‘L'Iran n’est pas le problème exclusif d’Israël’

La politique à l’endroit de Téhéran menée actuellement par les États-Unis, Israël et les autres pays occidentaux est des plus “improductives”, soutient le meilleur spécialiste israélien de l’Iran, le professeur David Menashri.

Lors de son séjour à Montréal, le professeur David Menashri de l’Université de Tel-Aviv a prononcé une conférence au domicile de David et Adelia Bensoussan. De gauche à droite: le professeur David Menashri, Adelia Bensoussan, Marcel Adams, président national des Amis canadiens de l’Université de Tel-Aviv, et David Bensoussan, président sortant de la Communauté sépharade unifiée du Québec.

Né en Iran, David Menashri a émigré avec sa famille en Israël en 1949 -il avait alors quatre ans. Il retourna étudier à Téhéran durant les dernières années du règne du Shah d’Iran. Après la révolution islamique iranienne de 1979, il fut contraint de quitter ce pays, désormais dirigé par des mollah intolérants.

Professeur au Département d’Histoire du Moyen-Orient et de l’Afrique de l’Université de Tel-Aviv, où il dirige la Chaire d’Études modernes iraniennes Parviz et Pouran Nazarian, David Menashri est chercheur au Centre Marcia d’Études sur le Maghreb et au Centre Moshé Dayan de l’Université de Tel-Aviv. Il enseigne aussi l’histoire de l’Iran au nouveau Centre d’Études iraniennes, affilié à l’Université de Tel-Aviv.

Il est l’auteur d’une quinzaine de livres remarqués et de nombreux travaux de recherche sur l’Iran, la société iranienne et la révolution islamique iranienne.

Nous avons rencontré le professeur David Menashri lors de son récent passage à Montréal.

Canadian Jewish News: La menace nucléaire iranienne, qui se précise chaque jour un peu plus, préoccupe beaucoup les Israéliens.

David Menashri: “Speak softly and carry a big stick” -“Parlez calmement et armez-vous d’un gros bâton”. C’est cette célèbre formule de l’ancien président américain Teddy Roosevelt, lauréat du Prix Nobel de la paix en 1906 pour sa médiation perspicace dans le conflit qui opposa à cette époque la Russie et la Chine, qui devrait être appliquée aujourd’hui par les dirigeants israéliens à l’épineux Dossier iranien. En claironnant que Téhéran a désormais la capacité militaire et nucléaire pour détruire Israël, les gouvernants israéliens donnent à l’adversaire un avantage tactique. Les politiciens israéliens parlent trop du Dossier iranien. Ils doivent cesser de clamer tous les jours que Tsahal s’apprête à attaquer militairement l’Iran. Cette approche est totalement improductive.

C.J.N.: Mais craindre les dirigeants d’un pays islamique radical qui ne cessent de marteler une rhétorique judéophobe abjecte et prôner, sans la moindre gêne, la destruction de l’État d’Israël, n’est-ce pas une réaction des plus légitimes?

D. Menahri: Les Israéliens ont raison de ne pas prendre à la légère la rhétorique démagogique et antisémite de Mahmoud Ahmadinejad et de ses séides. Mais, pourquoi devraient-ils faire le sale boulot d’attaquer militairement l’Iran alors que nous savons tous que la menace nucléaire iranienne n’est pas le problème exclusif d’Israël. Ce problème concerne aussi au plus haut point tous les pays arabes majoritairement sunnites: l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie Saoudite… Le Dossier nucléaire iranien est trop lourd pour qu’Israël le porte tout seul sur ses épaules.

C.J.N.: Le scénario d’une attaque militaire d’Israël contre les infrastructures nucléaires iraniennes est-il plausible?

