L’historien et écrivain Ivan Jablonka ignorait tout de la vie de ses grands-parents paternels, Matès et Idesa Jablonka, disparus pendant la Shoah. Il s’est lancé alors dans une enquête ambitieuse, et des plus ardues, pour reconstituer leur vie. Il relate avec brio celle-ci dans un livre bouleversant et passionnant, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Éditions du Seuil, 2012). Un grand livre d’histoire écrit à la première personne du singulier.
La version anglaise de ce livre est parue en 2016, à la Stanford University Press, sous le titre A History of the grandparents I never had.
Ivan Jablonka est aussi l’auteur d’un essai-enquête magistral, Laëtitia (Éditions du Seuil, 2016), qui lui a valu l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires françaises, le Prix Médicis.
Ce livre hors norme, qui retrace la vie de Laëtitia Perrais, une jeune fille de 18 ans enlevée, violée et assassinée en 2011, est une longue et minutieuse enquête où se croisent histoire sociale, histoire judiciaire et histoire politique.
Un fait divers, devenu une affaire d’État, qui a révulsé profondément la France.
Best-seller inattendu, Laëtitia s’est écoulé à plus de 100 000 exemplaires.
Ivan Jablonka est professeur d’histoire à l’Université Paris 13.
Il nous a accordé une entrevue lors de son récent passage à Montréal, où il a été un des conférenciers invités à une table ronde, ayant pour thème “La place des historiens dans la sphère publique”, qui s’est tenue à la Grande Bibliothèque (BAnQ). Ce panel a été animé par Lise Bissonnette, ex-directrice du journal Le Devoir et de la BAnQ.
C’est en compagnie de l’historien français Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, et des historiens québécois Éric Bédard et Laurent Turcot, que Ivan Jablonka a débattu de ce thème.
Retracer la vie de vos grands-parents paternels disparus pendant la Shoah n’a pas dû être une sinécure, surtout quand on sait que vous ne disposiez que de très peu d’informations tangibles à leur sujet.
J’ai toujours su que mes grands-parents avaient disparu pendant la guerre de 1939-1945. Ils sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Pourchassés en Pologne parce qu’ils étaient communistes, étrangers illégaux en France, Juifs sous le régime de Vichy, ils ont vécu toute leur vie dans la clandestinité. Ils ont subi dans leur chair les affres des grandes tragédies du XXe siècle: le stalinisme, la Seconde Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen. Durant mon enfance, ils étaient des figures tutélaires, mais pour leur mort, pas pour leur vie. Je sentais qu’il y avait une espèce de vide. J’ai toujours su que mon père était orphelin, mais je ne connaissais quasiment rien de la vie de ses parents. Il y avait comme une béance. Quand je suis devenu historien, il m’a fallu plusieurs années pour que je m’autorise à enquêter sur leur compte.
Deux livres m’ont particulièrement marqué, Les Disparus de Daniel Mendelsohn. Une longue et bouleversante enquête menée par cet écrivain juif américain pour retracer le destin de sa famille, tuée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Et, l’ouvrage d’Alain Corbin sur Pinagot, un sabotier pauvre du XIXe siècle. Je me suis dit alors qu’on pouvait faire une biographie d’inconnus qui ont complètement disparus corps et âmes. Ensuite, quand je suis devenu père, je voulais absolument raconter à mes filles leur histoire familiale, la mienne, pour pouvoir leur dire d’où elles venaient. C’est essentiellement pour ces raisons que je me suis lancé dans cette grande enquête en 2007.
Je n’avais presque aucune information au départ, mon père ne sachant quasiment rien au sujet de ses parents. Ces derniers ont disparu sans rien laisser derrière eux, excepté deux orphelins, quelques lettres et un passeport. J’ai mené une enquête dans plusieurs pays, interviewé des témoins et épluché des myriades d’archives nationales. Le plus dur n’a pas été d’écrire ce livre, mais de collecter les sources.
Vous êtes-vous heurté à des écueils au cours de vos recherches?
