“Ne nous leurrons pas! Nous sommes toujours en juin 1967!”, lance en entrevue, depuis sa résidence à Jérusalem, le réputé historien et journaliste d’investigation Tom Segev, figure de proue de la mouvance des “nouveaux historiens” israéliens.
Né en 1945, à Jérusalem, de parents natifs d’Allemagne, survivants de la Shoah, Tom Segev est l’auteur d’une vingtaine de livres sur l’histoire d’Israël. Des ouvrages traduits en trente-cinq langues, tous des best-sellers en Israël et l’objet de vifs débats de société. Notamment : Les premiers Israéliens; C’était en Palestine au temps des coquelicots; Le Septième million. Les Israéliens et le Génocide; Simon Wiesenthal, l’homme qui refusait d’oublier.
Son dernier livre vient de paraître en Israël : une biographie monumentale du père fondateur de l’État hébreu, David Ben Gourion.
Tom Segev est aussi l’auteur de 1967. Six Jours qui ont changé le monde —la traduction en français de ce livre a été publiée aux Éditions Denoël. Un récit majeur de la guerre israélo-arabe des Six Jours, narré à partir d’informations inédites puisées dans une myriade de documents, dont des comptes rendus de rencontres ministérielles, des mémos administratifs internes, provenant des archives non déclassifiées du gouvernement d’Israël, et des lettres personnelles adressées par des Israéliens à leurs familles vivant dans la Diaspora pendant ces journées angoissantes de juin 1967.
Selon vous, cinquante ans plus tard, les répercussions de la guerre des Six Jours se font toujours sentir au Moyen-Orient.
Force est de rappeler que depuis la guerre des Six Jours, les Israéliens n’ont pas progressé d’un pouce vers la paix avec les Palestiniens. Rien n’a changé depuis, mis à part le fait qu’il y a aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de colons juifs en Cisjordanie, ce qui rend quasi impossible le dénouement de ce contentieux. La guerre des Six Jours n’est qu’un chapitre de la longue guerre sans merci qu’Israéliens et Palestiniens se livrent depuis cent ans pour le contrôle de la Palestine historique.
Pourtant, depuis 1967, Israël a conclu un accord de paix avec l’Égypte, en 1979, et un autre avec la Jordanie, en 1994. En 1993, le gouvernement de feu Yitzhak Rabin a signé les accords de principe israélo-palestiniens d’Oslo. Ces accords de paix ne sont quand même pas des broutilles!
Vous avez raison. Jusqu’à l’éclatement de la seconde Intifada palestinienne, à l’automne 2000, une majorité d’Israéliens croyaient que l’instauration d’une paix viable avec les Palestiniens et leurs voisins limitrophes arabes n’était plus une utopie, mais un scénario plausible. Ils ont fini par déchanter. Aujourd’hui, la grande majorité des Israéliens, particulièrement les jeunes, sont très pessimistes en ce qui a trait à la possibilité de parvenir un jour à un règlement définitif du litige israélo-palestinien. La seule option qui s’offre à Israël est de continuer à gérer avec pragmatisme ce conflit permanent. Regrettablement, ce conflit est très mal géré par l’actuel gouvernement d’Israël.
Comment les jeunes israéliens sabras, nés après 1967, perçoivent-ils le conflit israélo-palestinien?
Huit Israéliens sur dix sont nés pendant, ou après, la guerre des Six Jours. Les notions de “territoires palestiniens occupés”, de “ligne verte” ou de “rétrocessions territoriales” ne signifient rien pour eux. Lorsqu’ils font leur service militaire, la grande majorité des jeunes israéliens dépêchés en Cisjordanie ne réalisent pas que ce ne sont pas des tâches militaires conventionnelles qu’on leur demande d’effectuer, mais des besognes ingrates de gendarmerie dans un territoire occupé. Aujourd’hui, en Israël, la situation en Cisjordanie, à Gaza, et même en Syrie, qui est bien pire que celle qui prévaut dans les territoires palestiniens, n’est plus un sujet abordé lors de discussions entre amis.
Les archives sur la guerre des Six Jours, que vous avez longuement consultées, révèlent-elles de nouveaux éléments sur ce conflit?
