Né à Meknès (Maroc), Daniel Bensimon a fait son Aliya en 1970, à l’âge de 16 ans.
Journaliste et éditorialiste au quotidien de gauche, Haaretz, et ancien député du Parti travailliste à la Knesset, il est l’auteur de cinq livres remarqués sur la société israélienne et les villes de développement du sud d’Israël.
Il est le récipiendaire du plus prestigieux prix de journalisme décerné en Israël, le Sokolov Prize, l’équivalent du prix Pulitzer américain.
Daniel Bensimon a publié l’année dernière ses mémoires, qui viennent d’être traduits en anglais sous le titre The Immigrant. From Morocco to Israel. Ce livre sera aussi traduit en français prochainement.
C’est le grand écrivain israélien Amos Oz qui signe la préface de cet ouvrage.
“Les mémoires de Daniel Bensimon ne sont pas seulement un récit fascinant, douloureux et interpellateur de la rencontre entre l’État d’Israël naissant et l’immigration massive des Juifs provenant d’Afrique du Nord, c’est aussi l’histoire d’un jeune intellectuel qui, en dépit de la douleur et des insultes dont il a été l’objet, est devenu une figure marquante de la politique, du journalisme et de l’éducation en Israël. C’est une histoire poignante de douleur et d’amour…” —notre traduction d’un extrait de la préface de la version anglaise de ce livre—, écrit Amos Oz.
Daniel Bensimon était l’un des membres de la délégation israélienne qui a participé dernièrement à la rencontre de Marrakech ayant réuni 250 Juifs et Musulmans d’origine marocaine.
C’est dans cette ancienne cité impériale de l’ouest du Maroc qu’il nous a accordé une entrevue.
Quelles sont vos impressions sur la rencontre judéo-musulmane de Marrakech à laquelle vous avez participé ?
Ce type de rencontre me rend optimiste. C’est à l’honneur du Maroc d’avoir invité à ce forum une délégation d’Israël, composée d’hommes et de femmes, d’origine marocaine, provenant de divers milieux professionnels. Les Israéliens ont peur des Arabes, ils ne leur font pas confiance, à cause du conflit sanglant qui les oppose à ces derniers depuis soixante-dix ans. Des rencontres comme celle de Marrakech nous redonnent une certaine confiance et quelques brins d’espoir. Même aux gens de gauche qui veulent la paix avec les Arabes, pas avec un mariage, mais avec un divorce. Ce dialogue entre Juifs et Musulmans marocains est porteur d’un espoir qui fait cruellement défaut en Israël et dans le monde arabo-musulman.
Vos mémoires ont-ils été bien accueillis en Israël ?
Le livre est paru en 2017 en hébreu sous le titre Ha Marocai —Le Marocain. Il a été très bien accueilli par la critique et le public israéliens. Je raconte mon parcours. Celui d’un jeune juif marocain, élevé dans une famille traditionaliste, qui, en 1970, à l’âge de 16 ans, a fait son Aliya tout seul de Casablanca. Un matin, à l’école hébraïque que je fréquentais à Casablanca, des représentants de l’Agence Juive sont entrés dans ma classe. Ils m’ont demandé de sortir un moment. Ils m’ont dit : “On va vous montrer un petit film de huit minutes sur Israël. Si vous aimez ce que vous allez voir, venez avec nous en Israël”. Ce film montrait des jeunes en short et en tee-shirt dans un kibboutz. Ils étaient bronzés, souriants et avaient l’air heureux. Des adolescents en maillot nageaient dans un lac… Un environnement plutôt jovial qui contrastait fortement avec la morosité qui régnait dans mon cadre éducatif marocain. Je me suis alors dit: “Si c’est ça la vie en Israël, j’y vais sans hésiter!” Bien sûr, c’était un mensonge bien sympathique, car une fois arrivé en Israël, la réalité fut tout autre. Je relate dans ce livre mon parcours personnel, qui aux yeux des Israéliens s’est bien terminé puisque j’ai mené une carrière de journaliste au quotidien Haaretz et ai été député à la Knesset pendant quatre ans. J’ai accompli “le rêve israélien”. Ça veut dire qu’il y a un espoir. En Israël, il y a encore quelques années, personne ne voulait écouter le parcours d’un Marocain. Aujourd’hui, nombreux sont les Israéliens à avoir acheté mon livre. Mon histoire les a beaucoup touchés. C’est tout un changement de mentalité.
