C’est un Gérard Bouchard souriant, détendu et affable que nous avons rencontré au début de l’été dans un café de la rue Saint-Denis pour une conversation à bâtons rompus autour de son dernier cru littéraire, Uashat (Éditions du Boréal), son troisième roman.
Dans ce roman remarquable et très captivant, dont le récit se situe au début des années 50 dans un territoire amérindien, sis sur la Côte-Nord, dépecé progressivement par l’inéluctable vague d’industrialisation qui déferle sur cette région forestière, le réputé sociologue et historien explore un épisode tragique de l’histoire des Amérindiens du Québec: la fin de leur grande liberté, qu’ils vivaient pleinement dans des majestueux territoires de chasse, et le début de leur dépendance et de leur déclin irréversible.
Après avoir enseigné durant une année à la prestigieuse Université Harvard, où il a été professeur invité, Gérard Bouchard a décidé de troquer ses habits de Coprésident de la célèbre Commission sur les pratiques d’Accommodements reliées aux différences culturelles pour ceux du romancier, un créneau littéraire dans lequel il excelle aussi.
Canadian Jewish News: L’expérience singulière que vous avez vécue l’année dernière comme Coprésident de la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’Accommodements dits raisonnables a-t-elle nourri votre imagination romanesque? Écrirez-vous un roman inspiré de vos souvenirs de cette Commission?
Gérard Bouchard: La Commission sur les pratiques d’Accommodements reliées aux différences culturelles, que j’ai coprésidée avec mon confrère Charles Taylor, m’a fait vivre de nombreuses expériences humaines très enrichissantes. Dans le cadre des forums organisés par cette Commission, j’ai eu beaucoup de contacts et d’échanges avec des personnes provenant de toutes les régions du Québec. Des gens qui étaient angoissés venaient se confier à nous. Personnellement, et non scientifiquement -ça, c’est une autre affaire-, ce que je retiens surtout de cette Commission, ce sont les confidences et les conversations que j’ai eues avec des Québécois de diverses origines ethniques et culturelles. Pour moi, ce sont les souvenirs les plus marquants de mon expérience dans le cadre de cette Commission. J’aurais de quoi nourrir un roman avec toutes les confidences, les anecdotes et les récits personnels qui nous ont été relatés au cours des audiences et des forums que nous avons tenus. Mais, pour l’instant, je n’ai aucun goût de relater ces souvenirs sous une forme romanesque. Pourtant, ce ne sont pas les émotions qui ont manqué. Peut-être que ça viendra plus tard. Je ne prends aucun engagement car, contrairement à une monographie scientifique, on écrit un roman quand on a envie de l’écrire.
C.J.N.: Quels ont été les moments les plus marquants de votre coprésidence de cette Commission sur les pratiques d’Accommodements dits raisonnables?
G. Bouchard: Avant le début des forums organisés par la Commission dans différentes régions du Québec, j’ai tenu à rencontrer -Charles Taylor était encore retenu aux États-Unis où il enseignait- des habitants d’un village de l’intérieur des terres, en Gaspésie. Je voulais savoir comment ces Gaspésiens percevaient le débat sur les pratiques d’Accommodements reliées aux différences culturelles, comment vivaient-ils ces différences culturelles? J’ai passé une soirée mémorable en compagnie d’une dizaine de personnes de ce village de la Gaspésie.
Je tenais aussi à rencontrer des membres de ce que nous appelons les Groupes sondes -Focus Groups-. Certains soirs de l’été 2007, j’allais au Nord de Montréal, dans le secteur de Jean-Talon, dans des cafés tunisiens, marocains, portugais… Il faisait beau, les gens étaient assis dans les terrasses de ces cafés. Je passais deux à trois heures à converser amicalement avec eux. Pour moi, ces rencontres et ces échanges sont des souvenirs magnifiques. Un climat de confiance s’est vite instauré entre nous. Ça en venait très rapidement aux confidences. J’ai pris alors conscience de la force, souvent sous-estimée, des relations humaines. Au fil de nos conversations, je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus des Québécois francophones d’ascendance -pour l’instant, c’est le terme qui me paraît le mieux désigner les descendants des Canadiens français -, des Marocains, des Tunisiens, des Haïtiens, des Latino-Américains… mais tout simplement des êtres humains qui échangeaient avec moi au sens le plus noble du mot au-delà des stéréotypes, des perceptions préétablies, de tout ce qui fait écran à la communication entre des êtres de différentes origines culturelles. Ces rencontres-là ont été exceptionnelles. Ce sont des moments privilégiés. Ma mémoire de la Commission sur les pratiques d’Accommodements reliées aux différences culturelles est d’abord nourrie par ces souvenirs.
C.J.N.: Vous avez rencontré aussi des membres de la Communauté juive?
G. Bouchard : Bien sûr. Avant le début des travaux de la Commission, nous avons rencontré aussi des leaders et des membres de la Communauté juive québécoise. Nous avons eu avec eux des échanges francs et très constructifs. À l’instar d’autres groupes de la société québécoise, la Communauté juive a participé aussi avec beaucoup d’entrain aux discussions et aux forums organisés dans le cadre de la Commission que j’ai coprésidée avec Charles Taylor.
J’avais déjà rencontré la Communauté juive sépharade francophone car elle m’avait invité il y a quelques années à donner des conférences dans une de ses institutions culturelles. Je garde d’excellents souvenirs de ces rencontres avec des Sépharades de Montréal.
Établie au Québec depuis plus de deux siècles, la Communauté juive a des racines québécoises très profondes.
