Les tueries sanglantes perpétrées le 13 novembre à Paris par des djihadistes ont ravivé en France les débats sur l’immigration, l’accueil des réfugiés, la place de l’islam, l’islamisation effrénée de certaines banlieues, la lutte contre la radicalisation islamiste…
Des thèmes d’une brûlante actualité que le philosophe et essayiste Alain Finkielkraut aborde avec une grande perspicacité dans son dernier livre, La seule exactitude (Éditions Stock).
Cet essai est paru un mois avant qu’une nouvelle tornade terroriste islamiste ne se déchaîne sur Paris.
Dans La seule exactitude, Alain Finkielkraut analyse aussi brillamment d’autres thèmes épineux: le destin nébuleux de la France et de la civilisation occidentale; l’“après-Charlie”; la recrudescence de l’antisémitisme en France; la montée en puissance du Front national; la bêtise de l’antiracisme en tant qu’expression politique; la crise du savoir-vivre ensemble; les failles du système scolaire français…
Des réflexions iconoclastes et parfois décapantes.
La seule exactitude est un recueil des chroniques hebdomadaires d’Alain Finkielkraut à la Radio communautaire juive de Paris et mensuelles au magazine Causeur s’étalant de 2013 à 2015.
Ce livre, qui arrive à point nommé, est une profonde méditation sur les véritables enjeux d’un présent souvent caricaturé par les hérauts de la bien-pensance médiatique et culturelle.
D’après Alain Finkielkraut, lire les événements présents à la lumière du passé en occulte leur alarmante actualité.
Le précédent livre d’Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse (Éditions Stock, 2013), a connu un énorme succès -plus de 100000 exemplaires écoulés.
Fils de survivants de la Shoah, Alain Finkielkraut est l’un des plus importants intellectuels français de sa génération.
Il a été pendant vingt ans professeur d’humanité et sciences sociales à l’École Polytechnique de Paris, où il a dirigé la Chaire de philosophie. En 2014, Alain Finkielkraut a été élu à la prestigieuse Académie française. Il est depuis trente-cinq ans le producteur et animateur d’une excellente émission culturelle hebdomadaire, Répliques, diffusée sur la chaîne de radio France Culture.
Alain Finkielkraut nous a accordé une entrevue. Nous l’avons joint par téléphone à son domicile, à Paris.
La France, et tout particulièrement ses élites politiques et intellectuelles, n’ont-elles pas vécu pendant longtemps dans le déni de la réalité?
Notre époque a tendance à se prendre pour une autre, notre présent n’est plus présent à lui-même. Il y a une phrase de Paul Valéry que je médite sans cesse. “Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses, en tant qu’il ne s’était jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte des souvenirs imaginaires”. Désormais, le premier réflexe de beaucoup de Français et d’Européens est de solliciter des précédents, de se souvenir d’abord. Et de quoi se souvient-on dans l’Europe post-hitlérienne? D’Hitler et seulement d’Hitler. Nous vivons depuis un certain nombre d’années sous le régime de l’analogie historique.
Certains, dont je suis, constatent qu’il y a aujourd’hui un problème de l’islam et un problème de l’immigration en France. Or, durant la première moitié du XXe siècle, Charles Maurras et Maurice Barrès affirmaient qu’il y avait un problème de l’immigration et un problème juif en France. Voilà donc le syllogisme. Ceux qui comme moi font part de leur inquiétude en ce qui a trait à l’immigration et à la recrudescence de l’antisémitisme en France sont qualifiés sans ambages de “nouveaux Maurras” et de “nouveaux Barrès”. On nous reproche de réorienter contre les Musulmans une hostilité qui traditionnellement visait les Juifs. Ce qui est particulièrement scandaleux, c’est d’invoquer la mémoire de l’antisémitisme pour nier sa forme contemporaine. Ainsi, plus monte la menace islamiste, plus on s’évertue à nous faire croire qu’il y a aujourd’hui un danger fasciste en France. C’est ça le déni de réalité.
