Une entrevue exclusive avec Elie Wiesel

Survivant des camps d’extermination nazis d’Auschwitz et de Buchenwald, écrivain de langue française de renommée mondiale -il est l’auteur d’une cinquantaine de livres traduits dans de nombreuses langues-, universitaire réputé et Prix Nobel de la Paix, Elie Wiesel est une des grandes figures intellectuelles et humanistes de notre temps.

Cet infatigable passeur de Mémoire et militant des Droits de l’Homme mène depuis de nombreuses années un farouche combat contre l’indifférence au Mal.

Dans son nouveau roman, Otage, qui vient de paraître aux Éditions Grasset, Elie Wiesel met en scène un conteur juif américain, Shaltiel Feigenberg, pétri de tradition et de mystique hassidiques, qui est enlevé en plein New York par un groupuscule de fondamentalistes religieux. Embastillé par ses ravisseurs dans une cave, Shaltiel est sommé sous les sévices physiques et la torture mentale de condamner publiquement la politique d’Israël et d’exécrer le peuple juif. Pour surmonter cette épreuve existen­tielle très éprouvante, Shaltiel ­s’agrippe désespérément à sa Mémoire, et à celle de ses ancêtres. Des souvenirs enfouis rejaillissent avec force: la déportation vers les camps de la mort, en 1942, des habitants du ghetto de Davarowsk, sa ville natale en Transylvanie; sa survie durant la Guerre grâce à la protection d’un comte allemand, officier dans les Services de renseignement nazis; l’engouement de son frère aîné, Pinhas, pour le communisme russe; les récits bouleversants de son père et de son oncle, rescapés de l’enfer d’Auschwitz…

Dans ce roman émouvant et très capti­vant, magnifiquement écrit, Elie Wiesel aborde de nouveau avec brio ses thèmes de prédilection -l’impérieux Devoir de Mémoire; la condamnation des fanatismes politiques et religieux; les dérives de l’Histoire; la richesse spi­ri­tuelle et humaniste de la tradition hassidique…- et nous livre des réflexions perspicaces sur le contentieux israélo-arabe et la menace lancinante que fait peser aujourd’hui sur l’humanité le terrorisme fondamentaliste.

Elie Wiesel nous a accordé une entrevue exclusive.

Canadian Jewish News: Dans “Otage” vous abordez frontalement une problématique funeste, malheureusement toujours d’une brûlante actualité: le terrorisme suicidaire islamiste, en l’occurrence palestinien. C’est l’un des grands fléaux du XXIe siècle?

Elie Wiesel: Certainement. Le XXe siècle a été marqué par le fanatisme racial, à Berlin durant l’époque nazie, et le fanatisme politique et idéologique, à Moscou durant l’ère communiste. Je pense qu’il y a une continuité inconsciente du fanatisme: la tragédie du 11 septembre 2001 est la conséquence des horreurs commises durant le XXe siècle. Le XXIe siècle est menacé par un autre fanatisme: religieux. Aujourd’hui, les terroristes fanatiques et suicidaires, qui obéissent à la même logique du Mal, instrumentalisent cyniquement les écrits religieux pour “légitimer” leurs desseins meurtriers. Notre monde est en danger à cause de ce terrorisme macabre. Imagi­nez un terroriste fanatique islamiste qui arriverait à se procurer une petite bombe nucléaire ou bactériologique…

C.J.N.: Vous rappelez qu’il n’y a pas un lien de causalité entre le terrorisme fondamenta­liste islamiste et le conflit israélo-palestinien.

