En exploitant malicieusement la montée de l’islamisme radical, l’extrême droite parviendra-t-elle à séduire électoralement les Juifs de France?
Le Rassemblement national, nouvelle appellation du Front National (FN), et sa présidente, Marine Le Pen, pourraient-ils devenir plus fréquentables aux yeux d’une partie des Français de confession juive?
Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal essayent de répondre à ces questions dans un livre-enquête fouillé et passionnant, La main du diable. Comment l’extrême droite a voulu séduire les Juifs de France (Éditions Grasset 2019).
Les auteurs de cette vaste enquête sont allés à la rencontre des communautés israélites habitant dans les villes gouvernées par des élus politiques d’extrême droite.
Ancien président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), Jonathan Hayoun est documentariste.
Psychanalyste et psychologue clinicienne, Judith Cohen Solal est la cofondatrice de CoExist, un projet pédagogique visant à lutter contre le racisme et l’antisémitisme en milieu scolaire.
Ils nous ont accordé une entrevue depuis Paris.
Qu’est-ce qui vous a motivés à entreprendre cette vaste enquête sur les rapports entre l’extrême droite et les Juifs de France?
Jonathan Hayoun: C’est un acte qui ne concernait pas particulièrement les Juifs: en novembre 2014, l’hommage du FN au général de Gaulle. Florian Philippot, ancien vice-président du FN chargé de la stratégie et de la communication, s’est rendu à Colombey-les-Deux-Églises pour se recueillir sur la tombe du général de Gaulle. Surprenant alors qu’on sait qu’il siégeait en même temps au Comité central de son parti aux côtés d’un homme qui a tenté d’assassiner de Gaulle. Il y avait là autant d’indécence que lorsque Marine Le Pen se déclare être un rempart contre l’antisémitisme. Depuis 2012, elle a tenté de séduire les Juifs en se présentant comme un bouclier face aux islamistes antisémites. Cette tentative de séduction paraît nouvelle et inédite, mais en remontant l’histoire du FN, nous nous sommes rendu compte que des tentatives de rapprochement avec les institutions juives avaient déjà eu lieu sous la présidence de Jean-Marie Le Pen.
Quelles sont les principales révélations inhérentes à votre enquête au cours de laquelle vous avez rencontré les communautés juives résidant dans les villes de France où l’extrême droite prédomine politiquement?
Judith Cohen Solal: On a cherché à comprendre si les contacts qu’il peut parfois y avoir entre les représentants communautaires juifs et les élus d’extrême droite relevaient de l’adhésion à la politique de ces derniers ou du pragmatisme. Les digues bougent, mais ne cèdent pas. Notre enquête voulait rendre compte de situations spécifiques. À Hayange, le dirigeant de la communauté juive est seul et n’est pas dupé par le maire FN, mais s’inquiète du devenir du carré juif du cimetière qui dépend de la municipalité. À Fréjus, la lucidité est toujours là, mais le pouvoir local a poussé certains à banaliser quelques actions. Dans ces villes frontistes, il s’est avéré de façon saisissante que c’est par pur pragmatisme et par souci de l’avenir des carrés juifs des cimetières (gérés par les mairies) que les relations existent entre les deux parties.
Y a-t-il réellement une grande différence, notamment sur le plan idéologique et en ce qui a trait à l’épineuse question de l’antisémitisme, entre l’ancien FN, dirigé jadis par Jean-Marie Le Pen, et le nouveau FN, appelé désormais Rassemblement national, présidé par sa fille, Marine Le Pen?
J. Hayoun: Une nouvelle génération de cadres frontistes, dans l’entourage direct de Marine Le Pen, peut rivaliser avec la garde rapprochée de son père, en termes de complaisance à l’égard de l’antisémitisme. Et pour n’en citer qu’un, Marine Le Pen vient de nommer Philippe Vardon candidat de son parti pour la ville de Nice. Ce dernier a appartenu à une mouvance négationniste et antisémite. Marine Le Pen avait même refusé son adhésion en 2013 parce qu’une vidéo circulait où il chantait: “Nous sommes la Zyklon Army, l’armée des skinheads”. Le poids du passé n’est pas seul en cause.
Existe-t-il réellement un “vote juif” en France? Si oui, quelle est la proportion d’électeurs juifs qui ont voté pour Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle, en 2017?
J. Cohen Solal: Il n’existe pas de “vote juif”, ou sinon au pluriel. Il est donc impossible de connaître la proportion. Mais à partir d’études spécifiques menées dans certains quartiers, ces votes seraient dérisoires.
