‘Israël est déjà un État binational’

A. B. Yehoshua

Le grand écrivain israélien Avraham B. Yehoshua ne cache pas son pessimisme ces jours-ci.

L’option de la solution à deux États, l’un juif israélien, l’autre arabe palestinien, qu’il préconise ardemment depuis l’éclatement de la Guerre israélo-arabe de 1967, s’effiloche chaque jour un peu plus.

“Je suis chaque jour plus désespéré. À mon avis, il est trop tard: la solution à deux États ne se concrétisera jamais. Je ne peux pas faire semblant d’être aveugle. Comme intellectuel engagé, je ne peux pas continuer à marteler le même slogan que je clame depuis la Guerre israélo-arabe des Six Jours, à savoir que la seule issue réaliste et viable pour dénouer le nœud gordien du conflit israélo-palestinien est la solution à deux États. Continuer à rabâcher cette antienne, c’est un leurre”, nous a dit Avraham B. Yehoshua au cours de l’entrevue qu’il nous a accordée depuis sa résidence à Tel-Aviv.

D’après ce militant infatigable du rapprochement entre Israéliens et Palestiniens, la solution à deux États n’est plus une “option réalisable” parce qu’“Israël est déjà un État binational”.

“Aujourd’hui, 20% des citoyens d’Israël sont Arabes. Cette donne démographique, qui ne peut pas être éludée, renforce le caractère binational de l’État d’Israël. La seule option qui s’offre aux Israéliens et aux Palestiniens est d’imaginer de nouvelles issues réalistes pour essayer de cohabiter harmonieusement au jour le jour: regrouper les grands blocs de colonies; procéder étape par étape, en créant des cantons et des régions, un peu comme en Suisse… Je ne vois pas comment on pourra diviser le territoire de la Cisjordanie sans avoir préalablement contraint les quelque 400000 colons israéliens qui y sont établis à quitter définitivement ce terroir auquel ils sont viscéralement attachés? C’est une situation cauchemardesque!”

Les perspectives d’un règlement honorable entre Israéliens et Palestiniens sont de plus en plus sombres, constate avec amertume Avraham B. Yehoshua.

“Les Israéliens n’ont pas un interlocuteur crédible du côté palestinien. Abou Mazen ne veut pas négocier sérieusement. Force est de reconnaître aussi que du côté israélien, Benyamin Netanyahou n’est pas un interlocuteur sérieux pour les Palestiniens. Netanyahou n’est pas à la veille de mettre un terme à sa politique totalement inepte de colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Le monde arabe est dans état de chaos avancé; la Syrie, le Liban… sont en pleine déliquescence; l’État Islamique a le vent en poupe… Quant aux Américains et aux Européens, le sulfureux dossier israélo-palestinien n’est plus une priorité pour eux. Leur seule grande priorité est désormais la lutte contre le terrorisme djihadiste sur leur territoire national. Difficile d’imaginer un scénario plus noir!”

Né à Jérusalem en 1936 d’un père dont la famille est établie en Eretz Israël depuis six générations et d’une mère originaire du Maroc, Avraham B. Yehoshua, que les Israéliens ont surnommé “Boulli”, est l’un des plus grands écrivains israéliens.

Publié dans le monde entier -son imposante œuvre littéraire a été traduite en 35 langues-, ce brillant romancier et intellectuel, qui parle fort bien le français, a été le récipiendaire d’une quinzaine de Prix littéraires internationaux réputés et, en 1995, le lauréat du prestigieux Prix Israël, la plus haute distinction décernée par l’État hébreu à des personnalités israéliennes s’étant brillamment distinguées dans un champ spécifique.

Son dernier roman, La figurante, paru dernièrement aux Éditions Grasset, est un récit magnifique et bouleversant retraçant la destinée d’une femme musicienne qui essaye de dompter sa vie.

Cet excellent roman recèle en filigrane une réflexion iconoclaste sur les errances d’Israël.

Noga, 42 ans, divorcée et sans enfants -elle a toujours refusé d’engendrer une progéniture, au désespoir de son époux, qui a fini par la quitter-, est une harpiste israélienne exilée aux Pays-Bas, non pas pour des raisons idéologiques, mais parce qu’elle ne trouvait pas de travail comme harpiste dans un orchestre israélien. Noga doit revenir d’urgence en Israël pour satisfaire une requête étrange de son frère: occuper le vieil appartement familial à Jérusalem, où vit sa mère, qui doit aller tester pendant quelques mois une maison de retraite à Tel-Aviv, afin que le propriétaire de celui-ci ne le récupère pas. Noga est ainsi de retour dans le quartier où elle a grandi, désormais peuplé de Juifs ultra-orthodoxes “aveuglés par un fanatisme de plus en plus désolant”…

Jérusalem occupe une place prépondérante dans La figurante. Cette ville trois sainte et fortement multiethnique a toujours hanté Avraham B. Yehoshua.

“Bien que je n’y réside plus depuis de nombreuses années, Jérusalem est toujours présente dans mes romans. C’est dans cette ville que je puise l’énergie de mon écriture, nous a confié l’écrivain, qui vit aujourd’hui à Tel-Aviv après avoir vécu pendant une trentaine d’années à Haïfa. Je ne fais pas partie des nombreux Juifs laïcs qui condamnent sans appel Jérusalem en claironnant que cette ville est devenue une cité fanatique entièrement soumise au joug des Juifs ultra-orthodoxes. Je tenais absolument à dépeindre une Jérusalem plus apaisante et plus prometteuse. Les voisins de palier de Noga sont des ultra-orthodoxes affables avec qui elle parvient à nouer des relations respectueuses.”

Avraham B. Yehoshua envisage-t-il avec optimisme ou pessimisme l’avenir d’Israël?

“Je peux vous assurer qu’Israël a déjà connu des temps bien plus difficiles que ceux auquels nous sommes confrontés aujourd’hui: avant la Guerre d’Indépendance, avant la Guerre des Six Jours, pendant la Guerre du Kippour… Désormais, Israël est un pays coriace doté d’une armée puissante et d’une économie vigoureuse. Israël est capable de repousser les menaces extérieures, notamment le terrorisme suicidaire des islamistes palestiniens. Aujourd’hui, la majorité des Israéliens, particulièrement les jeunes, s’en foutent éperdument de la politique. Il ne croient plus à une paix fonctionnelle avec les Palestiniens. À leurs yeux, la seule option réaliste est de continuer à gérer au jour le jour le conflit qui nous oppose aux Palestiniens afin que la vie quotidienne soit la moins rude possible. La poursuite tous azimuts de la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est ne va certainement pas dans ce sens.”