Elie Wiesel: Nous sommes devenus les otages d’une violence universelle. Il y a toujours eu de la violence, de la haine et des guerres, mais désormais on a l’impression que cette folie meurtrière a atteint un degré d’absolu. Pour moi, le paroxysme de ce fléau morbide est le terrorisme suicidaire. Tous les jours, des exactions terroristes aveugles sont perpétrées dans les quatre coins du monde: à Bagdad, à Kaboul, à New Delhi, à Istanbul… Très nombreux sont ceux qui croient que ce terrorisme fanatique est la conséquence directe du conflit entre Israël et les Palestiniens. C’est un leurre! Les bombes suicidaires qui explosent à Bombay, à Ankara, à Karachi… n’ont rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. Depuis plusieurs années, je mène une campagne pour qu’on promulgue une loi internationale qui déclarera le terrorisme suicidaire comme un crime contre l’humanité.

C.J.N.: Les deux ravisseurs de Shaltiel, le héros de votre roman, ont des conceptions fort différentes du terrorisme. L’un a épousé la cause palestinienne par sentimentalisme alors que l’autre est un terroriste obtus et radicalement antisémite.

Elie Wiesel: Entre Shaltiel et son geôlier, Luigi, le dialogue est possible parce que ce révolutionnaire italien, qui a épousé la cause palestinienne par idéal, n’est pas un doctrinaire intransigeant, ni un terroriste invétéré. Quand Shaltiel lui raconte la triste histoire de son père et de son oncle, tous deux survivants d’Auschwitz, Luigi est envahi par le doute et la culpabilité. Par contre, l’autre ravisseur de Shaltiel, le Palestinien Ahmed, est un adepte inflexible d’un terrorisme aveugle et aveuglant. Le dialogue entre les deux hommes est impossible car on ne peut pas converser avec la haine meurtrière. Comment discuter avec un fanatique jusqu’au-boutiste qui a tant de mépris envers les Israéliens et le peuple juif?

C.J.N.: La rhétorique ignominieuse rabâchée par Ahmed est une preuve patente que l’antisémitisme est le principal credo idéologique des terroristes islamistes.

Elie Wiesel: Absolument. Détrompons-nous! S’il est vrai qu’on peut être antisioniste sans être antisémite, il est vrai aussi que la propagande antisioniste est souvent nourrie par l’antisémitisme. Chose certaine: tous les antisémites sont antisionistes!

C.J.N.: Pourquoi avez-vous situé l’action de ce roman en 1975 et non dans les années 2000?

Elie Wiesel: J’ai choisi l’année 1975 pour montrer le caractère extrême d’une époque révulsée par le terrorisme palestinien et international. C’est un contexte violent fortement marqué, en 1972, par la prise d’otages des athlètes juifs israéliens lors des Jeux Olympiques de Munich et, en 1976, par le détournement vers Entebbe par des terroristes palestiniens d’un avion d’Air France transportant à son bord de nombreux passagers israéliens et juifs. Je ne pouvais pas situer le roman aujourd’hui parce qu’il y a une aile palestinienne qui semble modérée et avec laquelle Israël dialogue.

C.J.N.: Êtes-vous optimiste en ce qui a trait aux perspectives futures des négociations israélo-palestiniennes?

Elie Wiesel: Je suis très favorable à ce dialogue avec l’Autorité Palestinienne présidée par Mahmoud Abbas. C’est moi qui ai organisé la première rencontre entre Mahmoud Abbas et Ehoud Olmert, à l’époque Premier ministre d’Israël. Le Roi Abdallah II de Jordanie a assisté aussi à cette rencontre. Mahmoud Abbas et Ehoud Olmert sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Les deux ont versé des larmes ce jour-là. Je me suis dit alors: “En dépit du ter­ro­risme suicidaire et des nombreux écueils auxquels les partisans de la paix en Israël et en Palestine se heurtent tous les jours, l’espoir est possible”.

C.J.N.: La dialectique judéophobe islamiste n’a-t-elle pas ravivé le négationnisme de la Shoah?

