À 21 ans, Salomé Assor vient de signer son premier livre, Un (Éditions Poètes de brousse, 2019).
Une œuvre puissante, atypique et iconoclaste qui dès la première page happe et déstabilise le lecteur. Un grand tour de force littéraire.
Un est un monologue intarissable.
Assise dans un restaurant, la narratrice s’adresse, souvent sur un ton véhément, à un énigmatique “Monsieur”, qu’on suppose être le lecteur. Elle amorce un soliloque percutant…
Porté par une écriture fulgurante, ce livre est bien difficile à classer dans une catégorie littéraire spécifique. En quatrième de couverture, son éditeur le qualifie de “livre insaisissable, quelque part entre le monologue, le récit et la poésie”.
La critique est fort élogieuse. Le réputé écrivain et critique littéraire français, Pierre Assouline, membre de la prestigieuse Académie Goncourt, a encensé le livre dans son influent blog “La République des Livres”: “Une voix neuve, tranchante, originale émerge incontestablement de ce livre. Une vraie violence sourd de tant de pages, à peine contenue, avec toute la liberté de ton qu’on attend d’un premier livre”.
Conversation à bâtons rompus avec Salomé Assor autour de son brillant premier ouvrage.
Présentez-vous à nos lecteurs.
Je suis née à Montréal dans une famille sépharade originaire du Maroc. J’ai 21 ans. Je suis étudiante en 3e année au programme de baccalauréat en philosophie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). La philosophie est une discipline académique qui me passionne. Mon sujet de prédilection est l’éthique. J’ai découvert l’œuvre magistrale d’un illustre philosophe, Emmanuel Levinas, dont je suis devenue très admirative. Il est un éminent spécialiste de la question de l’éthique. Sa pensée philosophique est profonde et complexe, mais tellement humaine. J’aimerais étudier toute ma vie. Après l’obtention de mon baccalauréat, j’envisage de poursuivre mes études en philosophie au niveau de la maîtrise.
Comment est née l’idée d’écrire Un?
J’ai toujours écrit à défaut de dire. Il y a un an et demi, j’ai donné à lire un de mes textes à ma mère. Elle m’a demandé alors si j’en avais écrit d’autres. Je lui ai répondu qu’une centaine sommeillaient dans un tiroir. Après les avoir lus rigoureusement, elle m’a fortement encouragée à rassembler ces textes épars pour en faire un manuscrit et le soumettre à des éditeurs pour fins de publication. Jusque-là, l’idée de publier un livre n’avait jamais effleuré mon esprit. J’ai ainsi envoyé mon texte à plusieurs éditeurs. Le responsable de la maison d’édition montréalaise, Poètes de brousse, m’a contactée avec un enthousiasme particulier. Ayant beaucoup aimé mon manuscrit, il tenait à me voir le plus rapidement possible. Dès notre première rencontre, je me suis très bien entendue avec l’équipe de Poètes de brousse. Je me suis rapidement trouvé une place à ses côtés, ce qui n’est pas toujours évident lors d’une première aventure littéraire.
Dans quelle catégorie littéraire inscririez-vous ce livre: récit autobiographique, roman, poésie…?
Je ne saurais définir ce livre. J’ai l’impression d’être autant spectatrice que vous. C’est un livre hétéroclite. Par moments, c’est un récit, à d’autres, c’est un monologue, d’autres passages revêtent la forme d’une poésie. C’est un roman et en même temps ce n’est pas un roman…
Peut-on qualifier ce livre d’”autofiction”?
On ne peut pas négliger l’utilisation du “Je” tout au long du texte. Quand on écrit “Je”, il doit y avoir forcément quelque chose d’autobiographique. Mais je ne sais pas si je me dévoile réellement dans ce livre. Il y a beaucoup d’images poétiques, donc des éléments qui sont fictifs. Par contre, j’ai véritablement puisé ce texte dans ma solitude. Ça c’est réel. Ce n’est pas une urgence inventée, c’est une urgence d’expression réelle. Après, un personnage, un narrateur, a émané de mon imagination, mais le sentiment, au départ, est absolument vrai. C’est ça la force de la littérature.
Quelles sont les principales thématiques que vous abordez?
J’aborde des thématiques majeures qui ont une portée universelle: la solitude, le rapport à l’Autre, les relations entre les hommes et les femmes, l’attente, l’obsession du chiffre, la mesure, la démesure… Le commun des mortels, en un mot. Il y a des émotions plus ciblées qui jaillissent dans le livre, notamment l’impatience, la déception.
Vous avez choisi une structure littéraire étonnante: aucune ponctuation.