D. Menashri: Israël a le potentiel militaire pour attaquer l’Iran et causer de sérieux dommages aux infrastructures nucléaires iraniennes. Cependant, il n’est pas certain que ces installations nucléaires, vastes, disséminées et bien cachées, puissent vraiment être totalement détruites. Contrairement à l’attaque menée en 1981 par l’aviation israélienne contre une centrale nucléaire irakienne, et récemment contre des sites militaires syriens abritant du matériel apte à développer un noyau nucléaire, dans le cas iranien, il est impossible de tabler sur le facteur surprise.

C.J.N.: Le nouveau président élu des États-Unis, Barack Obama, adoptera-t-il une approche plus conciliante à l’endroit du régime de Téhéran, qui contrastera avec l’approche ferme adoptée jusqu’ici par l’administration Bush?

D. Menashri: Durant sa campagne présidentielle, Barack Obama a déclaré à maintes reprises qu’un dialogue direct avec le gouvernement de Téhéran est une option qui ne devrait pas être éludée. Il a grandement raison. S’il est vrai que les Iraniens ne renonceront pas à leur projet de développer de l’énergie nucléaire, un dialogue direct avec Téhéran permettra d’apaiser les tensions et devrait contraindre le régime au pouvoir à Téhéran à ralentir le processus d’enrichissement d’uranium. Une étape-clé pour se doter de l’arme nucléaire. Nous avons perdu trop de temps. L’absence de dialogue avantage nettement les Iraniens, qui continuent entre-temps à développer leur programme nucléaire.

C.J.N.: Donc, selon vous, les Américains ne devraient pas attendre l’entrée en fonction de Barack Obama à la Maison Blanche pour amorcer des pourparlers directs avec le gouvernement de Téhéran?

D. Menshri: Il ne faudrait pas attendre le 20 janvier, jour de l’entrée en fonction de Barack Obama, pour réactiver le dialogue avec Téhéran. Le président Bush devrait incessamment convoquer une réunion d’urgence avec son successeur pour élaborer une nouvelle politique à l’endroit de l’Iran. Cette initiative doit être prise aujourd’hui, pas demain. Aussi bien aux États-Unis qu’en Israël, la brûlante question iranienne ne doit pas être un enjeu politique partisan -républicains versus démocrates ou Kadima versus Likoud-, mais un enjeu politique bipartisan, qui doit rassembler tous les partis politiques, indépendamment de leurs lignes idéologiques. Il y a urgence, il faut donc agir aujourd’hui.

C.J.N.: Mais le régime d’Ahmadinejad ne fait-il pas fi de la diplomatie américaine et occidentale déployée intensivement ces derniers mois pour essayer de dénouer cette crise?

D. Menashri: La diplomatie est un outil indispensable dans ce sulfureux Dossier. On ne peut pas s’en passer. Il faut favoriser une approche combinant la carotte et le bâton. En effet, cette approche serait couplée à la menace d’une aggravation des sanctions économiques et n’excluerait pas un éventuel recours à la force. Cette approche ne menacerait pas la sécurité des États-Unis ni d’Israël et, quelle que soit son issue finale, renforcerait la position du gouvernement de Washington à l’échelle mondiale, notamment auprès d’autres pays musulmans. Si Téhéran rejette la proposition d’ouvrir des pourparlers sérieux avec les États-Unis, son isolement s’en trouverait accentué et l’Iran ferait l’objet d’une pression internationale accrue, tandis que les États-Unis renforceraient leur position.

C.J.N.: Donc, vous n’excluez pas le recours à la force militaire pour contraindre Téhéran a abandonner ses desseins nucléaires?

D. Menashri: L’option militaire doit être la dernière alternative. Par ailleurs, le gouvernement des États-Unis ne pourra convaincre l’opinion publique américaine de la nécessité de recourir à une attaque militaire contre l’Iran que lorsqu’il aura prouvé que l’option diplomatique a été un grand échec. Embourbés dans les guépiers irakien et afghan, les citoyens Américains sont horripilés par l’idée que leur pays s’engage dans un autre conflit militaire.

