Les enjeux militaires de la guerre à Gaza

Martin Van Creveld est l’un des meilleurs spécialistes israéliens des questions militaires.

 Né en 1946 à Rotterdam, Hollande, sa famille émigra en 1947 dans la Palestine mandataire britannique.

   Diplômé de la London School of Economics et détenteur d’un Doctorat en Histoire de l’Université Hébraïque de Jérusalem, Martin Van Creveld est l’auteur d’une trentaine de livres sur les grandes guerres du XXe siècle, les  stratégies militaires et l’histoire militaire de l’État d’Israël, dont plusieurs sont devenus des ouvrages de référence académique.

    Parmi ses livres les plus remarqués: Tsahal. Une histoire critique de la Force de Défense d’Israël (Éditions Durocher, 1998); The Art of War: War and military thought (Cassell Publisher, London, 2000); Men, Women and War (Cassell Publisher, London 2001)…

    Son dernier livre, encensé par la  critique anglo-saxonne: The Culture of War (Presidio Press, New York, 2008).

    Il est professeur depuis 1971 à l’Université Hébraïque de Jérusalem et analyse régulièrement les questions militaires dans les médias écrits et électroniques israéliens et internationaux.

   Dans l’entrevue qu’il nous a accordée depuis sa résidence de Jérusalem, Martin Van Creveld brosse un bilan de l’opération militaire menée par Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza.

    Canadian Jewish News: Quel  est votre bilan de l’opération militaire lancée par Israël le 27 décembre dernier contre les milices du Hamas?

     Martin Van Creveld: Les objectifs de la première phase de cette opération militaire  -le pilonnage aérien intensif- ont été atteints: les  principales infrastructures militaires et politiques du Hamas ont été détruites ou sérieusement endommagées. La deuxième phase de l’opération “Plomb durci” -le déploiement terrestre des unités d’élite de combat de Tsahal- a aussi atteint les principaux objectifs qu’elle s’était fixés, notamment celui d’affaiblir la capacité opérationnelle du Hamas afin de contraindre cette organisation islamiste radicale à cesser ses tirs de roquettes contre les populations civiles des villes du Sud d’Israël.

    On constate que Tsahal a cette fois-ci planifié très rigoureusement cette opération militaire d’envergure. En principe, dans une offensive terrestre de cette ampleur, les pertes en vies humaines du côté israélien auraient dû être beaucoup plus élevées -seulement dix soldats de Tsahal ont été tués. C’est la preuve que cette opération militaire a été concoctée avec un grand soin. Les Israéliens ont tiré des leçons de la désastreuse guerre du Liban de l’été 2006, qui n’a été qu’un pique-nique qui a  vite tourné au cauchemar.

    C.J.N.: Les Services de renseignement israéliens ont-ils joué un rôle déterminant dans cette opération militaire à Gaza?

   M. V. Creveld: Absolument. Les Services de renseignement israéliens ont fait cette fois-ci un très bon travail. Ce qui n’a pas été le cas durant la guerre au Liban de l’été 2006. Les informations glanées sur le terrain par les agents des Services de renseignement israéliens ont permis de couper les Brigades Ezzedine Al-Qassam de leurs sources d’approvisionnement. Depuis le début de cette opération militaire, Tsahal a bombardé sans relâche le Sud de la bande de Gaza afin de détruire les  quelque 300 tunnels qui permettent au Hamas d’acheminer des munitions et des armes à partir de l’Égypte. Ces armes, qui arrivent en pièces détachées, sont vendues et transportées par les Bédouins du Sinaï.

    D’après les informations recueillies par les Services de renseignement israéliens, on estime que les 16 000 hommes de la branche armée du Hamas disposaient d’environ 32 000 kalachnikovs, 2 000 roquettes, 4 000 RPG (lance-roquettes antichar) et de 120 tonnes d’explosifs. Un imposant arsenal militaire. Le Hamas a très astucieusement camouflé ces armes dans des maisons et des institutions -écoles, hôpitaux, mosquées, centres communautaires…- où se terraient de nombreux civils. La force opérationnelle de cette organisation terroriste réside dans sa capacité à utiliser sans la moindre gêne des civils, surtout des enfants, des femmes et des vieillards, comme boucliers humains.

   C.J.N.: Le déploiement militaire terrestre de Tsahal à Gaza s’est aussi fort bien déroulé?

   M . V. Creveld: Les unités de combat de Tsahal qui ont participé à cette opération militaire étaient mieux préparées qu’elles ne l’étaient en 2006 durant la deuxième guerre au Liban. Leur principal objectif était de détruire, ou d’amoindrir considérablement, les infrastructures militaires du Hamas, notamment ses stocks de roquettes, sans avoir à investir les rues des principales localités où se trouvaient les miliciens de cette organisation islamiste.  Afin de minimiser ses pertes, Tsahal a essayé d’éviter,  dans la mesure du possible, les combats corps à corps avec les miliciens du Hamas. Le haut État-major israélien a pris aussi toutes les précautions nécessaires pour que des soldats de Tsahal ne soient pas kidnappés par le Hamas durant ces opérations très périlleuses qui se sont déroulées à la périphérie de zones urbaines dont les combattants du Hamas connaissent parfaitement le moindre recoin.

   C.J.N.: Cette opération permettra-t-elle de neutraliser militairement le Hamas?

