En France, ces dernières années, l’antisémitisme est devenu un véritable fléau. Les actes et les insultes antisémites n’ont cessé de se multiplier. Ce climat hostile a contraint de nombreux Juifs français à opter pour l’issue la plus radicale: partir. Cette tendance est-elle inéluctable?
Le sociologue Danny Trom analyse ce phénomène des plus préoccupants dans un essai percutant et solidement documenté, La France sans les Juifs (Éditions Presses universitaires de France, 2019).
Danny Trom est chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique de France (CNRS), membre du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités et chercheur associé au Centre d’études juives affilié à l’École des hautes études en sciences sociales. Il est l’auteur de La Promesse et l’Obstacle. La gauche radicale et le problème juif (Éditions du Cerf, 2007) et Persévérance du fait juif. Une théorie politique de la survie (Éditions EHESS/Gallimard/Seuil, 2018).
Quelles sont les principales raisons de la résurgence de l’antisémitisme que la France connaît depuis quelques annéees ?
C’est une conjonction de plusieurs facteurs.
D’abord, une désorientation politique complète des populations dites postcoloniales, dont l’intégration est devenue chaotique. Ces populations immigrées ont longtemps été intégrées à la France via la culture politique de la classe ouvrière française. À partir des années 80, toutes les instances socialisatrices du monde ouvrier se sont délitées — le Parti communiste français (PCF), la Confédération générale du travail (CGT), le communisme municipal… — laissant derrière elles un grand vide. La classe ouvrière “en soi” continue certes d’exister, mais la classe “pour soi”, le sentiment d’existence collective, a disparu. Ceci a produit une perte de repères des couches populaires, qui s’est traduite entre autres par un ressentiment, doublé d’un sentiment d’impuissance. C’est ici que les Juifs sont apparus comme une cible commode, sous divers masques, celui des élites, des financiers, des médias, des intellectuels.
Ensuite, depuis l’après-guerre, une confusion s’est installée en France entre racisme et antisémitisme. Puisque le nazisme a été une forme raciale de l’antisémitisme, on a pensé l’antisémitisme comme une sous-catégorie du mal qu’est le racisme. Or, l’antisémitisme a été racial de manière circonstancielle. Ceci a brouillé la distinction entre ces deux phénomènes très différents. Le racisme suppose que des groupes soient infériorisés afin d’exercer une domination sur eux. L’antisémitisme consiste à penser les Juifs comme supérieurs, dominateurs, un groupe dont on doit se libérer. Les positions à partir desquelles se formulent les jugements raciste et antisémite sont donc opposées.
L’impossibilité de saisir cette différence, pourtant majeure, a empêché d’envisager la possibilité qu’une population infériorisée, discriminée, puisse être elle-même la vectrice de violences à l’égard des Juifs. En somme, le racisme en est venu à faire écran à l’antisémitisme. Cette cécité relative a conduit à une indifférence du plus grand nombre quant à la dégradation de la situation des Juifs. Ceci, dans un contexte de crise généralisée du système représentatif et de prolifération des théories complotistes, où les Juifs figurent comme des dominants, des manipulateurs et des profiteurs. Même si souvent cela ne se dit pas de manière aussi nette, la faiblesse des réactions face à la vague antijuive que connaît la France est un indice de la relative indifférence de la société française au sort des Juifs.
Vous affirmez dans votre livre que “le flux des Juifs quittant la France a pris le caractère d’une émigration de masse“. Pourtant, les chiffres relatifs à l’Aliya des Juifs de France en 2018 font état d’une régression de ce phénomène migratoire.
Le phénomène est cyclique, avec des hauts et des bas. Son intensité est très dépendante de la conjoncture immédiate. Après un attentat qui vise les Juifs, le nombre de départs augmente mécaniquement, mais ce n’est pas une réaction de panique, ce sont plutôt des événements déclencheurs qui convainquent ceux qui ont déjà mûri le projet de partir de passer à l’acte. Mais le départ des Juifs de France doit être appréhendé comme une tendance sur le long terme. Les Juifs quittent la France un à un, discrètement, cela ne se voit pas à l’œil nu. On connaît les chiffres de l’Aliya: cumulés, ils indiquent que le nombre de départs, même s’il y a une proportion de retours difficile à mesurer, est significatif. Et on ignore le nombre de départs dans d’autres directions. Quoi qu’il en soit, la question n’est pas tant celle du nombre que de l’atmosphère politique qui a changé: la France a été pour les Juifs d’Europe, jusque dans l’après-guerre, un pays d’immigration. Le modèle républicain français était idéalisé. La France était le pays de l’émancipation complète des Juifs en Europe. Elle est devenue subitement un pays d’émigration. À présent, l’éventualité de devoir un jour partir est intégrée dans la perspective de chaque Juif, quelle que soit la manière dont il se définit et quel que soit son rapport au sionisme. Ces départs ne reflètent pas seulement un sentiment croissant d’insécurité, bien réel, mais aussi un sentiment d’esseulement, d’abandon face à l’adversité.