Je peux dire les choses autrement. Le Juif, c’était l’autre, “l’autre imperceptiblement autre”, selon l’expression du philosophe Vladimir Jankélévitch. Hitler avait érigé l’autre en ennemi absolu. Dès que surgit l’ennemi, pour ne pas récidiver, le parti intellectuel, composé aujourd’hui d’universitaires, de journalistes et de personnalités du show-biz, en appelle au respect de l’autre. Dans l’Europe post-hitlérienne, l’antiracisme tient lieu de vision du monde. On expie le fait d’avoir pris l’autre pour l’ennemi en prenant l’ennemi pour l’autre. L’ennemi s’est dévoilé le 11 janvier 2015, c’est-à-dire le djihadisme et, plus largement, l’islamisme radical. Ce dévoilement, cette vérité irrécusable, a été recouverte par certains pour préserver à tout prix leur idéologie et leur vision de la réalité. Cet impitoyable ennemi s’est dévoilé une nouvelle fois le 13 novembre dernier. J’espère, mais je n’en suis pas sûr, que cette tragédie atroce a enfin ouvert les yeux des Français.
Pourquoi doutez-vous que les Français aient pris finalement conscience de la gravité du terrorisme djihadiste qui a meurtri la France à deux reprises en 2015?
Je ne suis pas sûr que cette prise de conscience ait eu lieu parce que je vois depuis quelques jours le parti du “c’est notre faute” relever la tête. Le premier slogan né des attentats effroyables du 13 novembre dernier, c’était: “je suis en terrasse”. Désormais, un autre slogan concurrence celui-ci et vise à le remplacer: “vos guerres, nos morts”. Ça veut dire que si une tragédie aussi horrible est survenue, c’est la faute de l’Occident. L’Occident est coupable du fait de ses interventions malencontreuses en Irak, en Afghanistan, en Libye et aujourd’hui en Syrie. Je viens de lire dans le journal Libération que si des jeunes issus des quartiers populaires ont sombré dans le djihadisme, c’est parce qu’ils ne cessent d’être discriminés à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances. Ces jeunes sont stigmatisés, dit-on. On a nié leur dignité revendiquée. Ce discours a même trouvé un renfort inattendu en la personne de l’actuel ministre français de l’économie, Emmanuel Macron. Celui-ci a déclaré dernièrement que “le terreau sur lequel les terroristes ont réussi à nourrir la violence, c’est celui de la défiance”. Emmanuel Macron a ensuite ajouté: “je pense que ce sont des fermetures dans notre économie, dans notre société, les pertes d’opportunité, les plafonds de verre qui sont mis, les corporatismes qui se sont construits qui à la fois se nourrissent de la frustration sur le plan individuel et créent de l’inefficacité sur le plan économique”.
Le refus de regarder en face la réalité de l’islamisme demeure encore très fort puisqu’il s’exprime à la fois dans la gauche de la gauche et chez le représentant le plus actif et le plus dynamique de la gauche libérale.
Y a-t-il une banalisation de l’antisémitisme en France?
Il faut s’entendre sur les mots. La France ne redevient pas un pays antisémite. Depuis la mort d’Hitler, la France, comme le reste de l’Europe, s’inquiète d’une résurgence toujours possible de ses vieux démons. Elle répète à satiété la célèbre phrase de Bertolt Brecht: “Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde”. Les démons auxquels Brecht fait allusion sont vieux, fatigués, exsangues. L’antisémitisme qui sévit aujourd’hui en Europe n’est pas un antisémitisme européen, c’est un antisémitisme exclusivement islamiste. Ce nouvel antisémitisme, qui se réfère parfois à des textes antisémites européens, de Mein Kampf aux Protocoles des sages de Sion, s’inscrit dans le projet de conquête et de revanche de l’islamisme radical. Les deux injures les plus courantes dans ce qu’on a justement appelé les “Territoires perdus de la République” sont “sale Juif” et “sale Français”. Dans la France de 2015, la francophobie et la judéophobie progressent de conserve. Les Juifs et les autres Français sont dans le même bateau. Et, ce bateau est en train de couler.
Êtes-vous inquiet pour l’avenir des Juifs de France?
