La force de vivre d’Éliane Elmoznino Acoca

Éliane Elmoznino Acoca (CJN photo)

Victime de violence conjugale peu de temps après son mariage, à l’âge de 22 ans, Éliane Elmoznino Acoca relate sa descente aux enfers dans un livre autobiographique incisif et fort poignant, Moi, Mitou, le rêve brisé (Éditions La Plume D’or, Montréal, 2019).

Un récit de vie bouleversant, remarquablement narré dans un style littéraire percutant et fluide.

Détentrice d’un baccalauréat en biologie et d’une maîtrise en sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et ayant complété une scolarité de doctorat en andragogie (science de l’éducation des adultes), Éliane Elmoznino Acoca a œuvré pendant de nombreuses années dans le monde de l’éducation. Elle a enseigné la didactique et la philosophie de l’éducation, la biologie, les mathématiques et les sciences.

Passionnée par l’écriture depuis son enfance, elle a publié en 2018 un premier récit autobiographique, Spirale de naissance, dans lequel elle raconte les étapes de l’adoption, dans un orphelinat en Russie, de sa fille âgée d’un an et demi à qui l’on a diagnostiqué de l’autisme peu de temps après son arrivée au Québec.

Elle planche actuellement sur l’écriture d’un troisième récit autobiographique qui évoquera cette fois-ci son enfance dans son Maroc natal, Une enfance au cri du muezzin.

Dans Moi, Mitou, le rêve brisé vous relatez le chapitre le plus sombre de votre vie: la violence effarante que vous a infligée impitoyablement votre conjoint au début des années 70.

L’écriture de ce livre s’est imposée à moi. Je relate dans ce récit autobiographique un chapitre très sombre de ma vie: mes jours noirs avec un conjoint pervers, narcissique, manipulateur et très violent. Ne souhaitant pas dévoiler son nom, j’ai préféré l’affubler du patronyme de “Barbare”. Je l’ai connu à Grenoble, en France, et l’ai épousé quelques jours après mon arrivée à Montréal, en octobre 1970. Ce récit est ma manière de rendre justice et de réhabiliter l’honneur flétri de la jeune fille abusée et violentée que j’ai été. En dépit du temps qui est passé, cette jeune femme vulnérable et naïve m’émeut toujours. Je raconte dans le livre mon dur parcours semé de terribles écueils et, surtout, la manière dont je suis arrivée à me dépêtrer de cette vie infernale. Mon livre recèle aussi un message d’espoir adressé à toutes les femmes confrontées aujourd’hui à cet effroyable fléau qu’est la violence conjugale: bien que ce soit une épreuve existentielle très douloureuse, on peut mettre un terme définitif aux agissements d’un bourreau. Je ne suis plus une victime, mais je n’oublierai jamais que je l’ai été. Cette expérience existentielle abjecte m’a fait perdre foi en beaucoup de choses.

À cette époque, vous découvrez aussi votre nouveau pays, le Canada, en pleine guerre contre une poignée d’indépendantistes québécois échaudés. Vous n’avez sûrement pas oublié ces journées tumultueuses d’octobre 1970.

C’est un moment charnière de l’histoire du Québec et du Canada dont je garderai jusqu’à la fin de ma vie un souvenir impérissable. Je raconte dans le livre ma découverte ébahie de la nation qui m’a accueillie comme immigrante il y a presque 50 ans, le Québec, une terre généreuse, hospitalière et chaleureuse, en dépit de la grande rudesse de son climat. J’ai débarqué au Québec le 17 octobre 1970. Le gouvernement canadien venait, à la demande du premier ministre québécois de l’époque, Robert Bourassa, et du maire de Montréal, Jean Drapeau, de décréter la Loi sur les mesures de guerre pour venir à bout des militants indépendantistes du Front de libération du Québec (FLQ). En tant qu’immigrante fraîchement arrivée d’un pays arabe où la notion de liberté était une chimère, j’étais abasourdie par l’atmosphère de panique qui régnait alors dans la société québécoise. Ce fut une expérience fort marquante que je ne suis pas prête d’oublier. Mais ces moments difficiles ont été atténués par la gentillesse et la bienveillance des Québécois, un peuple dont la générosité et l’accueil m’ont grandement aidée à m’intégrer dans mon nouveau pays.

La violence conjugale n’est-elle pas un cercle vicieux duquel les femmes victimes ont beaucoup de difficulté à sortir?