Elie Wiesel: Malheureusement oui, le négationnisme sévit toujours. Son principal héraut, Mahmoud Ahmadinejad, est un antisémite féroce et un négationniste fanatique de la Shoah. Moi, j’exige qu’Ahmadinejad soit arrêté, traduit devant le Tribunal international de la Haye et accusé de crime contre l’humanité parce que l’incitation au meurtre du peuple d’Israël est une intention foncièrement criminelle. Même Fidel Castro, qui n’a jamais été un grand philosémite, a récemment durement critiqué Ahmadinejad pour sa rhétorique antisémite haineuse -au cours d’une entrevue qu’il a accordée au journaliste américain Jeffrey Goldberg du magazine The Atlantic. Castro a demandé à Ahmadinejad d’abandonner son combat abject. Il y a de plus en plus de négationnistes, surtout en Amérique. Que faut-il faire pour contrecarrer leurs idées nauséabondes? Me battre contre eux? Ce serait une perte de temps. Je ne leur accorderai jamais la dignité du débat. Ces assassins de la Mémoire juive ne sont pas des malades mentaux mais des malades moraux. Le meilleur antidote contre le négationnisme est indéniablement l’Éducation, surtout auprès des jeunes.

C.J.N.: Que pensez-vous du projet éducatif “Aladin”, initié l’année dernière par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah de France pour raconter et enseigner la Shoah dans le monde arabo-musulman?

Elie Wiesel: Le projet Aladin, dont je suis conscient qu’il ne suscite pas l’una­ni­mi­té dans le monde arabo-musulman, est intéressant. On m’a dit que mon livre La Nuit sera prochainement traduit en langue arabe.

C.J.N.: La concurrence Mémorielle qui sévit aujourd’hui en Occident banalise la singularité de la Shoah. Ce phé­no­mène inexorable vous inquiète-t-il?

Elie Wiesel: Il est impératif de rap­pe­ler que la Shoah est une tragédie juive aux implications universelles. Son universalité réside dans son unicité. Toute tentative de diluer ou extrapoler cette unicité ne peut qu’en fausser le sens. C’est avant tout en tant que Juif que j’évoque cette horrible tragédie. C’est mon devoir. En faisant cela, j’incite les autres à se rappeler des drames vécus par les leurs. Pour moi, la Mémoire n’est pas un instrument d’exclusion ou de réduction mais, au contraire, d’ouverture et d’inclusion. Celle-ci ne peut s’enrichir qu’en s’approfondissant. En d’autres termes, plus la Mémoire d’un Juif est juive, plus elle se transcende pour atteindre l’universel.

C.J.N.: Le silence occupe une place prépondérante dans votre oeuvre littéraire. Pourquoi?

Elie Wiesel: Le poids d’un livre, ce ne sont pas ses mots, c’est son silence, souvent abyssal, ce qu’il ne dit pas. Il y a toujours des silences dans mes livres. Mais c’est un silence mystique et non clinique. Dans Otage, je relate l’histoire d’un orchestre constitué de grands violonistes qui jouent avec des violons dépourvus de cordes. Et, le public, recueilli et ému, les écoute! Dans la tradition hassidique, le silence est une puissante métaphore pour solliciter la Mémoire de Dieu. Il y a deux thèmes majeurs dans ce roman: la solitude de Shaltiel et le silence.

C.J.N.: L’indifférence au Mal vous a toujours horripilé. Vos interventions auprès d’hommes politiques puissants en faveur de peuples opprimés se sont-elle avérées parfois fructueuses?

Elie Wiesel: Je pense que quand je suis avec ces hommes politiques influents, ils m’écoutent, mais je ne suis pas tout le temps avec eux! Je suis conscient que quand des présidents et des chefs d’État m’accueillent, ce n’est pas moi qu’ils reçoivent à la Maison Blanche, à l’Élysée… mais le Prix Nobel. Je con­nais très bien mes limites. Il y a la limite Nobel. On m’ouvre toutes les portes. Ce que j’ai à dire, je le dis avec beaucoup de franchise, mais je suis bien conscient que mes interventions pour alerter mes interlocuteurs sur la gravité et l’ampleur de drames humains abominables ne donnent pas toujours lieu à des actions gouvernementales internationales concrètes. Ma vie n’est pas faite de triomphes, mais plutôt de défaites. Quand je pense à tous les combats et aux livres que j’ai écrits pour aider des peuples en détresse, un seul de ces livres m’a apporté de la joie: Les Juifs du silence. Ce récit, publié en 1965, relate le vaillant combat mené par les Juifs de l’Union soviétique pour leur libération.