Les ultra-orthodoxes ne sont-ils pas de plus en plus influents dans l’arène politique israélienne?
Votre constat est juste. C’est la seule influence qui ne s’affaiblit pas. Le pouvoir des politiciens ultra-orthodoxes n’a aucune limite. Ce qui ne cesse de croître aussi, c’est le caractère lâche des politiciens laïcs israéliens. Ils sont prêts à tout concéder aux ultra-orthodoxes pour se maintenir au pouvoir. Entre-temps, les ultra-orthodoxes continuent à renforcer leur pouvoir politique. Leur rôle est de plus en plus déterminant à la Knesset. Sans eux, il n’y a pas de pouvoir politique. Avec eux, c’est un pouvoir corrompu.
Pourtant, le parti ultra-orthodoxe sépharade Shass semble perdre des plumes à chaque élection.
Le Shass est en déclin depuis la mort de son fondateur, le Rabbin Ovadia Yossef. Les derniers sondages ne créditent le parti dirigé aujourd’hui par Arié Dery que de quatre ou cinq sièges maximum dans la prochaine Knesset. Cependant, les autres formations politiques ultra-orthodoxes ne cessent de renforcer leur poids et leur influence. Les partis ultra-orthodoxes ne s’intéressent qu’aux intérêts de leur communauté. Ils ignorent avec dédain le monde qui les entoure. Ils ne posent jamais de questions sur la paix, sur la guerre, sur le monde laïc, sur les grands défis auxquels la société israélienne est confrontée… Il n’y a que les intérêts de leurs ouailles qui priment. Leur comportement des plus sectaires n’a pas changé depuis le XVIIe siècle, quand ils vivaient en Pologne. À cette époque, une muraille les séparait des autres Juifs et du reste de la société. Aujourd’hui, c’est une muraille mentale qui les sépare des autres communautés d’Israël.
Le résultat des dernières élections municipales à Jérusalem n’est-il pas une preuve éloquente de l’influence grandissante des politiciens ultra-orthodoxes ?
Le résultat de ces élections n’est pas seulement politique. Il reflète aussi les changements importants qui se sont produits au sein de la société israélienne ces dernières années. En 2018, à Jérusalem, 50 % des élèves de la première année du primaire sont ultra-orthodoxes. Soit 1 sur 2. C’est un phénomène sociologique inouï. C’est comme si Jérusalem avait été abandonnée par les Israéliens laïcs. Pourtant, aujourd’hui, tous les Israéliens juifs se battent fougueusement pour Jérusalem. Ils étaient unanimement en liesse quand le président Donald Trump a annoncé le déménagement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. Mais quand vient le moment d’élire le maire de Jérusalem, tout le monde s’en fout. Le jour du vote, un grand nombre d’Israéliens laïcs ont préféré aller au café ou au restaurant plutôt que de se rendre aux urnes. Ils se sont dit : “Pourquoi aller voter alors que cette ville ne nous appartient plus ?” Ils comprennent désormais qu’il n’y a pas un autre avenir politique à Jérusalem. Les ultra-orthodoxes ont largement gagné la partie. Même un laïc briguant un siège au conseil municipal de Jérusalem aura toujours besoin des votes des ultra-orthodoxes. C’est un cercle vicieux.
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Aujourd’hui, la gauche israélienne n’est-elle pas très amoindrie, et même fortement discréditée aux yeux d’un grand nombre d’Israéliens ?
Si les travaillistes reviennent au pouvoir prochainement, ce ne sera certainement pas la résultante de leur popularité, mais la conséquence du déclin de la droite, aujourd’hui divisée et déroutée: Avigdor Lieberman a quitté le gouvernement, Benyamin Netanyahou est affaibli politiquement, l’étau judiciaire se resserre autour de lui… La gauche est aussi très divisée. Il n’y a pas au sein de celle-ci une ligne de parti rassembleuse. Il y a actuellement vingt-quatre députés travaillistes à la Knesset. Ils défendent vingt-quatre idées différentes. On n’est d’accord sur rien. C’est une maladie de la gauche israélienne.
Pourtant, dans l’échiquier politique israélien, Benyamin Netanyahou paraît indétrônable.