Je ne me suis heurté à aucune difficulté administrative ou étatique. Il n’y a plus de tabou. Surtout en France, où toutes les archives concernant la Seconde Guerre mondiale sont libres d’accès. N’importe qui peut les consulter. Même dans des pays un peu plus compliqués du point de vue archivistique, comme la Pologne, je n’ai eu aucun problème. Le seul problème, c’est le temps qui passe, et l’ignorance, car souvent on ne sait pas où se trouvent certaines archives. Ce qui rend les recherches plus ardues. Je savais que mes grands-parents avaient été condamnés à la prison en Pologne dans les années 20 parce qu’ils étaient communistes. J’ai eu beaucoup de difficulté à retracer leurs registres judiciaires et carcéraux. Dénicher ces informations au fin fond de la Pologne a été très difficile.
Y a-t-il eu des moments de découragement?
Je n’ai fait que mon métier, qui est précisément d’aller au-devant de gens qui ont disparu et trouver des sources sur eux. Ça fait presque dix ans que mon métier consiste à trouver des documents et des sources sur des personnes disparues n’ayant aucun lien avec moi, par exemple des enfants abandonnés. Je suis habitué à m’accrocher quand j’ai l’impression que je ne vais rien trouver. À un moment, je me suis arrêté. Je me suis dit: “Je ne peux pas faire mieux”. C’était la fin de la recherche, après presque quatre années d’investigations intensives menées dans plusieurs pays. Il y a un moment où on sent qu’on n’y arrive plus, qu’on a sillonné tous les chemins qui s’ouvraient à nous. Il y avait encore quelques vagues chemins complexes, lointains, que j’aurais pu explorer. Mais j’ai laissé tomber. On peut mener une enquête toute une vie. On n’a jamais assez d’informations pour reconstituer une vie humaine. Mais à un moment donné, il a fallu que je mette un terme à mes recherches pour que ce livre existe. Passer quatre ans sur des fantômes, c’était déjà beaucoup.
En dédiant ce livre à vos grands-parents disparus avez-vous le sentiment d’avoir accompli un devoir de mémoire?
Je n’aime pas l’expression “devoir de mémoire” parce qu’on m’a rebattu les oreilles avec celle-ci quand j’étais écolier. Dans cette expression, ce n’est pas “mémoire” qui me gêne, c’est “devoir”, comme si c’était quelque chose d’obligatoire. Moi, je ne fais rien d’obligatoire, en tout cas pas dans mon métier. Au devoir de mémoire, je préfère la liberté de l’historien. En tant qu’historien, j’ai été libre de chercher, d’enquêter, d’essayer de faire le portrait de mes grands-parents morts. En revanche, c’est vrai que j’ai le sentiment de la dette payée. Je me sentais en dette envers mes parents et mes quatre grands-parents. En écrivant ce livre, j’ai accompli la Mitzvah familiale, c’est-à-dire faire ce qu’il fallait faire, pas parce que c’était un devoir, mais parce que je me suis moi-même lancé ce grand défi. Je dirais quelque chose de plus intime. Tant que mes grands-parents étaient des fantômes, ils me hantaient comme un Dibbouk —personnage de la mythologie juive et kabbalistique de l’Europe de l’Est qui a donné naissance à une légende populaire— qui est en vous et qui ne cesse de vous hanter, mais de manière très saine. Quand j’ai fini l’écriture de ce livre, j’étais dans un rapport beaucoup plus sain avec mes grands-parents, et avec leur mémoire. Ça a été libérateur.
L’historiographie de la Shoah a-t-elle connu une évolution importante au cours de la dernière décennie?
Je fais la différence entre l’historiographie, c’est-à-dire la production savante de livres et d’études par des historiens, et la publication de témoignages et de mémoires de victimes ou de survivants de la Shoah. Cette distinction est fondamentale. Je ne les oppose pas. Je dis simplement qu’il ne faut pas les mélanger. D’un côté, il y a l’historiographie, de l’autre, il y a les sources.