C.J.N.: Entre-temps, si l’Iran s’entête à poursuivre le développement de son potentiel nucléaire, l’Occident, avec l’aval de l’O.N.U., devrait-il renforcer les sanctions économiques contre Téhéran?

D. Menashri: Si les perspectives de dialogue s’assombrissent, il faudra alors accentuer les sanctions économiques contre Téhéran. Des proches alliés des États-Unis, notamment le Canada et l’Union Européenne, devraient exercer des pressions sur le gouvernement de Téhéran au chapitre des droits de l’homme. Il faut encourager les Iraniens à demander des comptes à leurs dirigeants dans ce domaine névralgique qu’est le respect des droits humains. Les pressions exercées alors par des pays occidentaux et les griefs formulés par le public iranien affaibliront le régime d’Ahmadinejad.

C.J.N.: Selon vous, Ahmadinejad est de plus en plus contesté dans son pays.

D. Menashri: Force est de rappeler que le peuple iranien n’est pas Mahmoud Ahmadinejad. La société iranienne est sans doute l’une des plus modernes, avant-gardistes et occidentalisées du monde musulman. Les Occidentaux, et beaucoup d’Israéliens aussi, commettent une grande erreur quand ils comparent, sans la moindre nuance, les Iraniens à leur président, Ahmadinejad. C’est une comparaison absurde et très caricaturale.

Les Iraniens ne connaissent rien d’Israël ni de l’histoire de la Shoah. Je ne crois pas que quand le citoyen iranien ordinaire se lève le matin la première chose à laquelle il pense est comment détruire l’État d’Israël? Non, je crois que la première chose qu’il se demande en se levant de son lit est comment procurer plus de nourriture à sa famille en ces temps économiques difficiles?

Le régime islamiste radical d’Ahmadinejad exploite habilement et cyniquement les questions d’Israël et de la Shoah -qui occupent une place centrale dans les credos idéologiques de l’islamisme chiite iranien- parce que la révolution islamique iranienne a échoué au niveau social et économique. Aujourd’hui, en dépit des ventes de pétrole, l’économie iranienne traverse une grave crise. Vilipender Israël quotidiennement permet au régime d’Ahmadinejad de détourner temporairement l’attention des Iraniens des vrais problèmes auxquels leur pays est confronté. Ces vrais problèmes ne sont pas de nature politique ou idéologique mais d’ordre social et économique.

La politique d’Ahmadinejad est de plus en plus critiquée, même dans les cénacles islamistes proches de son parti. Pour un bon nombre d’Iraniens, y compris des membres de la mouvance islamiste, l’heure est désormais à la détente, donc au pragmatisme. Les élections présidentielles iraniennes en juin prochain seront cruciales. L’éviction d’Ahmadinejad et la victoire d’un président plus modéré à Téhéran pourraient favoriser un climat de dialogue.

C.J.N.: Croyez-vous que le contentieux opposant l’Occident à l’Iran pourra être réglé par la voie diplomatique?

D. Menashri: Je suis optimiste de nature. Mais, quand je vois le type de politique que l’Occident, de même que la Chine et la Russie, mènent aujourd’hui pour composer avec la crise iranienne, je suis plutôt pessimiste. Cette politique, qui regorge d’émotions, est dénuée de rationalité. La politique occidentale dans ce Dossier devrait être plus sophistiquée.

En 1967, Hassani Kamal, un des plus proches conseillers du président égyptien Nasser, disait que pendant que les Arabes jouaient au backgammon les Israéliens jouaient aux échecs. Aujourd’hui, les rôles ont été interchangés. Ce sont les Iraniens qui jouent aux échecs pendant que les Occidentaux jouent au backgammon. Les Iraniens réfléchissent savamment avant de placer leurs pions dans l’échiquier alors que les Occidentaux improvisent leur jeu. Ils lancent leurs dés en espérant que la baraka sera avec eux.

When he was in Montreal recently, Israeli historian David Menashri spoke to CJN about the danger posed to Israel by Iran.