Je reconnais que la structure de ce livre est audacieuse. Certains la disent “proustienne”, mais je crois qu’elle correspond à cette urgence d’expression que j’évoquais. Mon éditeur avait proposé de revoir la ponctuation et, si nécessaire, d’ajouter des points. J’ai sauté au plafond! J’avais très peur des points pour ce texte. J’ignorais pour quelle raison. Je lui ai expliqué simplement que ce texte avec des points ne serait plus le même. Cette absence de points s’est imposée d’elle-même. Ce n’était pas un choix délibéré, mais j’ai fini par protéger cet instinct. Voilà comment je justifierais l’absence de points. J’ai préféré que le texte commence et finisse par une virgule parce qu’il y a une vie avant et une vie après. Je tenais mordicus à ce que la fin de ce livre soit inachevée.
Votre livre a été encensé par les critiques littéraires de journaux québécois et français importants. Ça vous réconforte?
J’admets que c’est un texte très provocant et sulfureux. J’ai été très surprise de voir comment le monde littéraire l’a reçu, moi-même n’y croyant pas tellement au tout début. Je me dis que les réactions qu’il a suscitées n’ont peut-être rien à voir avec sa qualité littéraire mais plutôt avec le cri d’urgence qui en émane. C’est un hurlement qu’on ne peut pas ne pas entendre. C’est le hurlement d’une jeunesse qui vocifère sa désillusion et son écœurement.
Que représente l’écriture pour vous?
L’écriture va de soi dans ma vie. J’écris tout le temps, dès que j’ai un moment. Je suis plutôt solitaire, le fracas du monde et le bruit de la foule me font fuir. Je glisse des mains! L’écriture est pour moi une manière de ne pas être seule, même lorsque je suis retirée des autres. C’est en quelque sorte la certitude de retrouver mes interlocuteurs, que j’invente de toutes pièces. J’ai absolument besoin de ces moments de retrait et de grande solitude.
J’ai appris que vous n’aviez pas d’iPhone. C’est bien surprenant pour une jeune de votre âge.
Ce n’est plus le cas. Depuis une semaine, mon téléphone est réactivé. Me voilà de retour au XXIe siècle! Les réseaux sociaux ne sont pas vraiment ma tasse de thé. Je ne dis pas pour autant que je suis complètement déconnectée de l’idéologie dominée par les technologies numériques. J’y baigne tout autant que les autres de ma génération. Mais les personnages qu’on a la possibilité de construire sur Facebook, cette façon de modeler nos “profils”, de les façonner en un idéal qu’on voudrait être, peut-être simplement que je les construis ailleurs, dans mes écrits.
Vos racines identitaires sépharades sont-elles importantes pour vous?
Oui. J’ai du mal à définir avec concision mon identité et mon positionnement religieux, mais s’il faut le faire, disons que je suis Juive laïque et agnostique, consciente de l’imposant héritage culturel que mes aïeux m’ont légué. Je suis attachée aussi aux origines hispaniques de ma famille. J’ai eu l’opportunité de visiter le Maroc et l’Espagne. Le vrai Maroc que j’ai découvert ne ressemble pas du tout à celui que j’avais dans ma tête avant de sillonner les terroirs de ce beau pays. Les communautarismes m’effraient beaucoup. Aux yeux de mes camarades de classe, et bien que je sois née à Montréal, je suis perçue comme quelqu’un qui vient d’”ailleurs”. C’est un regard étonnant de leur part sur ma “Québécitude”, mais je le comprends.
Vous avez découvert la culture ashkénaze à travers le théâtre en yiddish. Parlez-nous de cette expérience culturelle et artistique.
Il y a deux ans, la troupe de théâtre yiddish du Centre Segal des arts de la scène m’a invitée à faire partie de la distribution d’une comédie musicale, A Century Songbook, qui retrace cent ans de vie juive à Montréal. Je suis tombée alors amoureuse de la langue et la culture yiddish. Quelques mois plus tard, j’auditionnais pour une autre production du Dora Wasserman Yiddish Theatre. Deux répliques en yiddish m’avaient été assignées. Je les ai répétées des centaines de fois pour éviter la catastrophe. À travers le théâtre yiddish, j’ai découvert la grandeur de la culture ashkénaze, à laquelle je voue depuis une immense admiration. En fait, j’ai saisi la loyauté des Ashkénazes envers leur langue millénaire et leur attachement à celle-ci. Certaines langues sont aujourd’hui en voie d’extinction. Par exemple, dans ma famille, on ne parle quasiment plus le ladino et la hakétia, langues vernaculaires parlées jadis par les Juifs de la région des Balkans et des localités du Nord du Maroc.
Vous considérez-vous représentative de la jeunesse d’aujourd’hui?
Il est important de rappeler qu’aujourd’hui la majorité des jeunes ne croient pas en Dieu. Il n’y a plus de transcendance, mais de la profanation partout. Je fais partie d’une génération de sceptiques qui ne mettent plus tous leurs espoirs en l’avenir. Ces jeunes sont simplement en diapason avec leur époque. On ne peut pas leur en vouloir. Que ceux qui leur demandent d’être plus lucides se détrompent. La lucidité n’a jamais été une valeur absolue.
Un nouveau livre en chantier?
Chose certaine: ce sera difficile de donner une suite à Un. Pour l’instant, je me remets de mes émotions.