Le 18 mai dernier, le gouvernement israélien a déclassifié des milliers de documents officiels sur la guerre des Six Jours. Plusieurs de ces documents relatent les discussions, parfois houleuses, qui ont eu lieu entre les membres du gouvernement d’union nationale, mis sur pied par le premier ministre de l’époque, Levi Eshkol, au sujet de l’avenir de la Cisjordanie et de Gaza, territoires qu’Israël venait d’occuper. La publication des minutes du cabinet de sécurité israélien permettra aux chercheurs d’accéder à des informations inédites sur cette guerre. Au cours des recherches que j’ai menées, au début des années 2000, pour écrire mon livre sur la guerre des Six Jours, j’ai pu consulter un bon nombre de ces documents que l’on vient de rendre publics.
Ces archives recèlent donc de nouvelles informations inusitées.
Oui. Des documents déclassifiés rapportent les minutes de la réunion des ministres du gouvernement de Levi Eshkol qui a eu lieu le 15 juin 1967, quelques jours après la fin de la guerre. Le scénario de “transférer” les réfugiés palestiniens installés dans la bande de Gaza est évoqué. L’idée de demander au Canada d’accueillir plusieurs milliers de ces réfugiés palestiniens de la guerre israélo-arabe de 1948 est sérieusement envisagée. Plusieurs membres du cabinet de Levi Eshkol étaient convaincus que le premier ministre du Canada de l’époque, Lester Pearson, serait réceptif à cette requête israélienne. Un autre ministre suggéra que les Palestiniens de Gaza soient “relocalisés” dans la péninsule du Sinaï, qu’Israël venait de conquérir. Le ministre de la Défense, Moshé Dayan, s’opposa catégoriquement à cette option, qu’il qualifia d’”absurde”.
Donc, dès le début, les territoires palestiniens conquis étaient un véritable casse-tête pour le gouvernement d’Israël.
Oui. Le gouvernement de Levi Eshkol était totalement dérouté. Il ne savait pas quoi faire avec les territoires qu’il venait de conquérir ni comment gérer la vie quotidienne du 1,1 million de Palestiniens désormais sous sa gouverne. La même situation d’égarement perdure aujourd’hui. Benyamin Netanyahou ne sait pas non plus quoi faire avec les territoires palestiniens occupés par Israël depuis cinquante ans. Un jour, il dit qu’il est favorable à la solution à deux États et, le lendemain, il déclare le contraire. L’avenir de la Cisjordanie est toujours aussi nébuleux, une majorité d’Israéliens étant farouchement opposés à l’annexion de ce territoire palestinien.
Quelle est la principale leçon que l’on doit tirer de la guerre des Six Jours?
La leçon majeure que l’on doit tirer de cette guerre est le haut degré d’improvisation dans le processus de prise de décision. Des décisions capitales ont été prises avec les entrailles et non avec le cerveau. Un summum d’irrationalité. Quand on lit les comptes rendus, les rapports et les notes des réunions du cabinet de sécurité israélien, qui viennent d’être déclassifiés, on est sidéré de constater à quel point des décisions cruciales ont été dictées par l’euphorie de la victoire qu’Israël venait de remporter sur les pays arabes, et la crainte, certes légitime, d’une seconde Shoah, plutôt que par une analyse rationnelle de la situation qui sévissait sur le terrain.
Le gouvernement de Levi Eshkol a pris des décisions majeures sans le moindre avis de ses conseillers juridiques. Aucun conseiller juridique n’était présent à ces réunions pour mettre en garde le gouvernement contre la principale conséquence, à long terme, de la décision d’occuper la partie Est de Jérusalem: la non-résolution du conflit israélo-arabe. En effet, et on le constate aujourd’hui, la question sulfureuse du statut politique de Jérusalem est l’une des principales pierres d’achoppement du contentieux entre Israël et le monde arabo-musulman. Israël refuse de céder un pouce de sa souveraineté sur Jérusalem et les Palestiniens tiennent mordicus à ce que la partie Est de cette ville trois fois sainte abrite leur future capitale nationale. Le processus décisionnel en vigueur pendant la guerre des Six Jours devrait être étudié minutieusement dans toutes les écoles enseignant les politiques publiques et la prise de décision.
Le Hamas a annoncé récemment un amendement à sa charte constitutive. Ce nouveau texte évoque pour la première fois les frontières de 1967 comme programme national commun du peuple palestinien et gomme toute référence explicite à la Confrérie des Frères musulmans, dont le Hamas est la branche palestinienne. Ne s’agit-il pas là d’une manœuvre stratégique du Hamas plutôt que d’une initiative sincère en faveur du processus de paix ?
