“Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour défendre la mémoire de la Shoah”

Beate et Serge Klarsfeld

Depuis plus d’un demi-siècle, Serge et Beate Klarsfeld forment un couple légendaire.

Ils ont traqué et amené devant les tribunaux plusieurs des hauts responsables de l’entreprise génocidaire sciemment planifiée par le IIIe Reich.

Ils ont fait de leur combat homérique une destinée commune au service de la justice, des droits de l’homme et de la paix.

Ils ont livré une guerre sans merci pour réhabiliter et honorer la mémoire des six millions de Juifs exterminés pendant la Shoah.

Pourtant, rien ne prédestinait cette fille d’un soldat de la Wehrmacht et ce fils d’un Juif roumain assassiné dans le camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau à devenir le couple mythique de “chasseurs de nazis” que l’on connaît.

Serge et Beate Klarsfeld relatent les épisodes les plus marquants de leur vie et leurs combats inlassables pour la mémoire de la Shoah dans un livre d’entretiens passionnant, Nos vies contre l’oubli. Entretiens avec Éric Fottorino et Laurent Greilsamer (Éditions Philippe Rey, 2019).

Avocat, historien, fondateur et président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France, Serge Klarsfeld, 84 ans, nous a accordé une entrevue.

La chasse aux nazis est-elle révolue ?

Il n’y a pratiquement plus de dossiers de criminels nazis en suspens. Mon épouse Beate et moi nous nous rendrons prochainement à Hambourg avec un témoin français réclamé par le tribunal de cette ville du nord de l’Allemagne qui juge actuellement un ancien garde du camp de concentration de Stutthof, en Pologne. L’accusé a 93 ans. C’est peut-être le dernier procès d’un ancien gardien de camp nazi. Les autres sont presque tous morts. Il est jugé par la cour d’assise des mineurs de Hambourg, puisqu’il n’avait que 18 ans à l’époque des faits. Le témoin qui nous accompagnera à Hambourg avait alors 17 ans. C’est la dernière étape des jugements des criminels nazis. Aujourd’hui, font face à la justice des subalternes dont il faut prouver la responsabilité ou la culpabilité, ce qui est très difficile parce que les témoins directs sont presque tous morts. Notre témoin évoquera certainement la vie quotidienne ardue des prisonniers dans le camp du Stutthof, mais il n’a aucun souvenir particulier de ce gardien. Ce dernier sera condamné pour avoir fait partie d’une organisation criminelle. C’est la nouvelle interprétation des juges allemands. Il était gardien d’un camp de concentration nazi, il est donc coupable, à moins de prouver son innocence.

En France, les principaux collaborateurs du régime pronazi de Vichy ont-ils été jugés ?

Malheureusement, non. Presque tous les préfets du gouvernement de Vichy ont participé aux rafles de Juifs. Ils ont donné à leurs subalternes, les intendants de police, les policiers… des instructions qu’ils avaient reçues de leur gouvernement. Ils les ont relayées en toute connaissance de cause. En 1997-1998, nous avons pu obtenir le jugement de Maurice Papon parce qu’il était encore vivant. Les autres anciens préfets étaient morts. Pour nous, Maurice Papon n’était pas un bouc émissaire, mais le représentant d’une catégorie de hauts fonctionnaires qui auraient pu être jugés à la Libération pour avoir transmis des ordres antisémites visant des familles juives innocentes et allant à l’encontre des droits de l’homme. Mais ils n’ont pas été jugés parce que la France, qui devait se relever, avait urgemment besoin de ces technocrates compétents pour remettre sur pied une économie et une société en total désordre après la guerre. Comme la majorité de ces hauts fonctionnaires avaient été actifs contre les Juifs et non contre les Résistants, ils n’ont pas été inquiétés après la libération de la France.

Pourquoi, 75 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de Vichy continue-t-elle à tarauder les Français ?