Je suis inquiet pour l’avenir de tous les Français vivant en France. L’avenir n’est pas joué. Un ressaisissement est toujours possible, un changement d’orientation de la politique scolaire et de la politique migratoire pourrait se produire. Mais si les choses continuent à ce rythme, la vie sera de plus en plus difficile en France. Et celle-ci sera aussi pénible pour les Juifs, qui sont obligés quelquefois de retirer leurs enfants des écoles publiques, où ceux-ci ne sont plus en sécurité, pour les scolariser dans l’enseignement privé, dans des écoles juives ou non-juives. Il y a dans le dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission, un extraordinaire passage où Myriam, la fiancée du héros de ce roman, lui annonce qu’elle va partir à Sion. Celui-ci lui répond: “moi, je n’ai pas d’Israël”. Mais, et là c’est mon pessimisme qui parle, Israël est un pays qui est en train de changer. Si les Israéliens et les Palestiniens n’arrivent pas d’une manière ou d’une autre à mettre en oeuvre la solution à deux États, Israël deviendra un État binational où les Juifs seront une minorité à long terme. Or, on s’éloigne chaque jour un peu plus de la solution à deux États. Aujourd’hui, c’est le projet sioniste qui est en péril.
L’avenir d’Israël vous taraude aussi beaucoup?
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir quel sera l’avenir des Juifs dans cinquante ans et après? Si les Juifs européens se sentent de plus en plus mal en Europe où iront-ils? Je n’ai pas de réponse à cette question très angoissante parce que si le scénario noir d’un État binational israélo-palestinien finit par se concrétiser, beaucoup d’Israéliens malheureux de ne plus pouvoir vivre dans un État juif et démocratique quitteront eux aussi leur pays natal. On assistera alors peut-être, et je le dis dans La seule exactitude, à une sorte de chassé-croisé des Juifs.
La dernière vague de terrorisme palestinien qui assaille Israël depuis quelques semaines n’a fait qu’envenimer davantage une situation qui était déjà très tendue.
C’est un terrorisme effroyable. Ces agressions au couteau perpétrées, avec la bruyante approbation du Hamas, contre des militaires et des civils israéliens en Cisjordanie et aussi en Israël sont nées de la présence de Juifs sur l’Esplanade des mosquées. Ce lieu sacré pour les Juifs et les Musulmans a été le détonateur à cette nouvelle explosion de violences palestiniennes. Cette nouvelle forme de terrorisme traduit une réislamisation très inquiétante et très angoissante de la cause palestinienne. Les Israéliens en refusant de poursuivre dans la voie d’Ariel Sharon, qui était celle du démantèlement d’un certain nombre d’implantations, éloignent la solution à deux États. Mais les Palestiniens font de même puisque leur cause se dénationalise. Dès lors qu’ils parlent au nom de l’islam et qu’ils tuent en criant “Alahou Akbar”, le but des Palestiniens n’est plus, s’il ne l’a jamais été, de fonder un État à côté d’Israël, mais de chasser les Juifs d’une terre qu’ils considèrent comme entièrement islamique.
Selon vous, la crise des migrants en Europe pourrait avoir de sérieuses répercussions sur le plan sécuritaire. Cette prise de position controversée vous a valu l’opprobre d’un bon nombre d’intellectuels et d’hommes politiques français, surtout de gauche. Vos contempteurs vous accusent d’instrumentaliser une question existentielle, qui à leurs yeux est strictement humanitaire, à des fins idéologiques.
Aujourd’hui, la question sécuritaire se pose avec une extrême acuité en France, en Europe et dans tout l’Occident. On sait que quelques-uns des terroristes djihadistes qui ont perpétré les attentats à Paris le 13 novembre sont arrivés en France via les Balkans et la Grèce. Donc, des djihadistes s’infiltrent parmi les migrants qui débarquent en Europe. Mais par-delà la question sécuritaire, il y a aussi la question de l’immigration en général. La France est en voie de désintégration. Pour enrayer ce processus délétère, on a besoin impérativement d’une politique de maîtrise et de ralentissement des flux migratoires. Plus il y aura d’immigrés venus du monde arabo-musulman, plus il sera difficile de les intégrer car ces derniers deviendront majoritaires dans un certain nombre de quartiers, voire de villes. C’est ce qui se passe en Belgique, à Molenbeek, à Maline, à Anderlecht… et en France, à Roubaix, à Lunel, dans les quartiers nord de Marseille… Comme en témoigne éloquemment l’exemple de Molenbeek, le nombre profite aux islamistes.