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Depuis l’an 2000, date de l’éclatement de la première Intifada palestinienne, n’y a-t-il pas eu en France une banalisation de l’antisémitisme ? Les autorités politiques françaises ne sont-elles pas intervenues tardivement pour endiguer ce phénomène délétère ?
Oui, on peut dater ainsi le début de la détérioration du climat. Que cela soit lié à la question palestinienne n’est pas fortuit. Dès la fin des années 1960, le gauchisme, la Gauche prolétarienne en particulier, pour politiser la classe ouvrière immigrée, lui a proposé de se figurer son exploitation par analogie avec la condition palestinienne. Ceci a donc en France une longue histoire.
À partir de 2000, ce schème s’est en quelque sorte répandu. Mais pour un universitaire, il était clair, dès le milieu des années 1990, que la crise de la gauche intellectuelle était aiguë et que les élaborations destinées à reconstruire une doctrine de gauche passait désormais par la reformulation d’un “problème juif”. Cette gauche travaillait de manière insidieuse à une relativisation de la Shoah, de toutes sortes de façons. S’y formulait le reproche qu’avec la Shoah les Juifs monopolisent trop d’attention publique au détriment d’autres: les colonisés, les dominés.
L’effondrement des bases doctrinales d’une gauche jusqu’alors organisées autour d’une classe ouvrière conquérante a fait place à une doctrine où la souffrance, celle des dépossédés, est devenue l’étalon ultime. L’immigré pouvait figurer comme celui qui cumule toutes les souffrances, celui qui additionne toutes les humiliations. Un comparatisme douteux a progressivement configuré les Juifs comme l’envers de cette nouvelle figure. Il devenait le dominateur en accaparant une part trop importante de l’attention publique, de la richesse, de l’influence intellectuelle.
Ces mythes sur les Juifs se sont solidement enracinés dans l’espace social français.
Ils ont trouvé une audience favorable dans les milieux issus de l’immigration. Il s’en est suivi une détérioration constante du climat dans les “banlieues”, rendant la vie des Juifs qui y résident toujours plus pénible. Et les corps intermédiaires —l’éducation nationale, les syndicats, les partis, les associations, les autorités religieuses — n’ont pas joué leur rôle de régulateur, laissant la situation se dégrader. Rien ne venait contrecarrer ce mouvement. À présent, l’hostilité à l’égard des Juifs s’est installée et répandue. Lorsque du sommet de l’État, tardivement mais fermement, des paroles ont été prononcées pour condamner l’antisémitisme et rassurer les Juifs, il était probablement déjà trop tard. Il est vite apparu que cette parole d’autorité était sans autorité aucune; elle n’était pas entendue et ne changeait rien. Pire, elle ne faisait qu’attester ce qui se disait dans de larges couches de la population: que si l’on se soucie tant des Juifs au sommet de l’État, c’est parce que ces derniers y sont installés, qu’ils se confondent avec les élites, que la République est en somme sous leur coupe. Depuis, on ne parvient plus à sortir de ce cercle ou toute contre-offensive contre l’antisémitisme ne fait que l’affermir.
Selon vous, le départ massif des Juifs de France est la résultante d’une hostilité qui a pris la forme d’un véritable mouvement social, disposant d’une base populaire solide.
J’utilise le terme mouvement social pour indiquer que le phénomène est populaire et profond. D’ailleurs, l’antisémitisme en France, lorsque le terme a été inventé dans le dernier quart du XIXe siècle, était un mouvement de revendication sociale. Pour les antisémites, les Juifs émancipés, intégrés à la nation, sont devenus indistincts, et pourtant continuent de former un groupe solidaire qui travaille à ses propres intérêts au détriment du peuple. Avec l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme semblait migrer de la société vers l’État. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. L’hostilité vient clairement de la société, non de l’État. Ce que l’on observe est diffus, n’a pas de centre et n’a pas encore de traduction proprement politique. Mais l’antisémitisme est solidement installé et s’exprime de manière particulièrement vive à des occasions comme les manifestations de rue. Cette hostilité à l’égard des Juifs prend la forme d’une demande d’égalité, de justice, elle se pare des habits de la République. C’est précisément pourquoi la gauche a tant de mal à reconnaître le phénomène. Et lorsqu’elle prend acte, elle préfère le passer par pertes et profits.
Le mouvement des “gilets jaunes” a-t-il contribué à nourrir l’antisémitisme populaire en France ?
