Raconter et enseigner la Shoah au monde arabo-musulman, c’est un immense défi. C’est pourtant l’objectif très ambitieux que s’est fixé la Fondation pour la Mémoire de la Shoah de France (F.M.S.) -www.fondation shoah.org- avec son Projet éducatif Aladin, lancé officiellement ce printemps.
Créée en 2000, la F.M.S., une Fondation privée à utilité publique dont la dotation provient de la spoliation des Juifs de France pendant la Deuxième Guerre mondiale, a pour vocation de soutenir des Projets dans les domaines de l’histoire et la recherche sur la Shoah, la pédagogie et la transmission, la Mémoire, la solidarité et la culture juive.
Le Projet Aladin, qualifié par ses concepteurs d’“inédit et révolutionnaire”, est né d’un constat accablant concernant la prolifération du négationnisme de la Shoah dans le contexte du conflit israélo-palestinien, explique en entrevue Anne-Marie Revcolevschi, directrice générale de la F.M.S.
“Le Projet Aladin est un programme éducatif et culturel indépendant. Soutenu par de nombreuses personnalités, parmi lesquelles plusieurs centaines d’intellectuels, historiens et figures de premier plan du monde arabo-musulman, il vise à rendre disponibles en arabe, en persan et en turc des informations objectives sur la Shoah, les relations judéo-musulmanes et la culture juive.”
Face à cette déferlante de négationnisme, il est très difficile de trouver dans le monde arabo-musulman des informations historiquement fiables sur la Shoah, que ce soit en arabe, en persan ou en turc, ajoute-t-elle.
“Le Projet Aladin veut pallier à ce manque d’informations relatives à la Shoah et favoriser un dialogue fondé sur la connaissance et le respect mutuels. Commun à de nombreuses langues, le mot Aladin est un trait d’union entre les cultures. Il symbolise également les lumières de la connaissance.”
Bien qu’il existe plusieurs Projets éducatifs pour combattre le négationnisme, le Projet Aladin a une spécificité très particulière, rappelle Anne-Marie Revcolevschi.
“La seule manière de combattre vigoureusement et efficacement le négationnisme, c’est d’expliquer l’histoire de la Shoah dans la langue de ceux qui nient cette histoire. L’objectif du Projet Aladin est de raconter en arabe, en turc, en persan… l’histoire de cette effroyable tragédie. À la différence des Sites Internet du Mémorial Yad Vashem de Jérusalem et du Musée de l’Holocauste de Washington, les informations mises en ligne sur le Site Internet du Projet Aladin s’adressent directement à des gens qui sont des négationnistes ou simplement des ignorants. Ce ne sont pas des traductions de Sites Internet à l’attention des Américains, des Canadiens, des Français, des Européens… C’est là que réside l’originalité du Projet Aladin.”
Placé sous le parrainage de Jacques Chirac, ancien Président de la République française, du prince El Hassan Ben Talal de Jordanie, de Gerhard Schröder, ancien Chancelier de la République fédérale d’Allemagne, d’Ely Ould Mohamed Vall, ancien Chef d’État de Mauritanie, et d’Abdurrahman Wahid, ancien Président de la République d’Indonésie, plus de 200 intellectuels, historiens et personnalités de grand renom issus du monde arabo-musulman ainsi que de nombreuses personnalités européennes ont d’ores et déjà rejoint le Comité de Conscience du Projet Aladin. Le projet bénéficie par ailleurs de nombreux soutiens diplomatiques, dont celui de l’État d’Israël.
Dans le cadre de ce Projet, la F.M.S. a fait traduire en arabe et en persan des livres majeurs sur la Shoah, comme le Journal d’Anne Frank ou Si c’est un homme de Primo Levi. Un Site Internet multilingue -arabe, persan, turc, anglais et français- a également été mis en ligne (www.projetaladin.org). Il présente des informations synthétiques sur la Shoah, la culture juive et l’histoire des Juifs dans le monde arabo-musulman. Comme pour l’ensemble de ce Site Internet, cette dernière partie a été relue par des historiens renommés car, souligne Anne-Marie Revcolevschi, “dans ce Projet, comme dans son travail quotidien, la F.M.S. n’a jamais eu la prétention de dire l’histoire, que ce soit celle de la Shoah, celle des Juifs en général ou celle des Juifs sépharades en particulier.”
