Le conflit israélo-palestinien rend plus difficile le dialogue entre Juifs et Chrétiens, estime un grand intellectuel catholique français, Jean-Claude Guillebaud.
Jean-Claude Guillebaud
Écrivain, journaliste -il a été pendant une quinzaine d’années grand reporter au journal Le Monde et au magazine Le Nouvel Observateur- et éditeur aux Éditions du Seuil, Jean-Claude Guillebaud, qui est un fin connaisseur de la tradition juive, est l’auteur d’une dizaine d’essais de réflexion sur le désarroi du monde contemporain et les profondes mutations historiques et anthropologiques que l’humanité a connues depuis la fin des années 70.
Son dernier livre, paru cette année aux Éditions du Seuil: Le Commencement d’un monde. Vers une modernité métisse.
Au cours de l’entrevue qu’il nous a accordée lors de son dernier passage à Montréal, où il a été l’invité de l’Institut de pastorale des Dominicains du Québec, ce Catholique farouchement prolaïc nous a livré ses réflexions sur l’état actuel des relations judéo-chrétiennes.
C.J.N.: Selon vous, le conflit israélo-palestinien est un sérieux écueil pour le dialogue judéo-chrétien?
Jean-Claude Guillebaud: Oui, c’est un grand écueil. J’étais très engagé dans le dialogue judéo-chrétien. J’ai participé à plusieurs débats avec Gilles Bernheim, aujourd’hui Grand Rabbin de France, et mon ami Shmuel Trigano m’a invité plusieurs fois à donner des conférences au Collège des Études juives qu’il a fondé à l’Alliance Israélite Universelle. Il faut dire pour être juste qu’il y a un facteur important qui aggrave les choses entre les Juifs et les Chrétiens: les conséquences du conflit israélo-palestinien, qui n’en finit pas.
L’affaire de Gaza a été terrible. Dès qu’il s’agit d’Israël, des intellectuels juifs se radicalisent. Je comprends très bien que ces derniers ressentent de la peur et de l’effroi quand l’État d’Israël est attaqué. Mais cette manière d’interdire toute critique de la politique israélienne en brandissant systématiquement l’accusation d’antisémitisme, c’est inadmissible! Cette situation est aggravée par le fait que dès qu’il y a des affrontements entre Israéliens et Palestiniens, il y a des relents d’antisémitisme en France et dans les autres pays européens. Il y a une hypersensibilité dans la Communauté juive de France dès que la politique d’Israël est critiquée. Pourtant, je crois qu’il faut clairement et paisiblement juger la politique d’Israël comme on juge la politique de n’importe quel autre État normal. C’était le souhait du père fondateur de l’État juif, David Ben Gourion. Puisque certains d’entre nous avons été assez sévères pour juger de la politique militaire d’Israël à Gaza, ça nous oblige à être extrêmement vigilants et intraitables dès qu’il y a le moindre dérapage antisémite.
C.J.N.: À une époque où l’intégrisme religieux a pignon sur rue, le dialogue interreligieux n’est-il pas un vœu chimérique?
J.-C. Guillebaud: Le dialogue interreligieux ne peut se faire que par le sommet et non au prix de concessions. Le dialogue interreligieux, ce n’est pas du syncrétisme, ni de la démagogie, ni cacher sous le tapis les différences. Au contraire, c’est avoir le courage et l’énergie de mettre clairement sur la table les différences qui existent entre Juifs et Chrétiens et d’en débattre sans ambages.
Shmuel Trigano m’a aidé à mieux comprendre et à réfléchir sur le messianisme juif et sur ce que nous, Chrétiens, lui devons. C’est-à-dire: la voix des Prophètes cinq siècles avant Jésus-Christ, qui tout d’un coup surgissent dans le monde pour annoncer que le temps n’est pas circulaire, comme le pensaient le Grecs, mais droit, c’est-à-dire orienté vers un projet. Les Prophètes nous ont rappelé que nous, humains, sommes responsables du monde à venir. J’ai lu dans un passage du Talmud un commentaire sur les Psaumes qui m’a profondément touché: “Nous n’acceptons pas d’abandonner le monde aux méchants”, c’est-à-dire à la logique de la puissance.
C.J.N.: Pour vous, la tradition chrétienne puise toute son essence dans le Judaïsme?
J.-C. Guillebaud: Absolument. Je ne fais jamais une conférence dans les milieux catholiques ou protestants sans rappeler: “N’oubliez jamais que sur des points essentiels nous, Chrétiens, sommes Juifs.” Ce n’est pas une rigolade! Les Chrétiens sont enracinés dans la tradition juive. Évidemment, on peut débattre de la différence entre le messianisme juif et l’espérance chrétienne. Il ne faut pas que cette reconnaissance d’une filiation nous empêche de voir qu’il y a des différences fondamentales entre le messianisme juif et l’espérance chrétienne. Les Juifs et les Chrétiens n’ont pas la même perception des choses. Il y a une kyrielle de questions théologiques qu’il faut accepter de poser devant nous car celles-ci ne sont pas solubles dans la gentillesse.
