Daech est-il en train de gagner sa guerre contre l’Occident?

L’attentat sanglant commis à Nice le 14 juillet dernier nous contraint à nous poser une question des plus légitimes: les terroristes de Daech -l’État islamique- sont-ils en train de gagner la guerre impitoyable qu’ils livrent à l’Occident?

L’un des meilleurs spécialistes français et européens du phénomène jihadiste et du conflit ravageur qui oppose aujourd’hui l’Occident à Daech, l’historien et politologue Jean-Pierre Filiu, nous a fait part au cours d’une entrevue de ses analyses très éclairantes sur les enjeux de ce conflit aux conséquences dévastatrices.

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en Études moyen-orientales à Sciences Po (Paris), après avoir été professeur invité dans les Universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Ses deux derniers ouvrages: en français, Les Arabes, leur destin et le nôtre (Paris, Éditions La Découverte), en anglais, From Deep State to Islamic State (Londres, Hurst et New York, Oxford University Press).

Après l’attentat terroriste sanglant perpétré à Nice, et revendiqué par Daech, on a l’impression que cette organisation terroriste islamiste est en train de gagner la guerre qu’elle mène avec acharnement contre l’Occident non pas dans les terroirs du Moyen-Orient mais dans les grandes villes européennes et occidentales?

“Vous me permettrez de ne qualifier cette organisation terroriste que par son acronyme arabe de Daech, car il n’y a à mon sens rien d’“islamique” dans cette secte jihadiste dont l’écrasante majorité des victimes sont des Musulmanes et des Musulmans. Il faut replacer la tragédie de Nice dans une perspective planétaire d’expansion terroriste sans précédent, Daech ayant été capable au cours des dernières semaines de frapper depuis la Floride jusqu’au Bangladesh. Mais l’attentat symboliquement le plus fort est celui qui a été perpétré début juillet à Médine, le deuxième lieu saint de l’Islam, qui aurait pu être bien plus sanglant. Quant à la France, depuis janvier 2015, elle est visée pour la troisième fois par ce terrorisme de masse, d’abord du fait de ses institutions républicaines (d’où le choix sinistre du 14 juillet), ensuite parce que ce pays accueille les plus importantes communautés juive et musulmane d’Europe”, explique Jean-Pierre Filiu.

L’un des principaux objectifs de Daech est de semer la discorde et le chaos en France et dans d’autres pays occidentaux, rappelle Jean-Pierre Filiu.

Daech entend bien susciter une spirale de violence raciste pour casser le “vivre ensemble” à la française, qui est un démenti cinglant à toute la propagande jihadiste. C’est là que se joue la “guerre”, si vous voulez l’appeler ainsi, dans les sociétés occidentales. Au Moyen-Orient en revanche, Daech recule vraiment là où, comme en Libye, des forces locales, arabes et sunnites, sont mobilisées pour lui faire face. En revanche, quand des milices kurdes (comme en Syrie) ou des forces identifiées au chiisme majoritaire (comme en Irak) sont en première ligne face à Daech, ce sont des “victoires à la Pyrrhus”: ainsi, la chute de Fallouja a été suivie du pire attentat de ce siècle perpétré en Irak.”

Plusieurs analystes des questions terroristes ont conclu que l’auteur de l’attentat de Nice, Mohammed Lahouaiej-Bouhlel, était “un loup solitaire” qui a adhéré à l’idéologie jihadiste que très récemment. Jean-Pierre Filiu partage-t-il cette analyse?

“En trente années à suivre du moins loin possible le phénomène jihadiste, je n’ai jamais croisé de “loup solitaire”. Il y a toujours un donneur d’ordres (parfois virtuel, grâce aux réseaux sociaux) doublé d’une forme de soutien logistique. Mais Daech a intérêt à accréditer ce mythe du “loup solitaire” pour fragiliser les sociétés démocratiques. Le poison du soupçon vise à saper la résilience citoyenne et à encourager les dérives liberticides. On ne mettra jamais assez en garde contre ce risque, sur lequel Daech mise plus encore que sur l’impact direct des attentats.”

Les interventions militaires au Moyen-Orient des principales puissances occidentales contre Daech sont-elles efficaces pour contrer l’expansion de cette organisation terroriste, ou celles-ci arrivent-elles trop tard?

Il y a un espace entre l’interventionnisme ravageur de George W. Bush et la passivité complice de Barack Obama, qui aurait dû permettre aux États-Unis de construire une vraie politique de prévention de la menace jihadiste. Au contraire, Obama a reculé en août 2013, après le bombardement de Damas aux armes chimiques par le régime Assad, et renoncé à faire respecter ses propres “lignes rouges”, et ce malgré l’engagement de la France à ses côtés. Cette reculade a marqué le début de l’envolée du recrutement jihadiste dans le monde entier à destination de la Syrie.”

D’après Jean-Pierre Filiu, tant que les populations arabes et sunnites se sentent au mieux ignorées, au pire opprimées, elles fourniront un terrain fertile à Daech.

“Je vous rappelle que Daech a conquis la plupart de ses territoires actuels par des progressions fulgurantes. Or, la reconquête d’une partie de ces territoires s’est faite à la marge, en s’appuyant sur des forces kurdes (en Syrie) ou chiites (en Irak) perçues comme hostiles par la population locale. Car l’enjeu est moins de “libérer” ces territoires que de les contrôler durablement, ce que seules des forces arabes et sunnites peuvent faire, sauf à tomber dans un conflit ethnique (arabo-kurde) ou confessionnel (chiito-sunnite). L’impasse actuelle est aggravée par l’absence de coalition digne de ce nom: la Russie de Vladimir Poutine poursuit ses propres objectifs de restauration à tout prix du régime Assad et elle est en train de les imposer aux États-Unis, ce qui, comme lors de la “reculade” d’août 2013, va ouvrir de nouvelles opportunités à la terreur jihadiste.”

Daech essaie-t-il d’exploiter le conflit israélo-palestinien pour étendre son hégémonie dans la région?

Daech amalgame dans la même catégorie des “Juifs et Croisés” ses adversaires occidentaux, souligne Jean-Pierre Filiu. Il ne faut jamais oublier que la campagne terroriste de Daech en Europe s’est ouverte en mai 2014 par un attentat meurtrier contre le Musée juif de Bruxelles. Mais la propagande jihadiste reproche aux formations palestiniennes, aussi bien au Fatah qu’au Hamas, d’être trop enracinées dans un territoire. Le “Califat” autoproclamé en juin 2014 veut en effet soumettre ces particularismes nationaux à un vaste programme “global” où ils sont censés se dissoudre. Mais la branche égyptienne de Daech, autrefois appelée “Partisans de Jérusalem” (Ansar Baeit-Maqdis) et aujourd’hui dénommée “Province du Sinaï” (Wilayat Sinaï), représente une menace très sérieuse à la frontière méridionale d’Israël. Je ne suis pas certain que l’armée égyptienne soit capable de réduire cette menace définitivement, malgré l’écrasant rapport de forces en sa faveur.”

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