C.J.N.: Dans le cas des Juifs soviétiques, après de longues années de lutte, vous avez remporté une grande victoire.

Elie Wiesel: Au début des années 60, dès mon retour d’un voyage en URSS, j’ai fait un voeu pieux que je réitérai tous les jours, comme le Juif qui met les Téfilim chaque matin: “Il faut que je fasse quelque chose pour les Juifs de l’URSS”. J’ai commencé alors à écrire des éditoriaux dans le New York Times pour défendre leurs droits bafoués, à prendre la parole lors de manifestations de solidarité, à appeler des sénateurs américains… La parution de mon livre Les Juifs du silence a quand même bouleversé un peu les choses dans le monde entier. Quand je pense qu’ il y a aujourd’hui 1 million de Juifs russes en Israël, je me dis que j’ai quand même fait quelque chose pour eux.

C.J.N.: Avez-vous pris position dans l’affaire très controversée de la construction d’un Centre culturel islamique aux abords de Ground Zero, à New York?

Elie Wiesel: C’est une affaire très épineuse qui exacerbe les sensibilités et les passions. Les promoteurs de ce projet, qui suscite de vives polémiques, ont légalement le droit d’édifier ce Centre islamique près de Ground Zero. La Constitution américaine le leur permet. On ne peut pas contester la Constitution. Mais les concepteurs de ce projet doivent comprendre que celui-ci a heurté les sensibilités de beaucoup d’Américains, surtout celles des familles des victimes ayant péri dans l’effroyable tragédie du 11 septembre 2001. Je travaille à une idée qui pourrait réconcilier tout le monde. Au cours d’une conférence à New York, à laquelle j’ai participé avec David Axelrod, l’un des principaux conseillers politiques du président Barack Obama, j’ai proposé une idée: pourquoi les Musulmans impliqués dans ce projet ne s’associeraient-ils pas à des représentants des deux autres grandes religions monothéistes, le Judaïsme et le Christianisme, pour ériger, sur ce site, un Centre oecuménique, qui réunirait des croyants Musulmans, Juifs et Chrétiens? Ainsi, ce lieu ne serait pas l’apanage exclusif d’une religion mais des trois grandes religions du Livre. Ma proposition a été accueillie très positivement par tout le monde, sauf par les promoteurs Musulmans de ce projet, qui n’ont pas encore réagi à celle-ci.

C.J.N.: Vous arrive-t-il de désespérer quand vous constatez que l’humanité n’a pas su tirer les leçons des tragédies qui ont ensanglanté le XXe siècle?

Elie Wiesel: Dans le Judaïsme, le messianisme ne doit pas être une source de désespérance et de désolation mais, au contraire, d’espoir en l’avenir. Le messianisme, c’est la conscience que l’homme n’est pas parfait et la certitude qu’il peut devenir meilleur. Le messianisme nous exhorte à être optimistes, surtout quand nous sommes confrontés à de dures épreuves existentielles. Il y a chez Shaltiel une dimension mes­sia­nique et prophétique. C’est grâce à la Mémoire que Shaltiel est sauvé. Lorsqu’il montre à son ravisseur Luigi la photo de son père avec son matricule d’Auschwitz tatoué sur son bras, celui-ci, totalement dérouté, prend alors conscience de la folie meurtrière dans laquelle il s’est empêtré. La Mémoire, qui nourrit les attentes messianiques, ne nous fait pas désespérer mais, au contraire, espérer en un avenir plus radieux.


In an interview, Nobel Peace Prize winner, author Elie Wiesel talks about his latest book, Otage, and his efforts to improve the future prospects of mankind.