Israël a commis “une énorme bourde” en imposant une censure militaire aux journalistes dépêchés à Gaza pour couvrir la récente guerre qui a opposé Tsahal aux milices du Hamas, estime l’un des plus grands reporters de guerre français, Jean-Paul Mari.
Jean-Paul Mari
“Le verrouillage de la bande de Gaza par l’Armée israélienne est le modèle même de la censure. Les autorités militaires israéliennes ont dit catégoriquement aux journalistes: “Vous ne rentrerez pas à Gaza Messieurs! Vous allez couvrir ce conflit à partir d’Ashkélon ou d’Ashdod”. À mon avis, cette censure imposée par Tsahal est totalement contre-productive. Ce n’est sûrement pas comme ça que les Israéliens vont diriger et tenir la plume de tous les journalistes du monde. Cette censure institutionnalisée fait partie de la dégradation de la situation sur le terrain. C’est une aberration absolue!”, lance tout à trac en entrevue Jean-Paul Mari.
Mais, les Israéliens n’ont pas l’apanage dans le domaine très névralgique de la censure militaire, reconnaît-il.
“En zone de guerre, toutes les armées essayent d’imposer une censure aux journalistes envoyés sur place pour couvrir un conflit. On arrive souvent à contourner cette censure. Ainsi, j’ai pu aller à Bagdad en 2003, mais pas du côté américain. Mais le dernier verrouillage de Gaza par l’Armée israélienne était énorme.”
Grand reporter à l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur depuis vingt-cinq ans, lauréat en 1987 du prestigieux Prix journalistique Albert Londres, Jean-Paul Mari était récemment de passage à Montréal pour présenter son dernier livre, Sans blessures apparentes. Enquête sur les damnés de la guerre, publié au Éditions Robert Laffont.
Un récit noir et bouleversant sur les nombreuses guerres que ce globe-trotter a couvertes, où il a consigné les témoignages terrifiants de civils, de soldats, et aussi de journalistes, qui ont subi les affres de ces conflits dévastateurs et très meurtriers. Des êtres profondément traumatisés dont les “blessures apparentes” ne parviennent pas à cicatriser. Ce grand livre est une enquête très troublante sur les traumatismes et les névroses d’après-guerre.
Durant la dernière guerre à Gaza, l’Armée israélienne a maintes fois déclaré qu’elle a interdit l’accès à ce territoire aux journalistes étrangers pour des raisons strictement sécuritaires, afin que ces derniers ne soient pas exposés au risque d’être blessés ou tués au cours de cette opération militaire. Un argument qui ne convainc pas Jean-Paul Mari.
“Je répliquerais aux officiers de Tsahal que ma sécurité physique, ce n’est pas leur problème! J’ai été assez grand pour couvrir les guerres en Algérie, de 1991 à 1998, en Bosnie, au Rwanda, où des miliciens enragés ont failli me découper à la machette, en Irak, où j’ai reçu des obus… Ça fait trente ans que je couvre des guerres. L’argument de la sécurité invoqué par l’armée israélienne est assez éculé et indigne.”
Jean-Paul Mari n’a pas couvert la dernière guerre à Gaza. Une décision délibérée car il ne souhaitait pas couvrir cet énième conflit entre Israël et les Palestiniens, nous a-t-il confié. Ce qui l’a découragé à remettre les pieds dans cette zone sulfureuse du Moyen-Orient, ce sont les réactions, souvent très véhémentes, que ses reportages sur ce sempiternel conflit suscitent, surtout en Israël.
“En Israël, j’ai été assez blessé, bien que je me sois remis, par la violence des attaques dont j’ai été l’objet. Aujourd’hui, on ne peut plus parler d’Israël tranquillement en termes journalistiques. On ne peut plus raconter normalement ce que l’on voit sur le terrain. On est immédiatement accusé. Ces dures attaques m’ont découragé à travailler dans cette région révulsée par une myriade de guerres interminables. Les procès en sorcellerie permanents deviennent épuisants au bout d’un moment. En plus, la situation entre Israéliens et Palestiniens n’avance pas, elle se dégrade sans arrêt. Ce n’est que violence contre violence. C’est très décourageant. Et puis, on finit par se dire qu’il y a d’autres endroits à couvrir dans le monde.”
Un journaliste non-Juif ou non-Musulman peut-il réellement se targuer d’être objectif quand il couvre un conflit aussi complexe et passionnel que celui qui oppose depuis plus d’un siècle les Juifs sionistes aux Palestiniens?
“L’objectivité en journalisme, c’est une tarte à la crème! répond Jean-Paul Mari en arborant un sourire narquois. Quand vous allez au Rwanda, en Bosnie, en Algérie, en Israël et en Palestine… la passion qui enfièvre les peuples qui s’affrontent dans ces contrées est énorme. Moi, j’ai l’expérience de me faire attaquer quand je couvre ces conflits. Quand je raconte une histoire, il y a toujours un camp qui n’aime pas l’entendre. Le lendemain, c’est le camp adverse qui me reproche durement d’avoir relaté une histoire qui lui a beaucoup déplu, donc qu’il préfère ignorer.”