Rappelez-vous que jusqu’au début des années 90, Israël interdisait tout contact entre les Israéliens et les membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Chaque fois que l’OLP amendait un mot de sa charte constitutive, ça suscitait de virulents débats en Israël. Les Israéliens examinaient au peigne fin le moindre changement sémantique effectué par l’OLP. La réalité est tout autre. Les Israéliens ont toujours parlé en catimini avec leurs ennemis arabes, avant la création d’Israël, après la guerre israélo-arabe de 1967, et ils le font encore aujourd’hui. Quand c’est nécessaire, ils ne se gênent pas pour parler, officieusement, avec les leaders du Hamas. Les canaux de communication avec les Palestiniens, de toutes obédiences idéologiques, n’ont jamais été interrompus. Le problème israélo-palestinien n’émane pas d’une carence de communication entre les deux parties ou d’un profond différend inhérent aux frontières, à la sécurité, aux réserves d’eau qui ne cessent de se tarir… La principale cause de ce conflit est l’affrontement entre deux identités nationales qui se définissent par rapport à la même terre.
Désormais, le conflit israélo-palestinien ne comporte-t-il pas aussi une dimension religieuse?
Oui. Aujourd’hui, malheureusement, Dieu occupe une place prédominante dans les deux camps. Il joue un rôle de plus en plus destructeur, aussi bien du côté palestinien que du côté israélien. Israël et la Palestine n’ont pas été épargnés par un phénomène qui sévit à l’échelle mondiale: le retour en force aux valeurs et aux identités religieuses. Israël aussi est un pays de plus en plus religieux. Pour preuve: le quotidien israélien Yedioth Ahronoth vient de publier les résultats d’une grande enquête d’opinion nationale —ce sondage est réalisé tous les dix ans— sur les obédiences religieuses des jeunes israéliens. Environ 70 % de ceux-ci se définissent comme religieux, orthodoxes ou traditionalistes. C’est un changement sociologique majeur par rapport à la situation qui prévalait il y a dix ans, où une majorité de jeunes israéliens se considéraient comme laïcs.
Donald Trump, que la droite israélienne ne cesse de flagorner, pourra-t-il changer la donne dans le conflit israélo-palestinien?
Donald Trump est un homme imprévisible. Très difficile de prévoir ce qu’il fera, ou ne fera pas, dans l’épineux dossier israélo-palestinien. L’incohérence et l’imprévisibilité sont deux des principaux traits de son caractère brouillon. Les Israéliens de droite qui jubilaient au lendemain de son arrivée à la Maison Blanche, commencent à se frotter à la réalité, qui n’est pas aussi rose qu’ils l’avaient imaginée. Quelques jours avant sa visite officielle en Israël, deux des plus proches conseillers de Donald Trump ont déclaré sans ambages que le Mur occidental de Jérusalem ne fait pas partie intégrante d’Israël. Quant à son projet controversé de déménager l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, celui-ci semble avoir été expédié aux calendes grecques. En ce qui a trait au complexe dossier israélo-arabe et du Moyen-Orient, il y a une tendance historique qui caractérise toutes les présidences américaines. Dès qu’un nouveau président accède au pouvoir à Washington, il s’engage avec enthousiasme à “régler une fois pour toutes” le conflit israélo-palestinien. Mais, au fil de sa présidence, découvrant la dure réalité qui sévit en Israël et en Palestine, il finit par renoncer à sa volonté de rapprocher Israéliens et Palestiniens. Barack Obama a quitté la Maison Blanche en déclarant avec une pointe d’amertume: “J’ai tout essayé”. Son successeur, Donald Trump, ne fera pas mieux que lui. Rien ne changera tant et aussi longtemps qu’un président américain n’exercera pas de réelles pressions sur le gouvernement d’Israël pour que celui-ci adopte une politique plus conciliante à l’endroit des Palestiniens.
On ne peut pas blâmer uniquement Israël, les Palestiniens ont aussi leur lot de responsabilité dans ce conflit.
Ce n’est pas un conflit symétrique où les responsabilités sont partagées. Ce sont les Palestiniens qui subissent quotidiennement l’occupation humiliante d’Israël et qui sont les plus faibles. Leur droit à l’autodétermination nationale est une revendication très légitime. Les Palestiniens, particulièrement ceux de Gaza, n’ont rien à perdre dans ce conflit car ils ont déjà presque tout perdu depuis 1948, année de la fondation de l’État d’Israël. Les politiques répressives qu’Israël leur impose n’ont eu jusqu’ici qu’un seul effet: exacerber davatange le patriotisme palestinien et le fanatisme des plus radicaux. La politique désastreuse menée par Benyamin Netanyahou et les membres de son cabinet, le plus à droite de l’histoire d’Israël, hypothèque sérieusement l’avenir d’un État juif et démocratique.