La mémoire de Vichy continuera à tarauder les Français encore très longtemps parce que celle-ci se mêle à des intérêts politiques nationaux. En 1940, le maréchal Philippe Pétain était l’homme le plus aimé des Français. Il était considéré comme l’homme le plus glorieux de France. Son plus proche collaborateur, Pierre Laval, trois fois premier ministre, était un homme politique compétent, très admiré aussi par les Français. Il avait rencontré Staline, Mussolini et Roosevelt. Pourtant, ces hommes respectables qu’étaient Pétain et Laval se sont associés aux crimes perpétrés par les nazis. C’est une réalité historique irrécusable. Aujourd’hui, deux visions antinomiques de ce que fut le gouvernement collaborationniste de Vichy s’opposent. Il y a un groupe farouchement pro-Pétain qui argue que ce dernier a accepté de subir la pression des Allemands pour protéger la France. Qu’il valait donc mieux obéir aux ordres des Allemands, et être leurs complices, plutôt que de provoquer une crise politique majeure avec les autorités de Berlin qui se serait soldée par la venue au pouvoir de collaborateurs fanatiques, idéologiquement très proches des nazis, qui auraient fait sombrer la France dans le chaos total. Un autre groupe affirme au contraire que si des collaborateurs pronazis zélés avaient gouverné la France dans les années 40, il y aurait eu beaucoup plus de résistants et l’honneur de la nation aurait été sauvé. Ils rappellent que c’est un maréchal de France qui a donné son aval à un gouvernement français pour qu’il ordonne à sa police d’arrêter des milliers de Français parce qu’ils étaient Juifs. Ce conflit mémoriel perdurera parce qu’il n’y a pas un arbitre pour déterminer quel camp a raison.

Comment 75% de la population juive française recensée et traquée a-t-elle pu échapper aux déportations vers les camps d’extermination nazis ?

J’ai été le premier à décrypter les documents allemands qui ont mis en lumière cette réalité mal connue : la pression exercée sur le gouvernement de Vichy par l’opinion publique et l’élite spirituelle françaises. Lorsqu’ils ont vu que la police française arrêtait des familles juives innocentes, les évêques et les cardinaux les plus en vue, en particulier le cardinal Pierre Gerlier, primat des Gaules, et Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, qui soutenaient le maréchal Pétain, ont protesté. Monseigneur Saliège a lancé un appel qui a retenti dans toute la France. La base, c’est-à-dire la population française, s’est aussi mobilisée pour aider les Juifs persécutés. À l’époque, la population française était essentiellement rurale. Éduqués par les curés et les instituteurs, les Français étaient à la fois nourris de charité chrétienne et d’un idéal républicain. Ils ont réagi d’une façon humaine. Pratiquement aucun autre pays d’Europe n’a réagi avec un tel degré d’humanité, à l’exception de l’Italie, dont le catholicisme était modéré, et le Danemark. Mais la France avait une population juive dix fois plus importante que l’Italie et infiniment plus importante que le Danemark. Le peuple Français comptait beaucoup de braves gens. Quand ils ont vu qu’on arrêtait des vieillards, des femmes et des enfants juifs, ils ont réagi. Leurs réactions additionnées à celles des cardinaux et des évêques ont contraint le premier ministre, Pierre Laval, à dire aux Allemands : “Je ne peux pas continuer au rythme que vous m’avez imposé. Ne me demandez plus des quotas de Juifs à déporter, je fais mon possible”. Les responsables de la politique nazie en France, le général Carl Oberg et le colonel Helmut Knochen, ne sont pas restés insensibles à cette doléance de Laval. Hitler voulait absolument que la France, sous l’emprise de l’armée et de l’administration militaire allemandes, contribue à l’effort de guerre du IIIe Reich. C’est ce qu’elle a fort bien fait. Les Allemands ne voulaient pas déclencher une crise avec le gouvernement de Vichy. C’est ce qui explique pourquoi le maréchal Pétain et Pierre Laval sont restés au pouvoir jusqu’à la fin de la guerre. Le nombre de Juifs déportés, 40 000 en 1942, a décru ensuite sensiblement : 17 000 en 1943 et 16 000 en 1944. En 1944, ce sont essentiellement les Allemands qui arrêtaient les Juifs.

Beate et Serge Klarsfeld au Mémorial de la Shoah de Paris. (Mémorial de la Shoah de Paris photo)

Vous mettez en charpie le mythe tenace selon lequel la grande majorité des Français ont été des collaborateurs pronazis.

Les Français ont aidé les Juifs, ils ne sont pas responsables de ce que l’État français a fait pendant la guerre. Ils n’ont pas été consultés par référendum et aucune assemblée n’a pu délibérer sur cette question. C’est la décision d’un État autoritaire. Seuls Pétain et Laval ont pris cette responsabilité terrible. Il y avait environ 320 000 Juifs en France en 1940. La moitié était des Français et l’autre moitié des étrangers. 76 000 ont été déportés, dont onze mille enfants.