Oui. J’étais une dépendante affective. Barbare était mon premier homme. À la base de toute violence conjugale, il y a une histoire d’amour. La violence conjugale est un crescendo. C’est ce qu’explique très bien la comédienne québécoise Ingrid Falaise dans son livre autobiographique Le Monstre. Elle aussi a été victime d’un homme affreux qui l’a manipulée et battue sauvagement. L’agresseur tombe toujours à genoux après avoir frappé sa conjointe qu’il supplie en sanglotant de lui pardonner en lui faisant croire qu’il ne recommencera plus jamais. C’est un vrai leurre. Une fois qu’on est entré dans le jeu du bourreau, c’est très difficile d’en sortir. C’est un vrai cercle vicieux.

Cette épreuve traumatisante vous aura marquée à vie.

Parfois je me dis que je suis passée à côté de ma vie. Mais d’autrefois, je prends conscience que si je n’avais pas vécu ces moments sinistres, au cours desquels un homme me violentait avec une rage inouïe, je ne serai pas celle que je suis aujourd’hui. J’étais extrêmement timide, je le suis encore, sauf que, à un moment donné, les grands timides malmenés par la vie se découvrent un côté bélier, fonceur. J’ai fini par trouver la force intérieure qui m’a permis de me reconstruire peu à peu. Les femmes battues qui parviennent à s’extirper de l’enfer dont elles sont prisonnières sont de braves résilientes.

Comment êtes-vous parvenue à vous reconstruire?

Ma reconstruction n’a pas été une sinécure. J’ai bâti mon édifice une brique à la fois, avec beaucoup de tiges de métal pour armer le béton. Parfois, des éléments s’effondraient. Alors, je me retroussais les manches et recommençais. Mon coach de vie, qui m’a grandement aidée dans ce processus de résilience, ne cessait de me dire: “Tomber, c’est humain; se relever, c’est divin”. Je n’ai jamais cessé de me relever même si je suis tombée maintes fois. J’ai pu me reconstruire grâce à l’appui et aux encouragements incessants que m’ont prodigués mon coach de vie, un psychologue et un acupuncteur. J’ai suivi de nombreuses thérapies: groupes de partage, ateliers de rééquilibration des chakras, yoga, méditation, thérapies individuelles… C’est là que j’ai trouvé toutes les ressources nécessaires pour réparer mon moi abîmé.

Vous rappelez dans votre livre que dans le Québec des années 70 les refuges pour femmes battues étaient inexistants.

Aujourd’hui, contrairement aux années 70, il existe des centres d’hébergement et des refuges pour femmes battues. À l’époque, on nous proposait uniquement les services d’un “conseiller matrimonial”. La philosophie des agents de la paix se résumait ainsi: “On ne s’immisce pas dans les chicanes de couple car ça ne concerne que lui”. Par ailleurs, j’ai grandi au sein d’une communauté très patriarcale où, malheureusement, on nous inculquait dès notre enfance la notion de “culpabilité”. Par honte, je n’aurais probablement jamais osé mettre les pieds dans un refuge pour femmes battues si ce type d’établissement avait existé dans les années 70.

L’écriture de ce livre, qui a fait rejaillir des réminiscences lugubres, a-t-elle été une épreuve ardue?

Non. L’écriture de ce livre m’a fait vraiment du bien. Elle m’a beaucoup aidée à surmonter les épreuves douloureuses que Barbare m’a fait subir. Écrire, c’est une forme de résilience. C’est un processus narratif concret, réel. En rédigeant ce livre, j’ai réalisé à quel point, à ce moment de ma vie, je me trouvais terriblement seule. Il n’y avait personne pour me tendre la main. J’ai saisi aussi combien j’avais de la peine pour la jeune fille immigrante de 22 ans qui s’est fait malmenée, agressée, plumée. C’est quelque chose qui me bouleverse toujours.

La violence conjugale n’est-elle pas un sujet tabou dans la communauté juive de Montréal?

Regrettablement, oui. Mais ce grave problème est aussi tabou dans d’autres communautés. Si ce fléau n’existait pas au sein de la communauté juive, l’Auberge Shalom, qui héberge des femmes victimes de violence conjugale, n’aurait jamais vu le jour. Dans notre communauté, beaucoup de personnes parlent encore de ce problème à mots voilés. C’est malheureux.

Votre livre s’adresse-t-il en premier lieu aux femmes victimes de violence conjugale?

Non, car je suis consciente que ces femmes étant en mode survie ne seront pas nécessairement réceptives à mon récit de vie. Ce livre vise surtout à sensibiliser leur entourage et leurs proches aux conséquences ravageuses de ce fléau. Aujourd’hui, 1 femme sur 4 est violentée par son conjoint. La femme confrontée à la violence conjugale ne pourra pas se sortir toute seule de cet enfer. J’ai écrit ce livre en pensant non pas aux femmes violentées qui se débattent vaillamment dans le feu de l’action, mais à leurs familles et aux intervenants susceptibles de les aider.