Pour Simone Veil, survivante d’Auschwitz, éminente figure politique française et présidente d’honneur de la F.M.S., le Projet Aladin “s’inscrit dans le prolongement du combat essentiel que les survivants de la Shoah ont mené depuis leur retour des camps de la mort nazis”.
Pour David de Rothschild, actuel président de la F.M.S., “face à cette dure réalité qu’est le négationnisme de la Shoah dans les pays arabo-musulmans, la F.M.S. se devait d’apporter sa contribution à la défense de la vérité historique et de la tolérance”.
L’universitaire et essayiste français Shmuel Trigano Trigano, fondateur et directeur du Collège des Études juives de l’Alliance Israélite Universelle, de la revue d’Études juives Pardès et de la revue intellectuelle Controverses, considère qu’en s’associant à l’Organisation de la Conférence Islamique, qui, selon lui, est une des institutions arabo-musulmanes parrainant le Projet Aladin, la F.M.S. a commis une très grande bourde.
“Les concepteurs du Projet Aladin manquent totalement de sens politique. Je suis tout à fait opposé à ce Projet. On ne fréquente pas impunément l’Organisation de la Conférence Islamique, qui est un des principaux ennemis de l’État d’Israël et du Sionisme. Or, la F.M.S. a choisi de mettre de côté le contentieux politique israélo-arabe pour sacraliser la Mémoire de la Shoah. Le Projet Aladin passe complètement à côté de la plaque car, à travers le négationnisme de la Shoah, le monde arabo-musulman remet en question l’existence même d’un peuple juif. Ce n’est pas la Shoah qui est la cible. C’est le peuple juif. Le monde arabo-musulman a le sentiment qu’en attaquant la Shoah, il sape les fondements de l’État d’Israël et dénie ainsi l’existence d’un peuple juif qui justifierait l’existence d’un État juif. Il surfe sur une idée courante en Occident liant l’existence de l’État d’Israël à la Shoah”, explique Shmuel Trigano en entrevue.
D’après cet intellectuel, qui vient de diriger une imposante somme historiographique consacrée au départ forcé, à partir de 1945, de 900000 Juifs sépharades des pays arabo-musulmans -La fin du judaïsme en Terres d’islam (Éditions Denoël, 2009)-, ce qui est en question dans le Projet Aladin, ce n’est pas la Shoah mais “un instrument idéologique à la solde d’un projet politique: saper la légitimité de l’État d’Israël sur le prétexte qu’il n’est pas l’État d’une véritable nation”.
“Il y a là une erreur politique massive et une incompréhension totale du paysage stratégique. Les Juifs n’en retireront aucune reconnaissance. Au contraire, la sacralisation de la Shoah, sa sortie hors de l’Histoire, va légitimer l’antisionisme radical, dit-il. On pleurera des Juifs morts et disparus pour mieux condamner, sans aucune culpabilité, un peuple vivant: Israël. C’est exactement ce qui s’est passé en Europe avec ce qu’on a appelé le “Devoir de Mémoire”, que j’ai étudié en profondeur dans mon livre Les frontières d’Auschwitz. Les ravages du Devoir de Mémoire (Biblio-Essais, Livre de poche-Éditions Hachette, 2005). Mais le plus grave est le besoin qu’a ressenti la F.M.S. de réécrire l’histoire des Sépharades de façon absolument complaisante, confirmant ainsi un véritable révisionnisme historique de cette histoire (lire dans le Blog de Shmuel Trigano l’article “Les deux fautes de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah”-http://www.controverses.fr/blog/blog_trigano.htm-). Comme si la F.M.S. bradait à bas prix la Mémoire des Sépharades pour obtenir la reconnaissance de la Mémoire de la Shoah. C’est un symptôme très grave du déclin du leadership juif contemporain.”
Anne-Marie Revcolevschi récuse catégoriquement les critiques décapantes formulées par Shmuel Trigano à l’endroit de son institution et du Projet Aladin.
“Je tiens à préciser que le Projet Aladin est un projet indépendant et que, contrairement aux allégations fallacieuses de Shmuel Trigano, l’Organisation de la Conférence Islamique n’a pris aucune part dans le développement de cette initiative. Si ce Projet a reçu de nombreux soutiens, c’est notamment parce qu’il n’est l’émanation d’aucun État, d’aucun parti ou d’aucune organisation politique ou religieuse. Les personnes qui ont accepté de se joindre à ce Projet éducatif l’ont fait sur la même base: la défense de la vérité historique concernant la Shoah et la volonté d’établir un dialogue fondé sur le respect et la compréhension mutuels.”
