La montée de l’antisémitisme un fléau mondial

Dans une entrevue, l’historien israélien Simon Epstein analyse les origines et les conséquences de la vague d’antisémitisme actuelle.
Simon Epstein

Soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la perpétration de la Shoah l’antisémitisme continue à proliférer à l’échelle mondiale, tout particulièrement en Occident. Comment en est-on arrivé là?

Nous avons posé la question à l’historien israélien Simon Epstein.

Professeur émérite de l’Université hébraïque de Jérusalem, Simon Epstein est un grand spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme et de l’histoire de l’extrême droite.

Il est l’auteur de plusieurs livres remarqués, dont Les dreyfusards sous l’Occupation (Éditions Albin Michel, 2001), Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (Albin Michel, 2008) et 1930, une année dans l’histoire du peuple juif (Éditions Stock, 2011).

Simon Epstein nous a accordé une entrevue depuis Jérusalem.

La vague d’antisémitisme qui sévit actuellement en Occident ne dépasse-t-elle pas l’entendement?

C’est l’éruption antisémite la plus forte qu’on ait enregistrée depuis 1945. C’est la quatrième depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 1959-1960, il y a eu une première éruption importante, appelée l’”épidémie des croix gammées”, qui a touché l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale. En 1973-1974, il y a eu une deuxième vague d’antisémitisme qui a culminé dans les années 1980-1982 et s’est atténuée à partir de 1983. À la fin des années 80, une troisième vague a sévi en Europe occidentale, particulièrement en France et en Allemagne et aux États-Unis. Elle a culminé au début des années 90 et s’est prolongée jusqu’en 1994. Il y a eu ensuite, jusqu’à l’an 2000, une décrue importante des violences et des actes antisémites, au point que certains se sont mis à prophétiser que c’était la fin de l’antisémitisme. La vague actuelle a commencé en octobre 2000, avec l’explosion de la seconde Intifada palestinienne. Elle est beaucoup plus longue, et aussi beaucoup plus significative, que les vagues précédentes en ce qui a trait au nombre d’incidents ou d’agressions antijuifs. Il s’agit d’une vague avec des hauts et des bas qu’on peut bien identifier sur le plan statistique dans tous les pays.

Qu’est-ce qui caractérise cette dernière vague d’antisémitisme?

Ce qui fait sa force par rapport aux vagues d’antisémitisme précédentes, c’est qu’elle provient de deux origines et pas d’une seule. Les trois vagues précédentes émanaient d’une seule origine: l’extrême droite. Il s’agissait essentiellement de groupes de jeunes néo-nazis, en Europe, ou suprémacistes blancs, en Amérique, qui attaquaient des Juifs. La vague d’antisémitisme actuelle est la conjonction de deux courants violemment antijuifs: l’ultradroite et les islamo-gauchistes. L’ultradroite et l’ultragauche, solidaire du monde musulman, affichent désormais sans ambages leur hostilité envers les Juifs.

L’islamo-gauchisme est-il le nouveau catalyseur de la haine antisémite?

Certainement. L’islamo-gauchisme est un cocktail explosif de violence antijuive perpétrée par de jeunes musulmans issus de l’immigration, c’est notamment le cas en France et dans d’autres pays d’Europe occidentale, et d’une éruption d’antisionisme, qui dans beaucoup de cas n’est en fait qu’un antisémitisme camouflé, émanant de la gauche et de l’extrême gauche.

La poussée de l’antisémitisme aux États-Unis vous surprend-elle?

Elle est inattendue si on se place dans une perspective à court terme. Mais elle n’est pas surprenante si on se place dans une perspective historique plus large. Il y a eu dans le passé plusieurs vagues d’antisémitisme aux États-Unis. À la fin du XIXe siècle, un antisémitisme d’exclusion sévissait avec force. De nombreux hôtels, restaurants et country clubs étaient interdits d’accès aux Juifs. À partir des années 20, le Ku Klux Klan a opéré une métamorphose idéologique quand il a inclu les Juifs, après les Noirs, dans ses campagnes de haine. Une autre manifestation d’antisémitisme est le numerus clausus que les principales universités privées américaines instituent à l’encontre des Juifs à partir de 1922, à l’initiative de l’Université Harvard. Dans les années 30, des campagnes très violentes sont menées contre les Juifs américains. On accuse ces derniers de vouloir entraîner l’Amérique dans la guerre contre l’Allemagne nazie qui fait rage en Europe. Un grand nombre d’Américains étaient farouchement opposés à la participation des États-Unis à cette guerre mondiale. Dans les années 50 et 60, un nombre impressionnant d’incidents antisémites ont eu lieu aux États-Unis et au Canada. La vague d’antisémitisme qui déferle ces temps-ci sur les États-Unis étonne car nombreux étaient ceux qui croyaient que ce pays avait été épargné par le fléau récurrent de l’antisémitisme. Jusqu’en 2010, l’antisémitisme frappait beaucoup plus l’Europe que les États-Unis. Certains analystes de cette question ont même soutenu la théorie étonnante selon laquelle les États-Unis étaient prémunis contre l’antisémitisme car, à la différence de la France, de l’Angleterre ou de l’Allemagne, ce pays était “immunisé” contre l’antisionisme — vecteur de propagation de l’antisémitisme — du fait qu’il est un proche allié d’Israël. Une sorte de protection naturelle. Par ailleurs, arguaient-ils, depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001, les États-Unis étaient beaucoup plus vigilants et sensibles envers tout ce qui pouvait émaner du monde islamique et des milieux dits progressistes. Ils estimaient que les États-Unis étaient une grande exception dans la mappemonde de l’antisémitisme. Cette thèse a été mise en charpie par la multiplication ces deux dernières années d’incidents antisémites violents sur le territoire américain. Ces violences antisémites ont été perpétrées par des suprémacistes blancs ou des Afro-Américains.

