L’historien Pierre Anctil vient de publier un livre magistral, rigoureux et passionnant dans lequel il retrace quatre siècles de vie juive au Québec —Histoire des Juifs du Québec (Éditions du Boréal).
Un ouvrage qui fera date dans les annales historiographiques consacrées aux Juifs du Canada.
“Les populations juives du Québec présentent aujourd’hui un positionnement unique qui est le résultat d’un cheminement historique à nul autre pareil. Tirant parti de la société dans laquelle ils se sont insérés, les différents courants qui ont émergé au cours du XXe siècle à Montréal se sont modelés à la fois sur des valeurs judaïques traditionnelles et sur les ancrages socioéconomiques et culturels qu’offrait la société d’accueil québécoise”, explique Pierre Anctil.
Professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa, Pierre Anctil est un spécialiste reconnu de l’histoire de l’immigration au Canada durant la première moitié du XXe siècle et de l’histoire de la communauté juive de Montréal. Sujets auxquels il a consacré plusieurs livres. Il parle couramment le yiddish et l’hébreu. Depuis 2012, il est membre de la Société royale du Canada. En 2015, il a reçu le prix d’excellence Louis Rosenberg en études juives canadiennes de l’Association canadienne d’études juives.
Pierre Anctil nous a accordé une entrevue.
Qu’est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans une aventure historiographique aussi ambitieuse: explorer exhaustivement quatre siècles de vie juive au Québec?
Je tiens à dire une chose qui est très importante pour moi: ce livre n’est pas le regard du Canada français sur les Juifs. Ce n’est pas du tout le principe qui a régi l’écriture de cette étude, dont le but principal est de bâtir une interprétation de la vie culturelle, politique et économique des Juifs pour comprendre comment ces derniers ont perçu le Québec. J’ai accordé une vive attention à l’évolution historique des communautés juives d’un point de vue interne. Les quatre siècles analysés dans cette étude-synthèse ont produit chez les Juifs du Québec une prise de conscience aiguë: qu’ils appartenaient à une société à nulle autre pareille. Je voulais que le lecteur francophone entre en contact avec la vie juive de l’intérieur. C’est la démarche inverse de celle qui est entreprise habituellement.
Ce travail de synthèse de l’histoire des Juifs québécois est-il le premier à paraître en langue française au Canada?
Oui. Cette étude se démarque par l’utilisation de sources en langue française et en langue yiddish, abondantes dans le cas du judaïsme montréalais, qui offrent un éclairage inédit sur la situation des Juifs à l’échelle de la métropole québécoise. L’utilisation de sources en yiddish est très importante pour faire comprendre au lecteur que, pendant une longue période, la communauté juive n’était pas anglophone. Ces sources nous aident aussi à situer la communauté juive dans le contexte socioéconomique du début du XXe siècle. Les Juifs ne constituaient sûrement pas une communauté riche et dominante voulant exercer sa domination sur le Québec, comme l’affirment sans vergogne les antisémites. C’était tout le contraire. La majorité des Juifs étaient pauvres, déshérités, avaient subi des discriminations antisémites effroyables dans les pays d’Europe de l’Est où ils vivaient, étaient des survivants de la Shoah… Les Sépharades des pays d’Afrique du Nord, qui n’ont pas vécu les affres de l’horrible situation qui sévissait en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, sont arrivés dans un meilleur contexte socioéconomique.
Ce livre vient donc combler une grande lacune au niveau de l’historiographie des Juifs du Québec.
Une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, c’est parce que je crois qu’il manquait une interprétation globale de l’histoire des Juifs du Québec. C’est une lacune que beaucoup de didacticiens de l’histoire québécoise, que je connais personnellement, déplorent. J’essaye dans ce livre de fournir une interprétation globale de l’histoire des Juifs québécois, qui sera certainement l’objet de critiques. Je suis sûr qu’il y aura d’autres interprétations globales dans le futur.
La question de l’antisémitisme occupe une place marginale dans votre livre. Pourtant, il est difficile de dissocier celle-ci de l’histoire du Québec des années 30 et 40. L’antisémitisme féroce du chanoine Lionel Groulx ou d’Adrien Arcand, militant pronazi, ne fait-il pas aussi partie de l’histoire québécoise de la première moitié du XXe siècle?