Pour ce qui est de l’historiographie, elle est aujourd’hui dans une phase de renouvellement extraordinaire. J’ai coécrit avec l’historienne Annette Wieviorka un livre intitulé Nouvelles perspectives sur la Shoah (Éditions PUF, 2013) qui met en lumière les nouvelles pistes et orientations historiques à propos du génocide des Juifs: l’histoire économique, l’histoire sociale des victimes, la micro-histoire, c’est-à-dire comment on peut suivre pas à pas une famille, une communauté, des individus. Il y a de nouveaux champs et pistes qui ont renouvelé complètement l’approche historiographique de la Shoah. Par ailleurs, on publie de plus en plus de mémoires et de témoignages. Il y a aussi des projets mémoriels audiovisuels importants, tels que ceux de la Fondation Spielberg et des Archives de l’Université Yale, aux États-Unis, ou de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, en France. Dans ce domaine, il y a énormément de choses qui ont changé depuis une trentaine d’années. On ne peut que s’en réjouir.
Avez-vous envisagé d’opter pour la forme romanesque, au lieu de l’essai, pour narrer l’histoire de vos grands-parents?
Je ne suis pas un romancier. Je suis un historien et un enquêteur. Mon travail consiste à dire des choses vraies sur le passé et le présent. C’est ma seule priorité. Je n’avais aucune envie de recourir à la fiction pour retracer la vie de mes grands-parents. Je voulais être certain de ce que j’avançais, au plus près de la vérité de leur vie et de leur mort. Que des gens utilisent la fiction en littérature, en bande dessinée ou au cinéma pour parler de la Shoah, je trouve ça très bien. L’important étant bien sûr d’en parler avec respect, sans dire n’importe quoi. Parfois la fiction est un détour pour mieux comprendre ce qui s’est passé. En ce sens, je trouve que cette démarche narrative peut engendrer parfois des œuvres très créatives. À mon sens, une des œuvres sur la Shoah les plus originales est la bande dessinée Maus du dessinateur américain Art Spiegelman. Ce n’est pas une fiction, mais la manière extrêmement neuve et originale que Spiegelman emploie pour narrer ce drame est très iconoclaste. Tout ce que Spiegelman raconte dans cette BD est vrai. Il utilise des souris, des cochons et des chats pour fictionnaliser des événements réels. Maus est une utilisation intelligente d’une fable animale pour mieux comprendre les hommes. C’est très réussi.
La concurrence des mémoires qui sévit aujourd’hui dans des sociétés occidentales, notamment en France, n’a-t-elle pas pour effet de banaliser la mémoire de la Shoah?
La concurrence mémorielle est une réalité qu’on ne peut pas éluder. Mais dans mon expérience personnelle et professionnelle, j’ai plutôt vu le contraire. En effet, j’ai côtoyé des chercheurs qui s’intéressent à tous les génocides. Moi, je m’intéresse pour des raisons familiales à la Shoah, mais je m’intéresse aussi beaucoup au génocide des Tutsis du Rwanda. La Fondation pour la mémoire de la Shoah, où à une époque je rédigeais les discours de la president honoraire, feue Simone Veil, finance des recherches importantes sur d’autres génocides, notamment celui perpétré au Rwanda en 1994. J’ai l’impression qu’il y a un sentiment de responsabilité morale et scientifique qui fait que quand on s’intéresse à un génocide, on s’intéresse aussi à tous les autres. Il y a par contre un phénomène délétère qui m’a fortement inquiété à une époque, la pseudo-concurrence entre la mémoire de la Shoah et la mémoire de l’esclavage. Il y a eu un débat houleux sur cette question qui a donné lieu à des attaques antisémites abjectes. On a reproché injustement aux Juifs: “On vous a assez entendus, laissez de la place aux autres”. Ces attaques, que j’ai trouvées profondément malhonnêtes, m’ont blessé et heurté parce que les Juifs ont toujours fait de la place aux autres et se sont toujours intéressés à la souffrance des autres et aux autres génocides commis au XXe siècle.
Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur l’antisémitisme dans la France de 2017?
Malheureusement, c’est un phénomène permanent. En France, l’antisémitisme a pris de l’ampleur ces dernières années dans le contexte de certaines banlieues où perdurent des situations problématiques liées à la misère, à un sentiment d’abandon, à la montée de l’islamisme. Il ne faut pas oublier que l’antisémitisme sévit dans toutes les franges de la société française, aussi bien dans la grande bourgeoisie que dans les milieux intégristes catholiques et l’extrême gauche. L’antisémitisme n’est pas l’apanage de la France, il fait des ravages aussi dans les autres sociétés européennes.
Qu’est-ce qui vous a motivé à retracer la vie de Laëtitia Perrais, une jeune fille de 18 ans enlevée, violée et tuée lâchement en 2011?
L’histoire pathétique de Laëtitia a fait vibrer en moi une corde de mon histoire familiale. Entre mes grands-parents et Laëtitia, il n’y a pas grand chose en commun. Eux, ont disparu dans un génocide au milieu du XXe siècle. Ils étaient communistes, Polonais et Juifs. Elle, a vécu en France, fin XXe-début XXIe siècle. Issue d’un milieu misérable, elle est morte dans un fait divers, ce qui n’a rien d’un génocide. Cependant, le point commun entre mes grands-parents et Laëtitia, qui m’a profondément touché, c’est que, dans les deux cas, ces trois personnes étaient piégées dans leur mort. Elles ne comptaient que parce qu’elles ont été tuées. Mes grands-parents et Laëtitia ne sont que des cadavres dans le souvenir de tout le monde. J’ai voulu les arracher aux crimes qui les a détruits. C’est pour cela que j’ai raconté leur vie. Je tenais à rappeler qu’ils ont eu une vie avant de mourir. Les deux livres sont très proches conceptuellement.
L’enquête que vous avez consacrée à Laëtitia Perrais a-t-elle été aussi ardue que celle que vous avez menée pour assembler les pièces du complexe puzzle de la vie de vos grands-parents?
Ça a été plus facile de retracer la vie de Laëtitia que celle de mes grands-parents. Dans les cas de Laëtitia, j’ai eu facilement accès aux sources judiciaires. J’ai pu assister pendant trois semaines, en octobre 2015, au procès de son meurtrier. Les témoins sont encore vivants. J’ai pu enquêter dans ma langue maternelle, le français. Ce drame a eu lieu dans ma société, que je connais intuitivement. Dans le cas de mes grands-parents, les sources étaient difficiles à trouver. Du fait que ces sources étaient en polonais, en yiddish, en hébreu, en anglais, en allemand, en espagnol, j’ai dû mobiliser plusieurs équipes de traducteurs.
Le livre que vous avez dédié à Laëtitia Perrais est aussi une radioscopie décapante de la France d’aujourd’hui?
En faisant le portrait de Laëtitia, je voulais brosser aussi le portrait de la société dans laquelle elle a grandi, vécu et où elle est morte, la société française d’aujourd’hui. Une société où les enfants sont vulnérables. Laëtitia était une enfant placée. Elle a vécu pendant toute son enfance et toute son adolescence des situations de violence, de maltraitance et de négligence. La courte vie de Laëtitia incarne un fléau terrible: les violences dont sont victimes quotidiennement des dizaines de milliers de femmes. Raconter la vie et la mort de Laëtitia, c’était en fait s’intéresser de près à la société dans laquelle ces violences sont possibles. Par ailleurs, on ne peut qu’être frappé par la réaction du monde politique après son cruel assassinat. Quand Laëtitia a disparu, les médias sont devenus complètement fous, le président de la République, Nicolas Sarkozy, a réagi vivement en fustigeant les magistrats, qui se sont ensuite mis en grève pour protester. Les trois piliers de notre démocratie, l’exécutif, la justice et les médias, se sont passionnés pour cette affaire qui les a profondément ébranlés.