Le 16 juillet 1995, le discours historique prononcé par Jacques Chirac à l’occasion des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 a provoqué un véritable maelström dans la société et la classe politique françaises. C’était la première fois qu’un président de la République reconnaissait la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs.

Ce jour-là, le président Jacques Chirac a assumé une rupture totale avec ses prédécesseurs. Pour ces derniers, Vichy était une parenthèse dans l’histoire de France. Comme si des gangsters s’étaient emparés du pouvoir illégitimement alors que, le 10 juillet 1940, la chambre des députés, le parlement, réuni à Vichy, avait accordé les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Pour affronter cette situation tout à fait désespérée, on a conféré au plus glorieux des Français, le maréchal Pétain, des pouvoirs considérables. On nomme, ou on élit, toujours un dictateur quand un pays fait face à une grave crise nationale. Le 16 juillet 1995, au Vélodrome d’Hiver, Jacques Chirac a rappelé que, dans les années 40, il y a eu en France une guerre civile au cours de laquelle deux France se sont affrontées: la France de Vichy et la France du général de Gaulle et de la Résistance. À ses yeux, les actes ignominieux, comme les rafles de Juifs, la grande rafle du Vel d’Hiv et la collaboration avec les nazis, avaient été commis par Pétain et Laval au nom de la France. Et, qu’également, les actes glorieux de la Résistance et de la France libre étaient à inscrire au crédit de la France. Pour Chirac, la France devait assumer entièrement la responsabilité des exactions antisémites commises pendant cette période noire de l’histoire nationale.

Les successeurs de Jacques Chirac s’inscrivent-ils dans la ligne qu’il a tracée le 16 juillet 1995 ?

Oui. En juillet 2007, Nicolas Sarkozy a déclaré au Mémorial de la Shoah, à l’occasion du 65ème anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, j’étais assis à ses côtés, que le discours de Jacques Chirac était tout à fait juste et qu’il n’avait rien à ajouter. En juillet 2012, lors d’un grand discours qu’il a prononcé à l’occasion de la commémoration du 70ème anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, François Hollande est allé encore plus loin que Jacques Chirac en déclarant : “La vérité, c’est que le crime fut commis en France, par la France.” Il a bien précisé “la France”, et non pas l’autorité de fait dite “gouvernement de l’État français”, comme il était de tradition de qualifier le régime de Vichy jusqu’à ce que Jacques Chirac ne rompe, le 16 juillet 1995, avec la périphrase officielle utilisée depuis la fin de la guerre. En juillet 2017, au Vel d’Hiv, Emmanuel Macron a renforcé le discours de Jacques Chirac en déclarant à son tour: “C’est bien la France qui organisa la rafle puis la déportation et donc, pour presque tous, la mort, des 13 152 personnes de confession juive arrachées les 16 et 17 juillet 1942 à leur domicile”. Mais si Marine Le Pen accédait au pouvoir en 2022, elle détruirait tout ce monument de mémoire qui a été patiemment édifié.

Pourtant, nombreux sont ceux qui affirment que Marine Le Pen, qui aurait renié l’héritage idéologique de son père, Jean-Marie Le Pen, serait plutôt sympathique aux Juifs.

Marine Le Pen a remplacé Pétain par De Gaulle, mais la réhabilitation de Pétain reste au cœur de l’idéologie du mouvement politique qu’elle préside, le Rassemblement national. Marine Le Pen est entourée de militants toujours très nostalgiques du pétainisme. Je parle des militants et non des électeurs qui votent pour le Rassemblement national, dont beaucoup sont de braves gens qui ont pris une direction erronée. Un phénomène analogue s’est produit en Allemagne dans les années 30, lors de l’ascension politique fulgurante d’Adolf Hitler. Beaucoup d’Allemands qui ont voté pour Hitler pour des raisons diverses étaient des hommes et des femmes honorables. N’oublions jamais que tous les partis d’extrême droite sont antisémites. Dès qu’ils sont au pouvoir, ils finissent par adopter des politiques exclusionnistes, rétablir les frontières et créer des tensions nationalistes avec les autres pays. Aujourd’hui, en Europe particulièrement, les politiques prônées par les mouvements d’extrême droite ne visent pas seulement des populations immigrantes provenant de pays africains ou d’Asie mineure, mais également les Juifs.

