‘Il faut éviter l’État unique et arabe’

Georges Bensoussan

L’historien français Georges Bensoussan, spécialiste reconnu de l’Histoire de la Shoah et du Sionisme, a signé en mai 2010 l’Appel à la raison JCall -un Appel lancé par des intellectuels Juifs européens au gouvernement de Benyamin Netanyahou pour qu’il mette fin à la colonisation de la Cisjordanie et reprenne les négociations avec l’Autorité Palestinienne- parce qu’il est très inquiet pour l’avenir de l’État d’Israël.

“Jamais depuis la Guerre de Kippour de 1973 l’État juif n’a été aussi près d’un danger majeur. Jamais autant qu’aujourd’hui, sauf en 1948, la question de sa pérennité ne s’est posée aussi dramatiquement. Oui, en pesant nos mots, la menace d’extermination est réelle en dépit de la force mécanique supérieure de l’État juif. Oui, une menace de génocide y est corrélée. C’est pourquoi l’enkystement actuel est un piège et l’Appel à en sortir n’est pas animé de cette logique complotiste propre à la pensée obsidionale. Les ennemis d’Israël sont assez nombreux et avérés pour ne pas en créer d’imaginaires”, explique Georges Bensoussan.

Né dans une famille sépharade marocaine, Georges Bensoussan est Rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah, responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris et auteur de plusieurs essais remarqués sur le génocide des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale et l’Histoire de l’État d’Israël, dont Un Nom impérissable. Israël, le Sionisme et la destruction des Juifs d’Europe (Éditions du Seuil, 2008), Une Histoire intellectuelle et politique du Sio­nisme (Éditions Fayard, 2002)…

Georges Bensoussan a étayé ses réflexions sur le conflit israélo-palestinien et ­expliqué les raisons qui l’ont motivé à signer l’Appel JCall dans un texte intitulé “Éviter l’État unique et arabe”, publié dans le livre collectif JCall. Les raisons d’un Appel, paru dernièrement aux Éditions Liana Levi et Piccolo.

C’est à la condition de négocier en vue de séparer les deux peuples que l’on pourra mettre sur la table toutes les questions, ajoute-t-il. Des plus connues aux moins dites, des manuels scolaires aux cartes des Atlas où l’État d’Israël a disparu par exemple.

“Surtout la question des réfugiés, de tous les réfugiés. Ceux de la Nakba -expression employée par les Palestiniens pour désigner la création de l’État d’Israël en 1948- et ceux des Juifs d’Irak terrorisés -Farhoud (pogrom) de juin 1941- et spoliés, des Juifs de Libye fuyant la peur au ventre (dé­pouil­lés évidemment, et massacrés au passage en 1945 et 1947), ceux de Syrie, traqués… 750000 Juifs du monde arabe sont arrivés en Israël, le plus souvent démunis, que l’État juif a intégrés, soignés, logés, instruits… Sans recevoir un seul dollar d’une quelconque Agence de l’O.N.U. C’est là l’intérêt de la négociation: parler de tout, et en bloc.”

Pour Georges Bensoussan, il faut absolument séparer les peuples israélien et palestinien. Sinon, à terme -“et ce “terme” est proche, une à deux générations alors que la Guerre des Six Jours de 1967 est déjà à deux générations derrière nous”, dit-il-, nous nous acheminerons vers l’État unique de la mer au Jourdain. C’est-à-dire: l’État binational.

“En clair l’État de Palestine-Israël qui deviendra rapidement l’État arabe tout court. Pourquoi? Parce que la réalité démographique comme la géographie imposent les choix politiques. Si la politique d’un État est dans sa géographie, disait jadis Napoléon Bonaparte, elle est aussi dans ses re­gi­stres d’État civil. Et ceux du peuple juif sont mal en point. Les coupes opérées par le nazisme sont irréparables. Non par je ne sais quelle fatalité historique, mais parce que l’évolution des sociétés développées auxquelles appartiennent les Communautés juives se caractérise par une faible na­ta­li­té. En Israël même, à fortiori avec les Territoires, la balance est de 1,8 pour les Juifs contre 3,4 pour les Arabes. Lesquels, en Israël en particulier, disent crûment, mais en aparté à qui veut les entendre, que ce sera la “revanche des ventres”. Dans une gé­né­ra­tion à peine, avec les Territoires, Israël comptera 40 à 50% de population arabe. Une population pour la­quelle la notion d’État du peuple juif demeurera étrangère. “Cette annexion à rebours ne laissera pas d’autre choix que d’exister avec une majorité arabe”, écrivait le journaliste israélien Ehud Yaari -dans la revue Foreign Affairs, édition de mars-avril 2010-”, rappelle Georges Bensoussan.

Force est de constater que l’envi­ronnement de l’État d’Israël est arabe, souligne-t-il.

