PARIS — Agrégé de Philosophie, Grand Rabbin de la Synagogue de la Victoire de Paris -la plus vieille institution cultuelle juive de France-, directeur du Département Torah et Société et de la Commission d’Éthique médicale du Consistoire israélite de Paris, vice-président de l’Amitié judéo-chrétienne de France… Gilles Bernheim, 55 ans, vient d’être élu Grand Rabbin de France. Il succédera, en janvier 2009, au Grand Rabbin Joseph Sitruk, qui a assumé cette fonction pendant vingt et un ans consécutifs.
Ce fin connaisseur des Évangiles chrétiens a publié récemment avec le Cardinal Philippe Barbarin, Archevêque de Lyon, un livre d’entretiens passionnant sur l’état des relations judéo-chrétiennes: Le Rabbin et le Cardinal (Éditions Stock). Un livre-événement encensé unanimement par des spécialistes réputés des exégèses bibliques juive et chrétienne.
Le Grand Rabbin Gilles Bernheim et le Cardinal Philippe Barbarin se sont engagés avec entrain, sans aucune concession de part et d’autre, dans ce dialogue franc, pétillant et bouleversant.
Au centre de ce livre, il y a la question de Jésus et de sa judéité, celle de la Loi et de la foi, celle du rôle de Saint Paul… Sont aussi abordés des problèmes qui sollicitent l’attention de tous au quotidien: la laïcité, l’islam, la place des religions dans le monde moderne, l’intégrisme…
Le Grand Rabbin Gilles Bernheim a accueilli affablement le Canadian Jewish News pendant une heure dans son bureau personnel, jouxtant l’Hôtel des Invalides, lieu mythique de l’histoire militaire de la France, au coeur duquel est niché le tombeau imposant du structurateur du judaïsme français, Napoléon Bonaparte.
Cette entrevue a été réalisée pendant que la campagne pour l’élection du Grand Rabbin de France battait son plein.
Canadian Jewish News: En ce début du XXIe siècle, le dialogue judéo-chrétien est-il toujours un défi de taille pour les Juifs et les Chrétiens?
Grand Rabbin Gilles Bernheim: Je saurais répondre en ce qui a trait au défi que représente pour les Chrétiens le dialogue avec les Juifs. Pour le théologien allemand Friedrich Wilhelm Marquardt: “L’antijudaïsme chrétien ne sera dépassé que lorsque les Chrétiens seront parvenus à percevoir dans un sens positif le “non” des Juifs à Jésus”. Ce qui ne veut pas dire que les Juifs n’ont plus rien à dire aux Chrétiens parce qu’ils disent “non” à Jésus. Mais cela veut dire que le “non” des Juifs à Jésus n’est plus perçu par les Chrétiens comme une offense, mais comme une manière d’être Juif, d’être homme d’une manière autre que celle que le christianisme préconise. Ça veut dire que cette altérité du judaïsme est désormais reconnue comme une valeur profonde par les Chrétiens.
Le dialogue entre Juifs et Chrétiens, c’est la rencontre de deux altérités, c’est-à-dire de deux différences qui ne se laissent pas réduire à un oecuménisme mou. Cette parole du théologien Marquardt est très importante parce que, et l’ensemble de ce livre en témoigne, ni le Cardinal Philippe Barbarin ni moi-même n’avons fait la moindre concession. C’est un dialogue courtois entre deux personnes qui s’estiment, voire qui ont de l’affection l’une pour l’autre. Un dialogue franc, entier, très exigeant, où la peur d’être autre, et parfois de déplaire, n’est jamais escamotée au profit d’un oecuménisme qui n’aurait de toute façon aucune raison d’être.
C.J.N.: Est-ce la figure de Jésus qui rend ce dialogue plus difficile?
Grand Rabbin Bernheim: Nous, Juifs, différencions bien le Jésus historique du Jésus que l’on appelle “christique”. Le Jésus historique est un homme avec sa sagesse. Aujourd’hui, certains Rabbins pensent que Jésus adoptait des positions très minoritaires, qui n’ont été affirmées que dans des circonstances exceptionnelles. Cet homme Jésus est Juif, et l’est resté, quelles que soient les contradictions qu’il affiche avec la Loi juive, la Torah et les Mitsvoth, et quel que soit le jugement sévère que nombre de Rabbins peuvent avoir à son égard.