Pourtant, Marine Le Pen a déclaré maintes fois que son parti est “le meilleur bouclier pour protéger les Français juifs contre l’islamisme”.

Adolf Hitler se présentait aussi comme un bouclier de la chrétienté et de l’économie capitaliste à laquelle souscrivaient les Juifs qui partageaient sa vision économique et sa peur du communisme bolchévique. Ces Juifs allemands étaient des commerçants, des financiers, des industriels… La suite de cette sinistre histoire nous la connaissons tous. Une fois au pouvoir, un parti d’extrême droite ne peut échapper à cette dynamique pernicieuse et au principal credo de son idéologie: l’antisémitisme. Si le parti de Marine Le Pen remporte les prochaines élections présidentielles, il détruira tout le travail qui a été accompli pour perpétuer la mémoire de Vichy. Il n’y a aucun doute là-dessus. Je ne vous cacherai pas que j’ai peur que le Rassemblement national arrive dans quelques années au pouvoir. Pour les Juifs, la seule issue serait alors: quitter définitivement la France.

Soixante-quinze ans après la Shoah, la France connaît un regain d’antisémitisme fort inquiétant. Depuis les attentats de janvier 2015, au lieu de décroître, les actes antisémites se sont multipliés. Comment expliquer ce grand paradoxe?

L’antisémitisme est une maladie qui durera encore longtemps avec des accès de fièvre chaque fois qu’il y aura une crise, que les gens ne comprendront pas ce qu’il leur arrive ou qu’ils verront l’avenir bouché. Comme beaucoup de Juifs se distinguent honorablement dans de nombreux domaines —médecine, sciences, finances, culture, éducation…—, on les pointe du doigt et on les rend responsables de tous les problèmes: le chômage, les délocalisations, la mondialisation, l’évolution des mœurs, les dérives causées par les mutations technologiques, les dérèglements climatiques… À cela vient se greffer un autre phénomène délétère: l’antisionisme et la haine d’Israël. Beaucoup ne supportent pas qu’il y ait un État juif qui protège les Juifs contre l’antisémitisme. C’est quelque chose qui horripile les antisémites. Prenant parti pour les Palestiniens, les Musulmans supportent aussi difficilement cette réalité qui s’appelle Israël. Quant à l’extrême gauche, elle baigne dans un antisionisme délirant qui a pour principale obsession la délégitimation d’Israël, qu’elle considère comme un État pro-occidental colonialiste enkysté au Moyen-Orient. Aujourd’hui, l’extrême droite et l’extrême gauche se rejoignent. Beaucoup d’électeurs d’extrême gauche votent désormais pour des partis d’extrême droite.

Comment lutter efficacement contre l’antisémitisme ?

En France, la lutte contre l’antisémitisme doit être une lutte pour défendre les valeurs cardinales de la République. Désormais, le combat prioritaire doit être: défendre la démocratie. En effet, n’oublions pas que ce sont les États démocratiques qui protègent les Juifs contre l’antisémitisme. Nous devons lutter contre les racines de l’antisémitisme, enseigner l’histoire des Juifs et l’histoire de la Shoah, rappeler le sort des Juifs pendant la dernière Grande Guerre et les atrocités qu’ils ont subies dans leur chair… L’école a un rôle fondamental à jouer dans ce domaine. Mais l’éducation ne suffit pas. Nous devons surtout protéger les États démocratiques contre les menaces de l’extrême droite et de l’extrême gauche parce que chaque fois qu’elles ont été au pouvoir, ces deux mouvances politiques n’ont apporté que des catastrophes qui ont engendré un regain de l’antisémitisme. L’Histoire lugubre du XXe siècle nous rappelle que les États d’extrême droite ou d’extrême gauche se sont révélés des États antisémites, les Juifs ayant toujours défendu vigoureusement les notions de justice et de liberté.

Le retour en force du populisme doit vous inquiéter, particulièrement votre épouse Beate qui est native d’un pays, l’Allemagne, où l’extrême droite est de nouveau plébiscitée par une frange non négligeable de la population germanique.