Donc, l’islamisation de certaines banlieues françaises et européennes n’est pas une lubie, comme l’affirment certains esprits candides, mais une réalité sociale très tangible.
Sous le choc tout à fait légitime de l’image atroce d’Aylan, le petit enfant Syrien retrouvé mort sur une plage turque, on a voulu réduire les migrants à leur dénuement. Mais ces réfugiés ne sont pas simplement des êtres dans la misère, ils sont aussi porteurs d’un monde. C’est ce dont les Allemands ne vont pas tarder à s’apercevoir. Les hommes ne sont pas interchangeables. Ne nous leurrons pas! L’islamisme n’est pas simplement l’expression du fondamentalisme religieux, mais traduit aussi la volonté de reprendre la guerre entre l’islam et l’Occident. Une guerre qui pour certains islamistes passe par le terrorisme et pour d’autres passe par l’idéologie, la prédication et la démographie. Dès ses débuts, l’islam a été une religion conquérante. Cette conquête islamique a connu des succès, des revers et des reflux. À partir de Christophe Colomb, l’Histoire mondiale s’est mise à l’heure européenne avec l’extension de l’Europe et ensuite avec la colonisation. On a cru que la création d’un marché mondial allait permettre l’universalisation du modèle occidental de l’homo économicus. On s’est trompé.
Sommes-nous en plein dans une guerre de civilisations entre l’Occident et l’islam?
Pour les islamistes, l’heure de la reconquête de l’Occident a sonné. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Déplorablement, beaucoup d’intellectuels français et occidentaux persistent dans cet aveuglement. Ils ont tort. Désormais, les esprits éclairés doivent se battre sur deux fronts: contre le déni de cette réalité, pourtant éclatante, et aussi contre la simplification qui consiste à incriminer tous les Musulmans. L’État Islamique –Daech– veut déclencher par la multiplication des attentats une guerre civile en France. Il faut tout faire pour ne pas tomber dans le piège mortel que cette organisation terroriste nous tend. Nombre de Musulmans se sentent pris en otage par les djihadistes et, plus généralement, par les islamistes. Il est essentiel d’établir une distinction entre l’islamisme et l’islam. L’islamisme n’est pas tout l’islam. Il ne faut jamais se lasser de le dire. Mais, en même temps, il faut prendre le projet islamiste très au sérieux et tout faire pour empêcher sa réalisation. Bien sûr, l’Europe ne deviendra pas une terre musulmane, mais il y a déjà dans le Vieux Continent, notamment en Belgique, des villes qui ne sont plus du tout européennes. Ce processus doit être non seulement enrayé, mais aussi renversé.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent que les thèses que vous défendez “donnent des munitions” au Front national?
Je leur réponds qu’ils parlent exactement comme les compagnons de route du Parti communiste des années 50. Il ne fallait pas lever le voile sur l’hideuse réalité qui sévissait en Union soviétique, sur le Goulag, parce que cela ferait le jeu de l’Amérique, de l’impérialisme et de la bourgeoisie. Je crois qu’il n’y a pas de justice sans vérité. C’est en sacrifiant la vérité et en pratiquant le déni qu’on favorise le Front national parce qu’on lui fait le cadeau du réel. Au lendemain des attentats du 13 novembre, c’est un ancien maire communiste de Vénissieux, petite ville dans la banlieue Lyon, André Gerin, qui a déclaré: “la guerre contre l’islamisme est une priorité nationale”. Je suis en plein accord avec cet ancien maire communiste. Je ne me sens aucune proximité avec Marine Le Pen. Aujourd’hui en France, si vous regardez les choses en face -c’est cela l’exactitude-, vous êtes aussitôt accusé de faire le jeu du Front national et on vous affuble du sinistre sobriquet de “fasciste”. C’est hallucinant et pathétique!