Ce n’est donc pas la judaïté de Jésus qui est en cause, même si on n’est pas d’accord à tous les coups sur ce qu’il dit ou fait. Ce qui est en cause, c’est le traitement qui a été opéré sur la fin de sa vie avec la souffrance, la mort, la crucifixion et la résurrection. Ce qui est en cause, c’est toute la christologie, c’est-à-dire l’élévation d’un homme au rang de médiateur entre l’homme et Dieu, voire de demi-Dieu, partie prenante de la divinité. Là, nous sommes dans un champ de référent qui est complètement étranger aux Juifs. À partir de là, le christianisme n’a plus rien à voir avec le judaïsme. Cette proximité et cette irréductible différence sont non seulement rappelées mais soulignées tout au long de ce livre.
C.J.N.: Quel regard portez-vous sur le dialogue interreligieux en 2008, entre le judaïsme, le christianisme et l’islam?
Grand Rabbin Bernheim: Je suis beaucoup moins averti du dialogue entre le judaïsme et l’islam. Il y a en France des Rabbins, et des Juifs qui ne sont pas Rabbins, qui font un travail remarquable pour faire avancer le dialogue avec l’islam. Seulement, la différence qui existe entre le dialogue entre Juifs et Chrétiens et le dialogue entre Juifs et Musulmans, c’est que le dialogue entre Juifs et Chrétiens commence sur un texte. Juifs et Chrétiens peuvent avoir une lecture très différente du Pentateuque, de la Torah, mais ils lisent le même texte, même si chaque lecture ouvre des perspectives très différentes.
Le dialogue avec les Musulmans ne se fait pas sur un texte. Ce n’est pas une discussion portant sur tel ou tel autre verset des Prophètes. Ce n’est pas une divergence de lecture, même en ce qui a trait à Isaac puisqu’on sait que dans la version juive c’est Isaac qui est élevé sur la montagne de Moria par son père Abraham alors que dans la version musulmane ce n’est pas Isaac, mais Ismaël. Dès lors que la réalité n’est pas la même, que le réel ne se définit pas de la même façon, le dialogue devient beaucoup plus difficile. Ce qui veut dire que le dialogue avec les Musulmans est beaucoup plus un dialogue entre des comportements, des mentalités, des manières de vivre ensemble, auxquels un bon nombre de Juifs d’Afrique du Nord ont été accoutumés à certaines époques dans leur pays d’origine.
C.J.N.: Donc, pour les Juifs, les perspectives d’un dialogue franc et fructueux sont moins prometteuses avec l’islam qu’avec le christianisme?
Grand Rabbin Bernheim: Oui, le dialogue judéo-musulman, qui existe aujourd’hui, mais à une toute petite échelle, est difficile, pas seulement à cause du contexte politique qui prévaut au Moyen-Orient, mais parce qu’il faut aussi que les gens qui s’engagent dans ces lectures croisées des textes juifs et des textes coraniques aient la disponibilité, soient formés à l’écoute de l’Autre, à la culture de l’Autre et à la langue de l’Autre. On ne peut pas étudier un texte en hébreu si on ne connaît pas l’hébreu. On ne peut pas étudier un texte de l’islam, du Coran, si on ne connaît pas la langue arabe. Ce qui veut dire qu’il y a aujourd’hui trop peu de candidat à ce travail à venir.
Je souhaite que cette étude commune ait lieu dans un proche avenir parce qu’il n’y a pas de vivre ensemble sans étude, sans donner à penser aux autres, sans cette volonté d’attester que ce qui fait la grandeur d’une religion ce n’est pas son pouvoir de conviction, c’est-à-dire sa certitude d’avoir raison, mais sa capacité à donner à réfléchir, à donner à penser à ceux qui ne croient pas en cette religion. Je n’ai pas dit à convaincre, et encore moins à convertir, mais à donner à penser. Ça veut dire que le Juif qui expose sa tradition aux Musulmans, comme aux Chrétiens, suggère à ces derniers que sans perdre pour autant leur foi, et parfois même pour améliorer cette foi religieuse, le judaïsme peut être une ressource intellectuelle, une ressource affective, une ressource relationnelle. Le Juif doit penser la même chose de ce qu’il apprend du Chrétien et du Musulman par l’étude de leurs textes. C’est une démarche audacieuse, mais indispensable.
C.J.N.: Le confit politique entre Israël et le monde arabo-musulman constitue une grande entrave au dialogue judéo-musulman?