En Allemagne, mon épouse Beate a été l’une des premières à lutter contre les mouvements d’extrême droite et néonazis. Il y a cinquante ans, elle s’infiltrait avec audace dans les meetings de la droite allemande pour dénoncer sa complaisance à l’égard des criminels nazis. En 1968, lors d’un congrès de la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne), Beate, qui s’était fait passer pour une journaliste, avait publiquement donné une gifle retentissante au chancelier de la République fédérale d’Allemagne de l’époque, Kurt Kiesinger, un ancien nazi qui dissimulait son passé.

Elle a œuvré d’arrache-pied pour mobiliser la jeunesse allemande contre l’extrême droite. Quand Willy Brandt est devenu en 1969 chancelier de la République fédérale d’Allemagne, l’extrême droite a été mise en dehors du jeu politique. Une majorité d’Allemands votaient alors pour les mouvements chrétiens sociaux et la droite conservatrice. Mais, depuis huit ans, l’extrême droite est de retour en force en Allemagne. Celle-ci détient aujourd’hui 92 sièges au Bundestag (parlement). Beate fait ce qu’elle peut pour mobiliser la jeunesse allemande contre l’extrême droite. Mais, en Allemagne, comme en France, les jeunes ne sont plus politisés. Ils ne pensent qu’à leurs études et à leur future carrière. Ce n’est pas comme en 1968 quand la jeunesse était idéaliste et très politisée.

C’est ce qui explique la forte poussée des partis populistes en Europe.

En 2020, c’est bien difficile de mobiliser les masses contre l’extrême droite. Celle-ci a toujours eu des tribuns talentueux en Europe. Ces derniers jouent sur les peurs et les espoirs déçus des citoyens. Quand le peuple est démoralisé et dépité par les politiques traditionnelles, il est enclin à voter pour des partis d’extrême gauche ou d’extrême droite. L’incertitude vis-à-vis de l’avenir nourrit le terreau fertile du populisme. Des citoyens aigris et désarçonnés sont séduits par des joueurs de flûte qui les entraînent vers des chemins hasardeux. Dans les années 30, les Allemands ont suivi aveuglément Hitler.

Est-ce la fin du rêve d’une Europe confédérale ?

J’espère que non. Beaucoup de Français et d’Européens ont oublié que ce sont les partis traditionnels démocratiques, qui ont certes beaucoup de défauts, qui ont construit la paix, la liberté, la protection sociale, l’Europe fédérale, le programme européen ERASMUS d’échanges d’étudiants… Aujourd’hui, des peuples européens sont en train de renier cet héritage. En 1929, après la grande crise financière mondiale, les pays se sont repliés sur eux-mêmes, les nationalismes ont fleuri de nouveau et le monde est entré en guerre. Ce scénario noir devrait nous faire réfléchir.

Les voix des derniers survivants de la Shoah sont en train de s’éteindre. Craignez-vous que la transmission de leur mémoire ne s’amenuise avec le temps?

Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. La pérennité de la mémoire de la Shoah est garantie par tous les grands centres de documentation qui existent dans le monde : Yad Vashem à Jérusalem, le Mémorial de la Shoah à Paris, le Musée Mémorial de la Shoah à Washington, le Musée de l’Héritage juif à New York… Cependant, j’ai des inquiétudes quant aux perspectives de l’environnement politique parce que si celui-ci change, on pourrait fermer tous ces centres de documentation sur la Shoah et une autre vision de l’Histoire s’imposerait. C’est pourquoi il est impératif de défendre la démocratie.

Le négationnisme de la Shoah vous inquiète-t-il ?

Du point de vue de la connaissance académique, c’est un phénomène tout à fait marginal. Aujourd’hui, aucun professeur d’université ou personnalité importante oeuvrant dans le monde scientifique ou culturel, sauf en Iran, ne prendra parti pour les négationnistes et défendra leurs thèses mensongères. Le négationnisme ne perdure qu’en Iran ou dans certains pays arabes qui font la promotion des œuvres négationnistes. Sur les réseaux sociaux, tous les antisémites qui s’expriment sont obligés de promouvoir la négation de la Shoah car elle est une charge qui pèse lourdement sur Hitler et tous les mouvements d’extrême droite. Le négationnisme basé sur la stupidité et la perversité antisémite continuera certes à proliférer sur Internet et sur les réseaux sociaux.

Nous venons de commémorer le 75ème anniversaire de la libération du camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau. Les voyages éducatifs dans ce sinistre lieu de la mémoire du peuple juif sont-ils importants pour vous ?