Certains reprochent au président américain Donald Trump, qu’on peut difficilement suspecter d’être antisémite, d’avoir attisé les braises de l’antisémitisme aux États-Unis avec sa rhétorique populiste. Quel est votre point de vue sur cette épineuse question?

Je me méfie de ce genre d’analyse. Il y a une forte tendance chez les gens de gauche à affirmer, avec une assurance déconcertante, que l’antisémitisme prolifère lorsqu’un président de droite est à la tête d’un pays. La réciproque est aussi vraie: que l’antisémitisme connaît un fort regain quand la gauche est au pouvoir. Je ne partage pas du tout ce type d’analyse fort réductrice et simpliste. Je crois au contraire que l’antisémitisme dans ses rythmes de développement, c’est-à-dire dans son degré de violence ou dans ses phases de rémission, est un phénomène indépendant de la situation politique qui prévaut dans un pays. Évidemment, je parle ici de pays démocratiques et non de pays antisémites. Je suis contre la politisation de l’antisémitisme et l’instrumentalisation de celui-ci dans le combat politique, tout à fait légitime, mené contre ou pour Donald Trump.

Quel rôle l’État d’Israël peut-il jouer face à ce regain mondial de l’antisémitisme?

Depuis sa création à la fin du XIXe siècle, le sionisme a toujours adopté une position très claire sur la question de l’antisémitisme: celui-ci étant un fléau qu’on ne pourra jamais éradiquer, la seule solution à la question juive est l’existence d’un État juif où les Juifs pourront vivre librement tout en étant majoritaires. En tant qu’État souverain, Israël peut symboliquement contribuer à la lutte contre l’antisémitisme: en envoyant des émissaires dans les communautés juives de la diaspora; en exprimant avec fermeté son inquiétude et son mécontentement auprès des gouvernements des pays où l’antisémitisme rejaillit avec force… Mais il y a aujourd’hui un fait fondamental qui faisait cruellement défaut dans les années 30 et 40: les Juifs ont désormais un endroit sécuritaire où aller s’ils doivent fuir des contrées hostiles: Israël. Un État juif n’est plus un vœu pieux millénaire, mais une réalité des plus tangibles. N’oublions jamais que dans l’Europe des années 30 et 40, les Juifs n’avaient aucun endroit où aller. Les États-Unis, le Canada, l’Australie… avaient verrouillé leurs frontières. À part une minorité qui a pu échapper aux griffes des nazis, la majorité des Juifs ne pouvaient pas quitter l’Europe, où ils étaient persécutés et honnis. Ce problème fondamental, auquel les Juifs ont été très longtemps confrontés, a été réglé définitivement avec la création de l’État d’Israël et la restauration de la souveraineté nationale du peuple juif sur sa terre ancestrale. L’existence d’un État juif garantit que des situations de type cataclysmique ne se reproduiront plus, mais ne garantit pas que les turbulences antijuives, à l’œuvre ces jours-ci dans de nombreux pays, cesseront. Il y en aura certainement d’autres dans le futur.

La France adoptera prochainement une législation assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme. Cette nouvelle loi qui criminalisera l’antisionisme permettra-t-elle de combattre plus efficacement l’antisémitisme?

Je ne sais pas si une telle législation sera efficace dans la lutte contre l’antisémitisme. Les opposants à celle-ci trouveront toujours des stratagèmes pour la détourner. Par contre, pour ce qui est de son principe, j’estime que cette législation est totalement justifiée dans deux cas: 1- Une personne est antisémite et utilise l’antisionisme comme camouflage. C’est normal alors qu’on cherche à déceler et à réprimer son antisémitisme qui se cache derrière son antisionisme; 2- La personne n’est pas antisémite, mais résolument antisioniste. Dans ce cas de figure, il s’agit d’un antisioniste, non-Juif ou Juif, qui exècre Israël mais qui n’est pas nécessairement antisémite. C’est une position antisémite. En effet, les antisionistes non antisémites placent le peuple juif dans une catégorie discriminante bien particulière dans laquelle aucun autre peuple n’a été casé: les Juifs sont le seul peuple sur la terre dont on considère qu’ils n’ont pas le droit d’avoir leur propre État. Pourtant, on reconnaît ce droit fondamental à tous les autres peuples, y compris à des groupes ethniques à moitié disparus depuis longtemps. Mais dès qu’il sagit des Juifs, on leur dit: “Vous ne formez pas pas une nation, vous n’avez donc pas le droit d’avoir un État”. C’est de l’antisémitisme.

Croyez-vous que l’antisémitisme continuera à progresser partout dans le monde?

 Je vous réponds très clairement. Je ne crois pas au scénario de catastrophe pour la raison que je vous ai indiquée auparavant. Aujourd’hui, tous les Juifs persécutés dans le monde ont un pays refuge, Israël, où ils peuvent s’établir sans requérir un visa et supplier qu’on les accueille. En revanche, il y a une dure réalité à laquelle les Juifs de la diaspora devront faire face: les turbulences, c’est-à-dire des vagues d’antisémitisme, avec des phases d’éruption dures, comme celle que nous traversons en ce moment, et des périodes de rémission. On n’échappera pas à une nouvelle éruption d’antisémitisme. Je ne crois pas aux catastrophes, mais je crois par contre qu’il y aura de nouvelles turbulences qui assombriront la vie des Juifs de la diaspora.

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