Je ne me suis pas attardé, au-delà d’un certain point, à traiter la question de l’antisémitisme apparu à divers moments de l’histoire du Québec parce qu’elle ne nous apprend rien sur les Juifs. J’explique ce qu’était l’antisémitisme dans la société canadienne-française de cette époque. La plupart du temps, cet antisémitisme émanait de la doctrine de l’Église catholique, qui exerçait alors un plein contrôle sur l’éducation et la vie religieuse des Canadiens français. Un épisode hideux comme celui de l’antisémitisme maladif d’Adrien Arcand se situe complètement en dehors de la vie juive et ne nous apprend rien sur les Juifs. Ce que je voulais surtout mettre en valeur, c’est comment les Juifs ont bâti leur vie au Québec, comment ils ont forgé leur identité montréalaise, comment ils se sont insérés, d’après leur propre logique, dans la société québécoise. Quand on tourne le regard trop longtemps vers l’antisémitisme, on parle du Québec français et non des Juifs. Mon parti pris, c’était d’aborder l’épineuse question de l’antisémitisme, mais de ne pas en faire l’argument central du livre.
Vous démontrez, moult exemples à l’appui, que les Juifs se sont adaptés aux réalités du Québec dans une logique de préservation de leur identité tout en faisant preuve d’ouverture envers les autres communautés.
Tout à fait. Cette tension sociale est fort intéressante. C’est-à-dire, préserver la vie juive, la communauté, l’identité, la foi —pour certains celle-ci se limitait au lien avec Israël ou à la mémoire de la Shoah— et, en même temps, ne pas se couper des forces vives du Québec ou du Canada français. La rencontre entre les Juifs et les francophones du Québec a eu lieu tardivement, seulement dans les années 60, après l’arrivée des Sépharades. Avant les années 60, les Canadiens français avaient peu de rapports avec les Juifs. Ils ne se côtoyaient qu’épisodiquement dans la rue. Par contre, dès leur installation au Québec, les Sépharades ont des rapports avec le ministère de l’Éducation, les commissions scolaires, la police, et, plus tard, avec l’État québécois. Quand les Ashkénazes sont arrivés au début du XXe siècle, il n’y avait pas un État québécois pour les accueillir. Les Sépharades ont bénéficié de l’aide de l’État québécois parce qu’ils sont arrivés après la Révolution tranquille. Celui-ci assurera alors le financement de la vie juive à Montréal par le truchement des écoles, de l’hôpital et des services sociaux juifs.
Vous rappelez que l’apport de la communauté juive à l’essor socioéconomique et culturel du Québec depuis la Révolution tranquille a été considérable.
La communauté juive a contribué d’une manière exceptionnelle au développement du Québec, dans tous les domaines et à des moments-clés. Peu de Québécois savent que c’est grâce au Dr Henry Morgentaler que l’avortement est devenu un fait protégé par la loi au Canada, que le syndicalisme québécois a connu des avancées majeures grâce aux combats inlassables menés par une militante admirable, Léa Roback… On ne peut pas éluder ces épisodes charnières de l’histoire du Québec contemporain. Moi, je vis dans un environnement francophone québécois. Ce livre vise à contrer l’idée que l’histoire du Québec, c’est seulement l’histoire du Canada français. L’histoire du Québec, c’est aussi l’histoire des Juifs québécois. On ne peut pas ignorer cette réalité évidente. Je m’escrime à convaincre mes collègues historiens d’inclure le narratif de la contribution majeure des Juifs québécois dans l’histoire du Canada français. On ne peut pas faire fi de l’apport de la communauté juive, et aussi d’autres communautés —grecque, italienne…— à l’histoire du Québec.
D’après vous, les Sépharades ont joué un rôle déterminant au chapitre du rapprochement entre la communauté juive et la majorité francophone du Québec.
Les Sépharades ont joué un rôle crucial. Je pense que si la communauté juive est bilingue aujourd’hui, c’est grâce aux Sépharades. Ce sont eux qui ont promu le bilinguisme au sein de cette communauté, majoritairement anglophone, dans un contexte socio-culturel qui était favorable. Ce qui est fascinant, c’est que quand les Ashkénazes sont arrivés au Québec au début du XXe siècle, la majorité francophone les a tout de suite perçus comme Juifs et non comme anglophones. Quand les Sépharades sont arrivés, les Québécois francophones ne les ont pas perçus comme Juifs, mais comme des Français. C’est une preuve que l’antisémitisme était moins vivace. Entre ces deux vagues migratoires, le Québec a connu une transformation profonde. À celle-ci, il faut ajouter les avancées importantes réalisées dans le domaine des relations judéo-chrétiennes à partir du Concile Vatican II, amorcé en 1962. Ce Concile historique a été le prélude à une transformation majeure de l’intérieur de l’Église catholique et à un changement notoire dans la perception que les Catholiques avaient des Juifs.
Vous rappelez dans votre livre que les Juifs ont développé un réseau d’institutions communautaires d’avant-garde qui a servi de modèle aux services publics québécois.