Ces voyages ont un impact, mais à condition de bien les préparer. Il faut qu’avant la visite du camp d’Auschwitz-Birkenau les enseignants préparent leurs élèves à celle-ci et qu’au retour le travail de sensibilisation et d’éducation se poursuive. Sinon, ça risque d’être un voyage touristique au sein de l’horreur politique et idéologique du XXe siècle. Heureusement, la plupart des jeunes qui visitent Auschwitz-Birkenau sont bien préparés. Même si 3 millions de personnes visitent chaque année ce camp d’extermination nazi, les jeunes qui y vont préparés ne sont pas nombreux: de France, moins de 50 000 par an, de Grande-Bretagne, moins de 80 000… Mais, il y a des lieux de mémoire dans plusieurs pays d’Europe, notamment en France et en Allemagne, les camps d’où sont partis les Juifs qui ont fini leur existence à Aushwitz-Birkenau, qui sont de plus en plus visités. C’est un constat fort encourageant.

Avez-vous des regrets ?

Non parce que Beate et moi avons fait tout ce que nous avons pu pour défendre la mémoire des victimes de la Shoah, souvent au péril de nos vies. Nous avons été la cible d’attentats. Beate a été emprisonnée plusieurs fois. Mais notre combat a fini par être reconnu sur le plan international. En France et en Allemagne, on nous a décerné les plus hautes distinctions nationales: la Légion d’honneur, l’Ordre du mérite, la Bundesverdienskreuz, l’équivalent de la Légion d’honneur en Allemagne… Nous avons eu beaucoup de chance. Quand nous avons commencé notre action, la Shoah était une tragédie de l’histoire du XXe siècle mal connue. Aujourd’hui, l’histoire de cet abominable génocide est enseignée dans les écoles. Mon regret principal est que quand nous avons entamé notre combat, en Europe, l’extrême droite était un mouvement politique marginal. Aujourd’hui, elle est de retour en force et présente dans la majorité des parlements européens. C’est un phénomène qui nous inquiète beaucoup. Des personnalités majeures, comme Élie Wiesel, Simone Veil, Samuel Pisar, ont soutenu notre combat contre les criminels nazis et notre travail de sensibilisation auprès des leaders politiques mondiaux. Malheureusement, c’est très difficile de contrer les vagues de fond populistes qui déferlent ces temps-ci. Celles-ci favorisent le retour de l’extrême droite. Nous devons mener une lutte commune. Mais nous avons beau tirer la sonnette d’alarme contre le retour des extrêmes, on ne répond toujours pas à notre appel.

Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France ?

En France, la situation des Juifs est assez paradoxale. Celle-ci n’a jamais été aussi bonne. La France étant un pays méritocratique, les Juifs occupent les fonctions les plus prestigieuses dans tous les domaines professionnels. Depuis la fin de la guerre, l’antisémitisme n’a pas empêché les Juifs d’occuper, selon leur mérite, des postes de haute responsabilité, y compris au sein de l’État français. Les Juifs ont toujours travaillé très fort, ils sont le peuple du Livre. Leur haut niveau d’éducation et leur grande motivation leur ont permis d’accéder à des fonctions éminentes et de réussir brillamment dans tous les champs professionnels. Cependant, les Juifs de France sont inquiets pour leur avenir. Je comprends parfaitement cette inquiétude. L’avenir qu’ils voient poindre à l’horizon n’est pas prometteur.

Dans la France de 2020, les Juifs font face à diverses menaces.

Oui. Ils sont confrontés à un antisémitisme d’extrême droite qui est latent, et qui émergerait si l’extrême droite revenait au pouvoir, à un antisémitisme d’extrême gauche, qui se dit antisioniste mais qui en réalité est antisémite, et à l’antisémitisme émanant des milieux arabo-musulmans.

La vision du Juif démoniaque, pervers et corrompu véhiculée par l’extrême droite a fini par s’imposer chez de nombreux jeunes musulmans français. Les crimes crapuleux dont ont été victimes Ilan Halimi, Sarah Halimi… montrent bien que ce schéma du Juif, toujours vivace dans l’extrême droite, prédomine aussi dans le monde arabo-musulman. Tous les Musulmans n’ont pas été contaminés par le virus de l’antisémitisme, nous ne devons pas généraliser. Mais ce fléau fait des ravages auprès de beaucoup de jeunes Musulmans. Ces dures réalités renforcent le pessimisme des Juifs français.