Il n’y a pas contribué, mais il en a manifesté une face. Il s’agit d’un mouvement populaire, qui prospère essentiellement sur la désorientation politique des classes populaires. Des segments de la classe ouvrière “allochtone” se sont tournés vers un islam mâtiné de ressentiment à l’égard de l’ancien colonisateur, tandis que d’autres segments, que l’on qualifiera d’”autochtone”, faute de mieux, se sont tournés vers une droite populiste et identitaire. Les Juifs sont en somme pris en étau. Ils font face à deux foules, celle dite des “banlieues” et celle de la France dite “périphérique” (celle des gilets jaunes). Pour l’instant, les deux foules demeurent distinctes, elles se toisent et se craignent. Ce qui les unit est à coup sûr un antisémitisme affirmé ou latent. Si d’aventure les deux foules devaient converger, la situation des Juifs se dégraderait dans des proportions incalculables.
Selon vous, l’“islamisme radical est aujourd’hui la seule instance capable de militariser l’hostilité à l’égard des Juifs“. L’islamisme est donc l’un des principaux vecteurs de l’antisémitisme qui sévit dans l’Hexagone ?
Dans l’analyse de la vague anti-juive actuelle, on se centre trop sur l’islamisme radical. On a soutenu, contre toute évidence, la théorie du “loup solitaire”, comme si la radicalisation était un phénomène individuel. Certes, ce sont des éléments djihadistes qui commettent les meurtres contre les Juifs. Mais le djihadisme prospère sur un terreau beaucoup plus large dont l’islamisme militant n’est qu’une composante. Prenez le comique Dieudonné qui n’est ni islamiste, ni même Arabe. Il nous fournit pourtant la synthèse la plus épurée de l’antisémitisme français tel qu’il se cristallise sous nos yeux. Il se dit clairement républicain et c’est à ce titre qu’il demande que justice soit faite. On voit ici combien la Shoah est au cœur du dispositif. L’idée centrale est que la Shoah permet aux Juifs de tirer tous les profits: défendre l’État d’Israël qui bafoue les Palestiniens, assurer leurs privilèges en se présentant comme des victimes et en culpabilisant l’Occident à leur seul profit, maintenir leur emprise sur la France. C’est une forme inédite d’antisémitisme: on savait que l’antisémitisme pouvait aller jusqu’au meurtre de masse et l’on a cru et répété après-guerre que la Shoah avait définitivement exclu l’antisémitisme du paysage politique européen. La surprise tient ici à ce que la Shoah est le point de départ d’une nouvelle version du problème juif en Europe. Elle ne signe pas sa fin, mais en constitue le nouveau vecteur.
Les législations visant à combattre l’antisémitisme adoptées ces dernières années par les gouvernements français successifs ne se sont-elles pas avérées inefficaces pour endiguer ce fléau ? Le laxisme de la justice française ne contribue-t-il pas à exonérer des antisémites de tout acabit ? Par exemple, le négationniste antisémite Alain Soral a été condamné dernièrement à un an de prison ferme. Mais le parquet de Paris a interjeté appel de la décision sur le mandat d’arrêt et refuse d’exécuter celui-ci.
On est ici face à une difficulté de fond. La loi ne peut tout simplement pas endiguer un phénomène de ce type. Même si les tribunaux sont résolus à sévir. On touche très vite aux limites de la liberté d’expression. Les réseaux sociaux échappent largement au contrôle de l’État et à l’emprise de la loi. Dans une société libérale, l’État, même avec l’instrument du droit, ne peut agir profondément sur la société sous peine de fragiliser ses propres principes. La pénalisation, exclusivement réservée à la négation de la Shoah, a fini par passer pour une preuve que les Juifs se sont accordé un privilège. Le négationnisme passe alors aussi pour un mouvement de défense des libertés et de lutte contre les privilégiés. Face à ce retournement, le droit est relativement impuissant. Le combat ne peut être que politique. C’est ce que l’ancien premier ministre de France, Manuel Valls, avait compris. Il avait aussi tenté d’agir en conséquence. C’est peut-être pour cela qu’il a fini par devenir l’homme politique le plus détesté de la gauche.
Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France ?
Si les tendances que je décris dans mon livre se confirment, l’avenir finira par acter le divorce entre la France et les Juifs de France. De manière générale, il me semble que nous sommes arrivés à la fin d’un long cycle historique en Europe. Il faut observer les choses à l’échelle européenne: la France est le dernier pays d’Europe avec une communauté juive de taille. Elle a été abondée par les Juifs d’Afrique du Nord au moment des décolonisations. Mais depuis la fin du XIXe siècle, les Juifs d’Europe quittent le continent. À la fin du XIXe siècle, les Juifs de l’Est ont migré en nombre vers l’ouest de l’Europe mais aussi vers d’autres continents, puis le phénomène a touché l’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres. La Shoah a éradiqué les Juifs d’Europe. Ceux d’URSS sont partis en masse vers l’État d’Israël dès que l’occasion s’est présentée. Le départ des Juifs de France est donc celui du reste des juifs d’Europe. Que la vague antisémite actuelle se nourrisse de la Shoah est un signe que l’Europe ne parvient pas à métaboliser cet événement. Peut-être la Shoah est-elle un obstacle dont l’Europe doit se débarrasser. Dans ces conditions, on voit mal comment les Juifs se maintiendront en Europe.