Avant que la Révolution tranquille ne s’installe au Québec, les Juifs avaient déjà bâti un réseau institutionnel avant-gardiste. Le modèle développé par les services communautaires juifs de Montréal a précédé la mise en place, au cours des années 60 et 70, d’une structure étatique proprement québécoise. Quand s’engage enfin ce processus de modernisation et de gestion responsable publique au sein de la population francophone majoritaire, il y a déjà au moins deux générations que les communautés juives appliquent les principes d’universalisme et de citoyenneté partagée, notamment par la voie d’organismes philanthropiques, éducatifs et mobilisateurs très efficaces. Cette innovation, cette inventivité, cet activisme et ce communautarisme juifs préfigurent, par certaines des valeurs qu’ils véhiculent, la communauté québécoise qui entre de plain-pied dans la Révolution tranquille.
Avez-vous bon espoir que votre livre contribuera à enrayer des préjugés tenaces sur les Juifs qui ont toujours pignon sur rue dans la société québécoise?
Il importe de concevoir l’histoire juive québécoise comme une succession de migrations venues d’Europe à différents moments de l’histoire récente, qui portent en elles l’expérience d’une minorisation souvent douloureuse. Cette réalité historique irrécusable met en charpie un mythe qui a encore la vie dure au Québec: “Tous les Juifs parlent anglais et sont pieux”. C’est l’image caricaturale que véhiculent un bon nombre de médias québécois. Celle-ci est complètement fausse. La communauté juive québécoise n’est pas une entité monolithique. Mon souhait, c’est que ce sujet entre au cœur de l’histoire québécoise et qu’il soit traité comme une matière importante, ce qui n’est pas le cas actuellement, ni dans l’enseignement, ni dans les synthèses historiques. Je souhaiterais qu’on enseigne aux jeunes Québécois l’histoire du Québec comme une histoire plurielle sensible à la diversité culturelle, qui inclura l’apport des communautés juive, grecque, italienne, haïtienne… On comprend que l’histoire des Canadiens français est à la base de l’histoire du Québec, mais il y a d’autres réalités historiques essentielles que nous devons absolument reconnaître, apprécier et interpréter.
Votre livre a indéniablement des vertus pédagogiques. L’avez-vous écrit en pensant particulièrement à la nouvelle génération de Québécois?
J’ai écrit ce livre pour la majorité francophone non-juive afin de l’aider à comprendre l’insertion des Juifs dans l’histoire du Québec. Ce fait historique est encore mal compris. Je voulais montrer que la place des Juifs dans l’histoire du Québec contemporain est très particulière. Ces derniers ont négocié une place de troisième communauté, ni anglophone, ni francophone. Leur intégration a fonctionné. Le taux de pratique traditionnelle du judaïsme à Montréal est beaucoup plus élevé qu’ailleurs en Amérique du Nord. D’après les résultats d’une étude réalisée par la FÉDÉRATION CJA —organisme central de la communauté juive de Montréal—, que je cite dans le livre, en 2011, Montréal possédait le plus haut taux de pratiquants associés à l’orthodoxie religieuse (24%) où à la pratique traditionnelle du judaïsme (25%), de même qu’un des taux d’exogamie les plus bas (15%) sur le continent. La population juive du Québec est aussi une de celles qui, au Canada et en Amérique du Nord, adhèrent avec le plus de fidélité aux rituels judaïques, ce qui est le signe d’une appropriation vivante et fortement incarnée de la judéité. Le modèle communautaire juif montréalais est très différent de celui qui prévaut aux États-Unis. L’une des caractéristiques et des richesses du judaïsme montréalais, c’est son intensité. On ne trouve pas cette intensité dans les communautés juives américaines, à l’exception des communautés hassidiques ou ultra-orthodoxes de New York. Le Québec français se distingue aussi par sa singularité en Amérique du Nord. C’est pourquoi je trace un parallèle entre ces deux communautés qui ne se ressemblent pas du tout, qui n’ont pas les mêmes origines, qui ne voient pas les choses de la même manière, mais qui finalement occupent une place semblable dans l’échiquier nord-américain.
Comment envisagez-vous l’avenir de la communauté juive du Québec?
En 1971, la communauté juive de Montréal comptait 115 000 personnes. En 2017, il y a environ 90 000 Juifs. Cette communauté a diminué, mais de moins en moins vite. Je pense qu’à long terme, les hassidiques, qui ont beaucoup d’enfants, vont renverser cette tendance. Aujourd’hui, la communauté juive québécoise est un modèle qui servira de référence dans le futur aux autres communautés culturelles, particulièrement à la communauté musulmane. Au Québec, les Juifs et les Musulmans d’origine marocaine entretiennent des relations étroites et cordiales. C’est un signe fort prometteur pour l’avenir. Les Juifs ont bâti, au fil du temps, un réseau d’institutions communautaires exceptionnel qui a pris de l’ampleur et qui s’est ouvert vers l’extérieur. Je crois que la communauté juive a tous les éléments en main pour se perpétuer, et non pas survivre, et continuer à contribuer d’une manière importante à la société québécoise.