsabilité pénale et la “bouffée délirante” ne caractérisent pas cette justice lacunaire plutôt que Kobili Traoré!

Êtes-vous confiant d’obtenir gain de cause devant la cour de cassation?

Si je n’espérais pas que cette décision effarante de la cour d’appel soit cassée, je ne me serais pas pourvu en cassation. Donc, j’ai bon espoir. Je me base sur une jurisprudence de la cour de cassation qui me donne raison. En théorie, j’aurais tort d’être trop pessimiste. Mais en ce qui a trait aux décisions de justice, notamment de la justice française, nous devons demeurer prudents. La cour de cassation devrait rendre son jugement final dans environ un an.

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L’affaire Sarah Halimi n’est-elle pas en voie de devenir un scandale judiciaire national ?

Pour dire les choses comme elles sont, bien entendu que le clivage, la polémique et les questions intellectuelles suscitées par l’affaire Sarah Halimi transcendent largement la seule communauté juive de France. Si on ne veut pas être hypocrite, on doit se demander quel est le problème de fond? C’est de ne plus punir, notamment par la voie carcérale, des membres de la communauté islamique. Nombreux sont encore ceux qui n’arrivent pas à se résoudre à admettre que les islamistes ayant commis des crimes barbares sont des êtres mauvais. Donc, s’ils ne sont pas mauvais, c’est qu’ils sont fous. Il n’y a pas une autre explication. La triste actualité montre également que ce problème ne concerne pas uniquement la société française. Je lisais dernièrement dans le journal israélien The Jerusalem Post à quel point également les médias américains, très prolixes lorsqu’il s’agit de suprémacistes blancs qui attaquent des membres de la communauté juive américaine, adoptent un profil beaucoup plus bas lorsque des exactions antisémites sont commises par des Afro-Américains. Le même phénomène de minimisation, d’édulcoration ou de dénégation sévit aussi aux États-Unis.

Certains reprochent aux magistrats français d’être fortement influencés par une idéologie gauchisante. Ce grief est-il fondé?

Vous parlez à un avocat très malheureux intellectuellement de voir la machine judiciaire être dépendante d’une idéologie. Il y a une vingtaine d’années, la machine judiciaire était dépendante du pouvoir politique. Aujourd’hui, le pouvoir politique s’efface un peu. En 2020, ce qui unit profondément une partie des juges, c’est l’idéologie. Ces derniers ne sont certainement pas indépendants vis-à-vis d’une certaine idéologie mal structurée et plutôt pavlovienne. Évidemment, il y a des débats intellectuels, auxquels je pense avoir contribué modestement, qui font que cette idéologie a du plomb dans l’aile. Nous voyons celle-ci à l’œuvre davantage sur le terrain médiatique que sur le terrain judiciaire. En France, Il y a un puissant syndicat de la magistrature, qui représente à peu près 30 % du corps des magistrats, qui est fortement idéologisé par des idées gauchisantes.

Depuis quelques années, beaucoup de Juifs reprochent à la justice française de faire preuve de laxisme lorsqu’elle juge des individus ayant perpétré des actes, ou tenu ouvertement des propos, antisémites. Par exemple, deux antisémites invétérés, Alain Soral et l’humoriste Dieudonné, ont été condamnés dernièrement à la prison par la justice, mais ils n’ont pas encore purgé leur peine.

Permettez-moi de vous dire que vous ne prenez pas forcément le meilleur exemple parce que Alain Soral et Dieudonné n’étant plus considérés par la justice française comme incarnant la gauche, le surmoi judiciaire ne joue plus en leur faveur. Soral est un ancien communiste. Aujourd’hui, Dieudonné, qui en 2012 avait été candidat contre Jean-Marie Le Pen à Dreu, campe idéologiquement à l’extrême droite. Ces dernières années, Soral et Dieudonné ont reçu des châtiments quand même lourds. Ils ont désormais au-dessus de leur tête des peines de prison fermes. D’autres antisémites, ou négationnistes farouches, issus de l’extrême gauche bénéficient toujours de cette mansuétude judiciaire. Je n’aime pas le mot “laxisme” parce qu’il a été tellement utilisé ces derniers temps qu’il a presque perdu son pouvoir corrosif. Cependant, on constate qu’il y a une grande réticence chez certains juges à utiliser l’arme carcérale pas seulement en matière d’antisémitisme islamique, mais également pour tout ce qui concerne la délinquance violente, a fortiori lorsqu’elle est issue des banlieues. Là, encore une fois, je reprends ma théorie: il y a une forme de xénophilie inconsciente   qui d’une certaine manière émascule le magistrat. Mais, contrairement, lorsqu’il s’agit de délinquants financiers, je peux vous assurer que la justice française est infiniment plus musclée et n’est pas du tout contre ce régime carcéral qu’ordinairement elle réprouve parce qu’il ne serait pas dissuasif et plutôt inhumain. Je peux vous dire, moi qui pratique beaucoup le droit pénal financier, qu’il arrive souvent que ceux que je suis conduit à défendre écopent de peines de prison, lorsque leur culpabilité est reconnue, sans commune mesure avec celles imposées aux délinquants violents.

Comment envisagez-vous la suite des choses. Êtes-vous optimiste ou pessimiste?

Je suis régi par l’énergie du désespoir. C’est une énergie qui me transporte, mais en même temps ne me demandez pas d’être optimiste.

En France, depuis quelques années, l’antisémitisme ne cesse de proliférer. Ce fléau semble être non plus récurrent mais permanent.

Quand vous regardez les choses de près, l’antisémitisme en France en 2020 est un phénomène sinistre duquel on ne peut éluder les mathématiques. Les nombres sont en jeu. La majorité de la communauté musulmane de France est modérée, elle ne pose pas de problème. Bien entendu, elle peut avoir des idées sur le plan religieux ou sur le plan sociétal qu’un bon nombre de Français non musulmans trouvent rétrogrades. Mais ça c’est un autre débat. En ce qui a trait au débat qui est le nôtre, celui de la violence, la grande majorité des Français musulmans ne sont pas violents et réprouvent la violence. Il n’en demeure pas moins qu’au sein de la communauté musulmane de France, 50 % des jeunes ont une compréhension pour la violence, notamment la violence antisémite. Trente pour cent du corps général de la société musulmane est dans une situation très ambiguë. Quand vous regardez le nombre de Musulmans en France, qui se situe aujourd’hui autour de 7 ou 8 millions, vous vous dites que, mathématiquement, même si seulement 1 % de cette population est à risque et pourrait passer à l’acte, il est très difficile pour les services de police de surveiller chaque islamiste potentiel. C’est devenu malheureusement une affaire tristement mathématique.