Grand Rabbin Bernheim: Oui, le conflit entre Israël et le monde arabe est un sérieux écueil pour le dialogue judéo-musulman. Il y a dans les Communautés juive et musulmane de France une volonté de couper, de séparer le dialogue judéo-musulman du problème du conflit israélo-palestinien -ce qui est parfois difficile- de manière à générer un véritable souffle, une véritable attention au vivre ensemble entre Juifs et Musulmans.
C.J.N.: Nombreux sont les Juifs et les Musulmans qui reprochent au nouveau pape, Benoît XVI, de négliger le dialogue interreligieux, un dossier qui fut très prioritaire pour le défunt pape Jean-Paul II. Partagez-vous ce point de vue?
Grand Rabbin Bernheim: Le nouveau pape, Benoît XVI, est plus un théologien qu’un historien de la religion. C’est un homme qui cherche avant toute chose à vérifier que les concepts de l’Église sont correctement transmis, définis pour eux-mêmes et par eux-mêmes. Il est moins ouvert que son prédécesseur, feu le pape Jean-Paul II, aux cultures différentes de la sienne. Tout en étant très respectueux du judaïsme et des avancées du Concile Vatican II, c’est indéniable que pour Benoît XVI le dialogue avec les Juifs, je devrais dire avec les autres religions, n’est pas aussi prioritaire qu’il l’a été pour Jean-Paul II. Benoît XVI est un homme qui se soucie beaucoup plus de contrôler l’intégrité de sa doctrine que de mettre celle-ci en perspective avec d’autres modes de pensée pour mesurer l’apport possible des différentes religions.
C.J.N.: Aujourd’hui, en France et dans d’autres pays européens, des leaders spirituels islamistes martèlent sans ambages dans leurs prêches une rhétorique antisémite virulente. L’expansion de cet islam fondamentaliste en Europe semble inéluctable?
Grand Rabbin Bernheim: Oui, un discours extrêmement radicaliste est prêché aujourd’hui dans certaines Mosquées en France. C’est un discours antijudaïque, antioccidental, qui remet en question tous les acquis de la Renaissance et du siècle des Lumières en France. C’est un discours véhément, qui tente à faire de la France, même si ce n’est pas toujours dit de manière ostensible, une terre de conquête, de mission, de conversion à l’islam. Là, il y a lieu d’être inquiets. Ce phénomène touche aussi bien les Juifs que la République française. Les citoyens français ne doivent pas l’oublier.
C.J.N.: Dans un pays républicain comme la France, on a l’impression que le fait religieux est de plus en plus incompatible avec la laïcité?
Grand Rabbin Bernheim: Permettez-moi de m’attarder un instant sur le mot “laïcité”. On parle beaucoup en France de “laïcité active”, de “laïcité positive”. La laïcité, ce n’est pas que l’État d’une société sans problèmes, c’est-à-dire une société où les problèmes ne doivent pas apparaître, où les différences ne doivent pas s’afficher de manière à ce que la différence de l’Autre ne fasse pas souci. La laïcité, c’est autre chose.
La laïcité en France, c’est la reconnaissance d’un certain nombre de valeurs françaises. Lorsqu’on parle de liberté, d’égalité, de fraternité, que signifient ces trois concepts cardinaux, qui forment le socle de la nation française républicaine? La liberté, c’est par exemple le droit pour toute personne de quitter sa religion. Or, nous savons que nombre de courants de l’islam en France ne le tolèrent pas. L’égalité entre les hommes et les femmes, ça veut dire qu’être Musulman en France, c’est aussi accepter l’idée de résister au principe du patriarcat, c’est aussi donner à la femme toute sa dignité, ses chances. La fraternité, c’est l’appartenance à une même Mémoire, j’aurais pu dire à une même Histoire. Nous sommes frères, ça veut dire que nous avons un même père, nous avons les mêmes origines. Et, si nous avons les mêmes origines, c’est pour vivre ensemble en respectant nos origines respectives et en essayant de construire un avenir où des religions différentes sauront cohabiter en bonne intelligence et avec coeur. Voilà ce que c’est qu’être laïc en France. Ce qui veut dire que pour un Musulman, un Chrétien ou un Juif, il y a un vrai travail à effectuer dans sa Communauté pour que ces valeurs républicaines, qui forment aujourd’hui le ciment de la laïcité française, soient respectées.
In an interview, the new chief rabbi of France, Rabbi Gilles Bernheim, talks about Judeo-Christian and Judeo-Muslim dialogue.