     M. V. Creveld:Personne n’est dupe dans cette sinistre affaire. Les dirigeants israéliens sont bien conscients que l’option militaire n’est pas la panacée miracle qui permettra l’éviction militaire et politique  du Hamas de Gaza et le retour en force dans cette enclave de terre surpeuplée d’une Autorité Palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas, dont le leadership a été très affaibli depuis le début de ce nouveau conflit.

   Le ministre israélien de la Défense, Ehoud Barak, le Premier ministre sortant, Ehoud Olmert, et l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Tzipi Livni, veulent imposer au Hamas à Gaza une dissuasion du même type que celle que Tsahal a imposée  au Hezbollah au Liban en 2006.

    Malgré ses discours pompeux, Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, n’a rien fait pour venir en aide à ses “frères” Palestiniens assiégés à Gaza par l’armée israélienne. Ce leader islamiste s’est jusqu’ici abstenu de lancer le moindre missile en direction des villes du Nord d’Israël. La destruction des quartiers de Beyrouth par l’aviation israélienne, à l’été 2006, a été un sévère camouflet pour le Hezbollah, qui semble avoir tiré une grande leçon de la foudroyante riposte de Tsahal, à laquelle cette organisation islasmiste chiite ne s’attendait pas du tout. Les leaders du Hezbollah semblent désormais y réfléchir deux fois avant d’arroser de nouveau de missiles les localités du Nord d’Israël. C’est ce “syndrome de la deuxième guerre du Liban” qu’Israël s’escrime actuellent à répandre dans la population  palestinienne de Gaza.

     C.J.N.: L’arrêt de cette opération militaire décrété unilatéralement par Israël ne va-t-il pas permettre au Hamas, aujourd’hui très affaibli militairement, de profiter de la fin des hostilités pour reconstruire son arsenal militaire détruit par Tsahal?

    M. V. Creveld:  Tout dépendra du sérieux de l’implication des Américains et des Européens dans ce contentieux. Ces derniers se sont fermemement engagés à empêcher que du matériel militaire pour le Hamas transite à travers les tunnels jouxtant la frontière entre l’Égypte et Gaza. Je crois aussi qu’en dépit de leurs rodomontades, les miliciens du Hamas sont désormais conscients du type de riposte à laquelle ils s’exposent si jamais ils continuent à lancer des roquettes sur les villes  du Sud d’Israël. Je crois qu’ils seront les premiers à être atteints de plein fouet par le “syndrome de la guerre du Liban de 2006”, dont je viens de vous parler.

   Par ailleurs, le gouvernement israélien savait pertinemment que cette opération militaire à Gaza devait finir avant le 20 janvier, date de l’intronisation du nouveau président américain, Barack Obama. Jérusalem ne voulait surtout pas “embarrasser” Obama avec cette guerre, dont le nombre de victimes civiles du côté palestinien a été très élevé.

    C.J.N.:Si ce conflit s’était prolongé encore quelques semaines, n’y avait-il pas le risque que le consensus populaire dont a bénéficié le gouvernement d’Ehoud Olmert pour lancer cette opération militaire à Gaza commence à s’éroder?

   M. V. Creveld: Évidemment, il y avait le risque d’une “vietnamisation” de ce conflit. Tsahal étant une armée de conscrits et non une armée constituée de soldats professionnels, la mort d’un nombre élevé de sodats israéliens aurait pu provoquer l’effritement de ce consensus national. À ce moment-là, le scénario de l’horrible guerre du Liban de 1982 aurait pu se reproduire. Estimant que cette guerre avait un objectif purement politique et non militaire, l’opinion publique israélienne avait, surtout après l’effroyable tragédie de Sabra et Chatila, obligé  le gouvernement de Menahem Begin à mettre un terme au siège de Beyrouth par Tsahal.

   C.J.N.: De nombreux analystes politiques du conflit israélo-palestinien affirment qu’Israël pourra affaiblir militairement, mais pas politiquement, le Hamas. Partagez-vous cette analyse?

    M. V. Creveld: Oui. Mettons les choses au clair. Il n’y a aucun doute que le Hamas est une organisation terroriste vouée à la destruction de l’État d’Israël. Mais, force est de rappeler que ce même Hamas est aussi un mouvement politique, religieux et nationaliste, qui jouit d’une très grande popularité dans la société palestinienne. Son aura est au zénith depuis le déclenchement de l’opération “Plomb durci”. Donc, il n’est pas possible de réduire à néant cette organisation islamiste. La popularité du Hamas, très actif au niveau caritatif et social, s’est considérablement renforcée au fil des années auprès des couches les plus déshéritées de la société palestinienne.

    Ce serait une grave erreur si Israël essaye de “liquider” politiquement le Hamas à Gaza afin de remplacer cette organisation par une Autorité Palestinienne exsangue et corrompue jusqu’à la moelle. C’est au peuple palestinien de faire ce boulot par la voie démocratique des urnes.

    Il est temps aussi que les diplomates occidentaux, surtout européens, cessent de nous marteler la même antienne: à savoir que de ce conflit émergera un nouveau leadership du Hamas pragmatique et modéré qui sera prêt à dialoguer avec Israël. Soyons réalistes: Hamas ne sera jamais synonyme de “pragmatisme” et “modération”. Mais, les Israéliens devront vivre et composer encore pendant longtemps avec cet hydre hideux issu de la mouvance islamiste la plus radicale. Retour à la réalité: nous sommes au Moyen-Orient et non à Disneyland!    

In an interview, Israeli military expert Martin Van Creveld talks about the recent conflict in Gaza.