On ne peut pas comprendre l’espérance chrétienne telle qu’elle a été d’abord formulée sur le plan strictement spirituel -l’espérance de la Parousie et ensuite, à partir du XIIe siècle, comment sont apparus dans le monde temporel les mouvements millénaristes avec Joachim de Flore et Saint Thomas d’Aquin -ce dernier entretenait une correspondance bien plus attentive qu’on ne le croit avec Rachi, ils s’estimaient réciproquement- sans sa référence directe au messianisme juif. Au fond, qu’est-ce que c’est que l’espérance chrétienne sinon le fondement de ce que la modernité a appelé “le progrès”, c’est-à-dire le sentiment d’être responsable du monde qui vient.
C.J.N.: Tout en étant un Catholique convaincu vous êtes aussi un défenseur invétéré de la laïcité. Pourtant, nombreux sont ceux qui croient que la religion et la laïcité sont deux notions antinomiques.
J.-C. Guillebaud: Je suis un défenseur acharné de la laïcité. Mais, pour moi, la laïcité véritable, ce n’est pas la peureuse révision à la baisse des points de vue, c’est leur libre expression dans un rapport robuste et apaisé. En Occident, les progressistes sont résolument persuadés que ces valeurs fondamentales, notamment la liberté individuelle, ont été arrachées, à la suite de luttes homériques, à l’obscurantisme judéo-chrétien et à l’autoritarisme clérical catholique. Nous avons tendance à retourner cette liberté individuelle contre les religions.
Nous oublions ainsi que l’individualisme est une invention judéo-chrétienne. Cette primauté donnée à l’individu dans son intériorité, c’est quelque chose qui n’existe pas du tout sous cette forme-là dans les autres cultures humaines: ni chez les Grecs à l’époque de l’Antiquité, ni chez les Chinois, ni dans l’islam. Il en est de même de l’aspiration égalitaire, magnifiée par Saint Paul dans l’Épître aux Galates. On peut faire aussi le même constat sur les notions d’universalité, de progrès et, bien sûr, d’espérance, qui a substitué l’idée du “temps circulaire”, de l’“éternel retour”, telle que conçue dans la tradition grecque ou orientale, par l’idée de “sens de l’Histoire”.
C.J.N.: Malraux disait que “le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas”. Mais le XXIe siècle ne sera-t-il pas plutôt le siècle de l’intrusion et de l’instrumentalisation du politique par les religions?
J.-C. Guillebaud: C’est vrai qu’aujourd’hui la religion est de plus en plus souvent instrumentalisée et mise au service de la violence. En ce qui a trait au conflit israélo-palestinien, aujourd’hui, les adversaires de l’État d’Israël sont des fondamentalistes islamistes alors qu’il y a vingt ans le principal ennemi des Israéliens était l’OLP, une organisation qui à l’époque était plutôt laïque et très hostile à l’islam. De la même façon, il y a quinze ou vingt ans, qui était le principal adversaire d’Israël sur le plan international? C’était l’Irak, une dictature baassiste, c’est-à-dire laïque et très antireligieuse, à tel point que les Occidentaux s’en étaient servis pour faire pièce à l’Iran après la révolution khomeyniste.
Cette instrumentalisation du politique et du social par des groupes religieux est une réalité très ostensible. Mais, en même temps, il ne faudrait pas oublier qu’au siècle précédent, le XXe siècle, il y a seulement neuf ans, qui a été sans doute l’un des siècles les plus ensanglantés de l’Histoire, la violence a été générée par des idéologies qui étaient antireligieuses. À ce que je sache, l’hitlérisme, le stalinisme ou les folies meurtrières du Kampuchéa démocratique du Cambodge ne s’appuyaient pas sur la religion.
C.J.N.: Mais, force est de reconnaître que les intégrismes religieux, qui sont légion en cette première décade du XXIe siècle, constituent une sérieuse menace pour la stabilité sociale et géopolitique du monde.
J.-C.Guillebaud: Ce n’est pas le religieux en tant que tel qui nous menace. Le religieux peut être source de violence comme le non religieux. Ce qui nous menace, et sur lequel il faut être extrêmement vigilant, c’est la pathologie de la croyance. Je pense que toutes les croyances, toutes les convictions, qu’elles soient religieuses ou antireligieuses, sont habitées et menacées par leur propre dérive meurtrière. Il ne faut pas succomber à la mode médiatique qui a tendance à “confessionnaliser” tous les conflits du monde, c’est-à-dire à expliquer ces conflits uniquement à travers le prisme religieux. Il y a quantité de conflits dont l’objet initial et le moteur principal ne sont pas religieux mais qui donnent lieu aujourd’hui à une instrumentalisation de la religion parce que les grandes idéologies, même les pires, sont en déclin.
In an interview when he was in Montreal, Catholic French author Jean-Claude Guillebaud talks about the ongoing importance of Judeo-Christian dialogue today.