Pourtant, Shmuel Trigano affirme que l’Organisation de la Conférence Islamique est l’une des principales institutions arabo-musulmanes associées au Projet Aladin.
“Nous ne voulons pas polémiquer avec Shmuel Trigano, répond Anne-Marie Revcolevschi. Il se trouve qu’Abdoulaye Wade, président du Sénégal, qui a assisté au siège de l’U.N.E.S.C.O, à Paris, au lancement officiel du Projet Aladin, est aussi le représentant attitré de l’Organisation de la Conférence Islamique. M. Abdoulaye Wade est une grande personnalité musulmane qui a rendu compte du Projet Aladin à son Conseil de ministres à son retour au Sénégal en insistant sur la nécessité de lutter contre le négationnisme de la Shoah dans le monde arabo-musulman. Des représentants officiels de l’État d’Israël, notamment son Ambassadeur en France, Daniel Shek, ont aussi assisté à l’U.N.E.S.C.O. à la cérémonie du lancement officiel du Projet Aladin.”
Dans son matériel didactique, le Projet Aladin a-t-il éludé délibérément l’histoire des Sépharades contraints de s’exiler des pays arabo-musulmans où ils ont vécu durant vingt siècles, comme le soutient Shmuel Trigano?
“Je ne sais pas de quoi parle Shmuel Trigano, répond Anne-Marie Revcolevschi. Nous ne sommes ni dans la sacralisation de la Shoah, ni dans la minimisation des souffrances des Sépharades quand ils ont quitté les pays arabes, comme l’affirme Shmuel Trigano. Tout ça est extrêmement bien expliqué dans les documents didactiques élaborés dans le cadre du Projet Aladin. Nous n’avons absolument pas minimisé la Dhimmitude des Juifs qui vivaient dans les pays arabo-musulmans. La plupart des récits qui ont été mis en ligne, en cinq langues, sur le Site Internet du Projet Aladin sont tirés des oeuvres de Shmuel Trigano. Il n’y a aucun mépris de la part de la F.M.S. pour le monde sépharade. Malheureusement, ce sont des obsessions de Shmuel Trigano, qui pense que la F.M.S. n’a pas le droit de relater aussi ce qui s’est passé dans le monde sépharade après 1945. Le dédain et le “négationnisme” de la F.M.S., pour reprendre le terme outrancier utilisé par Shmuel Trigano sur son Blog polémique, c’eût été de ne pas parler sur le Site Internet du Projet Aladin de l’histoire des Juifs dans le monde arabo-musulman et de ne pas reconnaître leurs souffrances. Mais nous l’avons fait, peut-être de façon incomplète, mais nous l’avons fait.”
D’après Anne-Marie Revcolevschi, le Projet Aladin a reçu un accueil favorable, notamment au sein du monde arabo-musulman. De nombreux médias arabes, dont les chaînes de télévision Al-Arabiya et Al-Jazira, et plusieurs milliers de Sites Web et de Blogs s’en sont déjà fait l’écho.
“Le Site Internet du Projet Aladin est consulté, les livres téléchargés, de nombreux contacts ont été pris et de nouvelles initiatives de dialogue ne manqueront pas de prendre forme. Le Projet Aladin a été présenté lors de plusieurs conférences internationales, notamment dans le cadre du dialogue euro-méditerranéen. En collaboration avec une équipe de scientifiques français, un projet d’Université d’été est à l’étude afin de rassembler des chercheurs européens et du bassin méditerranéen pour les faire réfléchir sur les sources des conflits présents et à venir et sur la manière dont ils pourraient être résolus ou évités. La Bibliothèque Aladin va également s’étoffer et accueillir des traductions d’ouvrages de référence sur le monde juif, écrits en arabe et en persan, afin de les faire connaître plus largement et ainsi continuer sur la voie du dialogue des cultures…”
Deux réputés chercheurs universitaires israéliens de l’Université de Tel-Aviv, Meir Litvak et Esther Webman, viennent de publier la plus importante étude consacrée au phénomène du négationnisme de la Shoah dans le monde arabo-musulman: From Empathy to Denial. Arab responses to the Holocaust -De l’empathie à la négation. Les réponses arabes au sujet de l’Holocauste-, Columbia University Press, 2009.
The Fondation pour la Mémoire de la Shoah in France has launched the Aladdin Project, whose goal is to educate Muslims about the Holocaust and combat Holocaust denial.