Par contre, ce que Jean-Paul Mari a remarqué lors de ses reportages dans les points chauds de la terre, c’est qu’il y a des endroits où “on essaye de vous interdire de parler en exerçant sur vous des pressions pas seulement militaires, mais aussi civiles, politiques, intellectuelles.”
“On vous attaque, on vous insulte, on vous accuse, dit-il. Il y a des pays qui sont plus durs que d’autres. Par exemple, aujourd’hui, à Moscou, des journalistes sont assassinés sauvagement. En Algérie, durant la guerre qui a embrasé ce pays en 1991, la violence était effroyable. On vous accusait d’être proislamiste ou promilitaire. On vous harcelait, on vous rendait physiquement responsable de ce que vous racontiez et écriviez.”
Entre Israël et les Palestiniens, on assiste impavides à “une dégradation constante”, rappelle-t-il.
“Ce n’est pas un secret de polichinelle! Je ne suis pas le premier à faire ce triste constat.”
La première fois que le grand reporter du Nouvel Observateur est allé en Israël, au début des années 80, les Israéliens connaissaient un peu les Palestiniens et ces derniers connaissaient les Israéliens, dit-il.
“Entre les deux entités, ça circulait mal, mais ça circulait. Trente ans après, les Israéliens ne connaissent plus les Palestiniens, car ils ne vont plus dans les Territoires palestiniens, et les Palestiniens ne vont plus travailler en Israël. La méconnaissance et un fossé n’ont cessé de se creuser entre les deux peuples. La dégradation de la situation est constante.”
Selon lui, les moyens utilisés dans les deux camps sont “de plus en plus durs et violents”.
“Qui aurait pu imaginer au début des années 80 que d’un côté, on aurait recours à l’action terroriste kamikaze et que, de l’autre côté, on utiliserait des bombes à phosphore blanc sur des populations civiles? La situation se dégrade sans arrêt. C’est ça qui est désespérant. On n’est presque plus, ou très peu, dans le politique. On est en plein dans l’affrontement et le rapport de force. Qui aurait pu imaginer au début des années 80 qu’il y aurait un jour un Mur qui couperait Israël en deux. Personnellement, je n’ai vu qu’une dégradation constante des méthodes employées par les Israéliens et les Palestiniens, des faits et des mentalités.”
D’après Jean-Paul Mari, l’islamisation rampante de la société palestinienne est la résultante d’“une impuissance politique à changer les choses”.
En 1993, juste après la signature des Accords d’Oslo, le journaliste s’était rendu à Gaza pour faire un reportage sur la société palestinienne, raconte-t-il.
“J’avais alors trouvé un Hamas aux abois et résiduel. Les islamistes que j’ai rencontrés étaient complètement désespérés, ils parlaient de trahison. Les durs étaient désemparés. Les autres Palestiniens commençaient à vouloir vivre. Cet accord politique amenuisait considérablement la latitude d’action des islamistes.”
Ensuite, poursuit-il, avec l’assassinat de Yitzhak Rabin par un Juif intégriste, l’arrivée au pouvoir de Benyamin Netanyahou… les choses sont allées de mal en pis.
“Depuis, les islamistes du Hamas ont repris le dessus. Ces derniers ne cessent de marteler un discours de victime. La victimologie est le fond de commerce du Hamas. La rhétorique funeste de désespoir et de mort des islamistes est totalement confortée par le fait que la situation politique entre Israël et les Palestiniens continue de se dégrader. Et, chaque fois que la situation politique se dégrade, les islamistes gagnent du terrain.”
Jean-Paul Mari croit que malgré les nombreuses pertes militaires et matérielles que le Hamas a subies lors de la dernière guerre à Gaza, cette organisation islamiste radicale est sortie renforcée politiquement et socialement de ce conflit.
“À l’été 2006, j’ai quitté le Liban en me disant que l’offensive militaire israélienne avait renforcé sensiblement le Hezbollah. S’il est vrai que cette organisation islamiste n’a pas bougé militairement depuis, elle a par contre pris une place politique de premier plan dans la société libanaise. En termes militaires purs, le Hezbollah n’a pas gagné grand-chose en tirant des roquettes sur les villes du Nord d’Israël et en kidnappant des soldats de Tsahal. Cependant, l’aura politique que le Hezbollah a gagnée est considérable. Je crains que la dernière opération militaire israélienne à Gaza ne donne aussi le même résultat. J’ai le sentiment qu’au lieu d’affaiblir le Hamas, l’opération “Plomb durci” a renforcé politiquement cette organisation islamiste jusqu’au-boutiste.”
D’après Jean-Paul Mari, aujourd’hui, Gaza est devenue “une prison”, où s’entassent, sur une superficie minuscule de 10 kilomètres sur 30 kilomètres, 1.5 millions de Palestiniens.
“La bande de Gaza est devenue un endroit cauchemardesque. Or, les hommes qui grandissent dans un endroit cauchemardesque deviennent des hommes de cauchemar. On ne peut pas enfermer éternellement des gens dans un piège, dans une nasse où ils n’ont plus de contact avec le reste du monde. C’est une folie!”
In an interview when he was in Montreal, French journalist Jean-Paul Mari talks about the recent war in Gaza.