“Cet environnement est arabe à l’intérieur des limites du 4 juin 1967 (12% de la population israélienne en 1949, 20% aujourd’hui), arabe à l’exté­rieur dans les Territoires palestiniens, arabe au-delà des frontières. Cet environnemen0t commande à l’État du peuple juif de se resserrer sur un espace étroit mais homogène. Évo­quer l’“abandon” de la Judée-Samarie comme une trahison vis-à-vis d’Eretz Israël quand la Galilée est arabe? Quand les 200000 Arabes israéliens de 1949 sont aujourd’hui près de 1 million 200000? C’est à l’intérieur de la “ligne verte” qu’il faut regarder quand des régions entières de l’État d’Israël sont habitées par une population qui a toutes les raisons de haïr un pays auquel elle est fidèle aujourd’hui, mais qui se retournera contre lui, demain, à la première manifestation de faiblesse. C’est celle-là la réalité d’Israël: le terrain et le terrain seul. La géographie seule. L’observation simple du voyageur de Tel-Aviv à Afoula qui emprunte la Route 6 et constate la suite ininterrompue de peu­ple­ment arabe à l’intérieur des lignes du 4 juin 1967.”

D’après Georges Bensoussan, “attendre, c’est signer la disparition d’Israël comme État juif dans une, deux ou trois générations: ne pas bouger puisqu’“il n’y a pas d’interlocuteur valable”, puisque les Palestiniens (sans doute une essence éternelle et figée dans la pierre?) “ne veulent pas d’État”. Parce que tout retrait israélien, du Liban, en 2000, et de Gaza, en 2005, s’est traduit par la guerre.”

L’État unique apparaîtra bientôt comme la “solution”, vaticine-t-il.

“Désormais, on communie avec une époque où la compassion est confondue avec la justice, l’émotion avec la pensée et le multiethnisme avec le multiculturalisme. Après les résultats brillants de Chypre, du Liban et de quelques autres tentatives de cohabitation nationale commune, les belles âmes applaudiront au laboratoire israélo-palestinien de l’État “unique et multiculturel”. Mais seuls les Israéliens, et par ricochet les dernières Judaïcités de la Diaspora, paieront l’addition de cette fumisterie qui a échoué partout. S’insurger contre cet État relèvera demain de l’“ethnisme” et pro­bablement du “racisme”. À refuser l’État binational en gardant les Territoires, l’État juif s’expo­sera dans une génération, ou à peine davantage, à dominer une po­pu­la­tion arabe devenue majoritaire. Qui veut de l’“apartheid” en Israël ?”

Georges Bensoussan n’est pas dupe. Il est très conscient que l’antisionisme et l’antisémitisme ont pignon sur rue dans les pays arabo-musulmans.

“Nous croit-on assez naïfs pour ignorer cette réalité qu’avec d’autres nous avons contribué à faire connaître? Croit-on qu’en appelant au dialogue je me fasse quelque illusion sur l’adversaire alors que je sais la profondeur d’un refus arabe qui dépasse de loin la question des Territoires et même celle de la cause palestinienne? C’est pour toutes ces raisons qu’un État d’Israël plus petit et plus homogène, plus sûr de son Droit, sera plus à même de se défendre. Non pour désarmer l’hostilité internationale. Comme le refus arabe, elle désarmera lentement tant l’Occident a besoin de faire de l’État juif le Juif des nations pourchassé jusqu’à la fin que l’on sait. Ce n’est donc pas pour complaire aux uns et aux autres qu’il faut dialoguer, donc être prêts à faire des concessions, à recevoir et à se séparer in fine. C’est pour la survie de l’État juif en tant qu’État juif.”

Georges Bensoussan ne ménage pas les détracteurs de l’Appel JCall, qu’il qualifie de “maîtres de l’attentisme faute de solution” alors que la raison de cet Appel est d’“alerter contre l’État unique qui se profile comme un piège tendu par les ennemis d’Israël”.

“Les objecteurs de l’Appel JCall ont raison sur quelques points pris isolément, mais ils ont tort sur l’ensemble. Ne pas bouger en pensant que le temps entérinera les faits accomplis, c’est rester prisonniers d’une vision à court terme. Il faut fermer la frontière et négocier pour mieux s’ouvrir au monde. Échapper à ce qui ne fait plus consensus dans la nation israélienne, ce qui la mine, ce qui nourrit la logique corruptrice dont on finit par s’accommoder. En cessant de ma­quiller les mots pour maquiller les choses: l’occupation est occupation, la domination d’un autre peuple est domination, même si chacun sait qu’il y a mille formes de domination et que dans des circonstances pa­reilles on ne donnerait pas cher de la vie d’un Juif en Territoire occupé par une armée arabe. Tout cela est vrai. Mille fois vrai. Et alors? C’est du principe de domination d’un autre peuple qu’il s’agit. Un principe qui corrompt toute la chose politique, qui accoutume à des comportements qui divisent le corps social, qui fatigue une partie des citoyens israéliens. Qui nourrit l’émigration des élites d’Israël. Cela, c’est aussi la réalité démo­gra­phique de l’État juif : 700000 Is­raé­liens, plus de 10% de la population, vivent aujourd’hui à l’étranger. Dont une bonne partie est d’un haut niveau professionnel. Ce ne sont pas les pauvres qui partent”,  constate Georges Bensoussan avec une pointe de désarroi.

 

In an interview, French historian Georges Bensoussan explains why he signed JCall, the Call to Reason, a European endeavour that calls for a two-state solution to the Mideast conflict.