S’il y a prochainement de nouvelles élections, je ne suis pas sûr que Benyamin Netanyahou sera à nouveau premier ministre. Il n’a pas du tout été surpris par le départ fracassant d’Avigdor Lieberman de sa coalition gouvernementale. Lieberman n’a fait que déclencher une crise que Netanyahou souhaitait depuis quelque temps. Depuis plusieurs années, Netanyahou l’Américain et Lieberman le Russe sont inséparables. Ils s’entendent comme larrons en foire. Je ne serais pas surpris que Lieberman revienne par une autre porte dans une autre coalition gouvernementale dirigée par Netanyahou. C’est ça le jeu politique de Netanyahou. Ce dernier est toujours au-dessus de la mêlée, mais c’est lui qui mène toujours le bal et orchestre savamment le tout pour déclencher une crise au moment qu’il estime opportun.
Quelle est dans l’Israël d’aujourd’hui la place des Sépharades, victimes de discriminations dans la société israélienne des années 60 ?
Regrettablement, la question sépharade n’a pas disparu en Israël. Aujourd’hui, la troisième génération de Sépharades perpétue la mémoire des discriminations abjectes que leurs aînés ont subies lors de leur arrivée en Israël, dans les années 50 et 60. Ils réclament justice au nom de leurs parents et grands-parents. Depuis quelques années, il y a un retour en force de la poésie sépharade radicale, antiashkénaze. Une nouvelle génération de Sépharades, née en Israël, exprime sans ambages sa frustration et sa haine de la gauche et des Ashkénazes de l’establishment. Ce ressentiment n’a pas disparu. Au Québec, votre devise est “Je me souviens”. Celle des Sépharades d’Israël est aussi “Je me souviens”. Des œuvres littéraires et poétiques, écrites par de jeunes sépharades israéliens, évoquent ce chapitre noir de l’histoire d’Israël. La nouvelle génération de Sépharades n’a pas oublié les malheurs et les injustices que leurs pères ont subis. Il y a des activistes sépharades très radicaux, certains mariés avec des Ashkénazes, qui mènent inlassablement ce combat, à leurs yeux indispensable.
La commission éducative Bitton, instituée par le ministre israélien de l’Éducation, Naftali Bennett, dont le mandat est de formuler des propositions concrètes pour mettre en valeur la contribution de la composante sépharade et orientale à l’histoire et à la culture d’Israël, a-t-elle donné des résultats concrets?
Il faut reconnaître que cette commission a fait bouger un peu les choses. Sur les quelque six cents pages des manuels scolaires dédiés à l’histoire d’Israël, seulement une dizaine de pages sont consacrées aux Sépharades. Il est grand temps de mettre un terme à cette incongruité pédagogique. Naftali Bennett s’est engagé, pour des raisons essentiellement politiques, à apporter un changement majeur dans ce domaine. C’est fort encourageant.
Quel regard portez-vous sur l’Israël d’aujourd’hui, qui a fêté en 2018 ses 70 ans ?
Israël est un pays de contradictions. Le dynamisme de l’économie israélienne, dopé par la haute technologie, un créneau porteur d’avenir où Israël excelle, fait pâlir d’envie les autres pays occidentaux. Le tourisme explose. Les changements urbains sont impressionnants… Il y a 70 ans, Israël était un pays du tiers-monde. Aujourd’hui, c’est un pays du premier monde, et bien au-delà. Mais Israël est un Goliath aux pieds d’argile. Tout en étant très coriace, grâce à son potentiel technologique et à sa puissante armée, c’est un pays qui est aussi vulnérable. Les Israéliens sont profondément taraudés par leur avenir dans une région en plein chaos, peuplée de voisins violents qui ne cessent de s’entretuer. “C’est avec ce type de voisins que je vais devoir vivre jusqu’à la fin de mes jours?” se demandent tous les jours les Israéliens. L’avenir d’Israël demeure un grand point d’interrogation.
La société israélienne n’a-t-elle pas connu de profondes mutations depuis trois décennies?
Israël donne l’apparence d’une famille unie. Mais la réalité est que cette famille est lacérée par de profondes divisions internes. Israël est une grande maison, mais chacun a sa chambre. Et, parfois on te claque la porte d’une chambre au visage! L’Israélien ashkénaze, l’Israélien sépharade, l’Israélien falasha, l’Israélien russe, l’Israélien arabe, l’Israélien druze… cohabitent ensemble, mais souvent péniblement.