Vous rappelez que la stratégie concoctée par Marine Le Pen et les principaux ténors de son parti pour séduire les électeurs juifs table particulièrement sur l’inquiétude des ces derniers face à la montée d’un antisémitisme émanant des milieux communautaires arabo-musulmans. Cette stratégie ne semble pas jusqu’ici s’être révélée très payante politiquement pour le Rassemblement national?
J. Hayoun: Alors qu’il y a une banalisation générale du FN, les institutions juives ont su tenir bon, d’autant mieux que la communauté juive était une des premières cibles à neutraliser, voire à séduire, pour ce parti. Il y aurait donc jusqu’à présent un double échec pour Marine Le Pen: échec à séduire les Juifs et échec à se débarrasser des antisémites dans son parti.
Aujourd’hui, aux yeux d’un bon nombre de Juifs français, le Rassemblement national ne serait-il pas devenu un partenaire dans le combat politique mené contre un ennemi commun: les islamistes radicaux antisémites?
J. Cohen Solal: Marine Le Pen veut en effet surfer sur l’inquiétude des Juifs de France face à la montée d’un antisémitisme islamiste à qui elle voudrait faire croire qu’elle peut les protéger. Cette stratégie a pour objectif d’obtenir soutien et respectabilité. Louis Aliot, compagnon de Marine Le Pen, nous a confirmé cet objectif: elle veut faire “sauter le verrou” de l’antisémitisme. Marine Le Pen cherche l’image d’une complicité en disant: “Vous et nous sommes la cible d’une même menace”. Inquiets, certains Français juifs se mettent à tendre l’oreille et à se demander si cette parole de Marine Le Pen, d’apparence ferme et intransigeante, ne leur offrirait pas la solution face aux menaces et aux attaques antisémites.
Marine Le Pen, et dans le passé Jean-Marie Le Pen, ont essayé à plusieurs occasions de se rapprocher d’Israël en tentant de nouer des liens avec les milieux politiques de droite de ce pays. Plusieurs journaux et chaînes d’information israéliens, dont i24NEWS, ont interviewé Marine Le Pen avant la dernière élection présidentielle française. Qu’en est-il aujourd’hui de ces tentatives de contact avec la droite israélienne?
J. Hayoun: Il n’y a jamais eu de contacts officiels avec la droite israélienne. Quant à l’exécutif du gouvernement d’Israël, il a toujours refusé de recevoir Marine Le Pen. Cela n’est pas prêt de changer, excepté si elle arrive au pouvoir.
Vous racontez qu’au moment de l’entre-deux-tours des dernières présidentielles, les instances représentatives officielles de la communauté juive de France ont mis sur pied une cellule de crise informelle dans le cas où elles devraient faire face au scénario le plus noir: l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la France. Si ce scénario du pire se concrétisait, ces organisations juives n’hésiteraient pas à encourager les Juifs à quitter la France. Ce positionnement radical anti-Marine Le Pen, affiché clairement par les principales institutions communautaires juives de France, ne risque-t-il pas de s’avérer une grande erreur stratégique, qui pourrait se retourner contre les Juifs, si Marine Le Pen était élue un jour présidente de la République française, scénario qu’on ne peut pas exclure complètement?
J. Cohen Solal: Certains ont voulu anticiper. Il fallait bien réfléchir à la réaction à avoir dans ce type de situation. Dans le livre, un ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) s’est en effet autorisé à cauchemarder le pire: “Si elle arrivait au pouvoir, le CRIF devrait sans doute se dissoudre et serait contraint de retourner à son origine: la clandestinité. Je n’aurais pas pu prendre le risque d’accueillir le FN avec les honneurs. Et peut-être aurais-je même invité les Français juifs à quitter le pays. Mais peut-on faire des choses comme ça?”
J. Hayoun: Envisager le pire des scénarios est toujours une réflexion constructive. Je comprends que certains responsables communautaires se soient posé la question. Dans son passionnant livre Le complot contre l’Amérique, Philip Roth imagine la réaction de la communauté juive américaine si au début de la Seconde Guerre mondiale l’homme politique Charles Lindbergh, connu pour ses sympathies nazies, avait gagné l’élection présidentielle aux États-Unis. En revanche, je crois que la France a suffisamment de ressources pour empêcher Marine Le Pen d’arriver au pouvoir.