La Communauté sépharade a organisé avant le début des audiences de la Commission une grande soirée de réflexion sur la question des pratiques d’Accommodements liées aux différences culturelles, à laquelle elle a convié des spécialistes chevronnés de ce sujet: des universitaires, des journalistes, des intervenants dans le domaine des relations interculturelles, des enseignants… Ce fut une soirée très enrichissante, à laquelle j’ai assisté à titre personnel. J’ai pris beaucoup de notes ce soir-là. Ce forum fut aussi pour moi l’occasion de rencontrer et discuter longuement avec des leaders et des membres de la Communauté juive.
C.J.N.: Comment vous est venue l’idée d’écrire un roman sur les Amérindiens du Québec?
G. Bouchard: Assez curieusement, le goût d’écrire Uashat m’est venu de l’expérience de chercheur que j’ai vécue auprès des Communautés amérindiennes du Québec. Dans la perspective de la rédaction d’un ouvrage universitaire, j’ai consulté des archives, des documents, des séries statistiques… sur ces Communautés. Ensuite, pour enrichir mon corpus et mon analyse, j’ai eu l’idée de recueillir les récits oraux des vieux chefs de ces Communautés. Je me suis intéressé à ces vieilles personnes qui avaient vécu la grande période de la chasse dans les territoires, où la majorité d’entre elles étaient nées. Ces vieux chasseurs ont été témoins de la cassure d’un monde plusieurs fois séculaire. Les territoires de chasse ont commencé à être détruits, les Indiens étaient empêchés d’y aller et furent contraints de se confiner dans des réserves. Ce qui m’intéressait, c’était de recueillir les témoignages des Amérindiens qui avaient vécu personnellement cette terrible cassure dans leur vie privée.
J’ai rencontré plusieurs de ces vieux chasseurs, qui ont aujourd’hui entre 75 et 85 ans, qui ont pu sauver la mémoire de ces périodes charnières. Ils ont le souvenir d’avoir été libres dans ces grands territoires alors qu’une fois qu’ils ont été confinés dans les réserves, ils sont devenus dépendants et ont perdu toute leur liberté.
C.J.N.: Depuis, la situation socioéconomique des Communautés amérindiennes du Québec s’est-elle améliorée ou considérablement aggravée?
G. Bouchard : Il y a des raisons de penser que depuis les années 50, époque où se situe la trame de mon roman, le problème s’est aggravé car il a engendré un processus délétère d’autodestruction. À partir du moment où la vie dans les territoires de chasse devenait impossible, ça voulait dire que toute la culture et toute l’organisation sociale de ces Communautés amérindiennes se trouvaient mises en échec. Donc, les Indiens étaient désormais confinés et astreints à assurer leur survie dans l’espace de la réserve où ils étaient mis en dépendance. Pas seulement en dépendance matérielle et sociale, mais culturelle aussi. Les jeunes Amérindiens étaient internés dans des pensionnats catholiques dont le but premier était de les assimiler, de leur enlever leur culture et de les déraciner complètement.
Depuis cette époque, la situation s’est quelque peu améliorée. En effet, les gouvernements blancs ne s’escriment plus à assimiler les Indiens. Ils ont renoncé à cette entreprise bancale. Mais un schisme profond s’est créé entre cette ancienne culture indienne, qui ne peut plus survivre et se perpétuer comme avant, et la dépendance accrue des Amérindiens par rapport à la société moderne. Ce schisme n’a pas été encore comblé. Ces deux impératifs sociaux, qui paraissent incompatibles, devront être réconciliés à un moment donné. Sinon, la situation sociale des Communautés Amérindiennes ne fera qu’empirer.
C.J.N.: Uashat n’est-il pas une ode au dialogue interculturel, à la connaissance de l’Autre, en l’occurrence ces Amérindiens que les Québécois connaissent si mal?
G. Bouchard: On peut lire et interpréter mon roman comme ça. Mais ce n’est pas dans cette logique que je l’ai écrit.Ce livre ne véhicule aucun message spécifique. Les règles du roman m’imposaient toutes ces couleurs locales, tous ces détails de la vie collective ou quotidienne, toutes les images qui étaient présentes dans l’imaginaire des chasseurs Amérindiens… Pour moi, ça faisait partie du travail du romancier, à savoir nourrir le récit, lui donner plus de vraisemblance, d’autorité.
Pour le reste, ce que j’ai voulu faire dans ce roman, c’est une chose très claire: exprimer l’émotion que j’ai vécue au cours de mes conversations avec ces vieux chasseurs Amérindiens. Je sortais en miettes de ces rencontres. J’étais bouleversé par un type d’éloquence que nous, les Blancs, ne connaissons pas. C’est une éloquence, une façon de s’exprimer magistrale, je crois proprement autochtone, c’est-à-dire une combinaison d’éléments qu’on trouve rarement chez les Blancs: une grande économie de mots et une grande sobriété d’effets rhétoriques, mais, en même temps, une puissance d’émotion et d’expression saisissante.
Une vraie éloquence qui sort du coeur mais dont on a l’impression qu’elle n’a pas été inventée par le talent de la personne à qui on parle mais qui fait plutôt partie d’une culture qui s’est façonnée au fil des siècles, où le discours oral est très important mais où on admet aussi le silence à travers ce discours. C’est un agencement qui m’a complètement déconcerté et profondément ému même lorsqu’il était violent. Mes informateurs me parlaient d’événements tragiques mais sur un ton qu’on ne peut qualifier de léger. Nous, les Blancs, n’exprimons pas des choses tragiques de cette façon-là, avec une telle intensité. Les Améridiens s’expriment plus de l’intérieur avec une espèce de sobriété qui finit par être criante.
In an interview, Gérard Bouchard talks about his experience as co-chair of the recent commission on reasonable accommodation of minorities in Quebec and discusses his latest novel, Ushat.