Le magnifique livre autobiographique qu’Élie Benchetrit vient de dédier à sa ville natale, Tanger, cité jadis internationale et cosmopolite, nichée dans le nord du Maroc, est un vrai bijou littéraire.
Écrit avec le cœur dans la langue de ses ancêtres, un castillan mâtiné d’expressions en hakétia, idiome vernaculaire des Juifs hispaniques qui vivaient dans les villes du nord du Maroc, El Mazal de los pobres. La novela del Tánger judio – “La chance des pauvres. Le roman du Tanger juif” -, publié à Madrid par les Éditions Hebraica, est le récit fascinant d’une époque révolue: la vie de la communauté juive de Tanger à la fin des années 50, début des années 60.
Élie Benchetrit narre avec brio, et un style littéraire vif et très efficace, des épisodes marquants de son enfance et de son adolescence.
Une kyrielle de péripéties et d’anecdotes, souvent hilarantes, d’un monde bigarré, fortement stratifié socialement, traversé par des personnages attachants, pittoresques et débordants d’humanité, à la verve très colorée.
Mûri pendant de nombreuses années, ce projet littéraire a vu le jour en Suède, en 1969, pays nordique où l’auteur a vécu quelque temps.
Un après-midi d’hiver et de grande grisaille, Élie Benchetrit a ressenti soudainement le blues de Tanger. Des réminiscences rejaillirent alors avec force: l’inégalable ciel bleu de Tanger, son soleil enivrant, la brise printanière qui déferlait à travers les dédales des ruelles étriquées de la ville, les excursions mémorables à la plage, les quatre cents coups avec ses inséparables camarades de classe, des moments de bonheur et de grande fraternité…
Il commença alors à consigner ses souvenirs enfouis, mais toujours vivaces, dans un cahier scolaire, qu’il a conservé précieusement.
Les écrits rédigés dans ce manuscrit ont constitué le matériau de base du livre El Mazal de los pobres.
“J’avais mis en sourdine ce projet d’écriture pendant de nombreuses années. Je n’osais pas replonger dans ce vieux cahier scolaire regorgeant de souvenirs de mon enfance tangéroise. C’est ma merveilleuse épouse, Rebecca, qui m’a fortement encouragé à redonner vie à ce vieux projet d’écriture. Chaque jour, elle me disait: “Il faut absolument que tu finisses ce livre. Ce sera le plus beau cadeau que tu pourras offrir à tes enfants, José et Jonathan”. Pour moi, la publication de ce roman autobiographique par une maison d’édition établie à Madrid est la concrétisation d’une longue et grande aventure. L’écriture de ce livre m’a apporté un immense plaisir et beaucoup de joie intérieure. Ça a été une thérapie – je n’ai pas peur d’employer ce mot – de pouvoir exprimer ce que j’ai vécu comme enfant à l’École israélite de l’Alliance. Des épisodes amusants, et d’autres aussi très désagréables qui m’ont profondément marqué en tant qu’enfant, particulièrement les punitions sévères infligées aux élèves par des instituteurs impitoyables”, raconte Élie Benchetrit en entrevue.
Une personnalité israélienne, l’universitaire et ex-diplomate Shlomo Ben Ami, professeur d’Histoire émérite de l’Université de Tel-Aviv, ancien ambassadeur d’Israël en Espagne et ex-ministre des Affaires étrangères d’Israël, natif aussi de Tanger, signe la préface de ce très beau livre.
Dans son prologue très émouvant, Shlomo Ben Ami égrène des souvenirs du Tanger de son enfance et encense l’ouvrage d’Élie Benchetrit.
“J’ai une dette de gratitude envers l’auteur de ce roman délicieux pour m’avoir fait revenir dans les temples de mon enfance… Élie Benchetrit vient de nous offrir, avec ce livre, une véritable perle. Merci de nous rappeler la maxime d’Albert Camus selon laquelle la grandeur de l’homme réside dans sa décision d’être plus fort que sa condition”, écrit Shlomo Ben Ami.
El Mazal de los pobres est une “autofiction”, c’est-à-dire un mélange bien dosé de souvenirs personnels et d’éléments narratifs de fiction, forgés par l’auteur pour pimenter son récit.
Élie Benchetrit évoque magistralement, avec moult détails et anecdotes croustillants, ce que fut la vie juive à Tanger à la fin des années 50.
Il plonge le lecteur dans les quartiers fourmillants où résidaient les Juifs, pauvres pour la grande majorité: la Fuente Nueva, où vivait la classe la plus défavorisée socioéconomiquement, la Calle Tetuan, où se concentrait la classe moyenne, le Boulevard Pasteur et le Marshán, où résidaient les Juifs les plus nantis…
Il relate avec panache, et un humour truculent, les péripéties insolites qu’il a vécues dans son milieu scolaire, à l’École de l’Alliance, et plus tard, au Lycée Regnault.
Dans les années 50, la communauté juive de Tanger comptait quelque 15 000 âmes. Il n’en reste plus aujourd’hui qu’une cinquantaine.
Tanger s’est vidé peu à peu de ses Juifs.
Élie Benchetrit narre des moments charnières, et parfois ardus, de la vie juive à Tanger: les premiers balbutiements du nationalisme marocain, l’étiolement du statut international de Tanger, le départ des Juifs vers Israël, encouragé par les émissaires dépêchés dans la ville par l’Agence Juive…
À travers des dialogues désopilants, l’auteur rend un vibrant hommage à la langue de ses aïeux, la hakétia, un mélange savoureux du castillan parlé au XVIe siècle et d’expressions empruntées à l’arabe et à l’hébreu.
Quand on demande à Élie Benchetrit, quel mot définirait le mieux un Tangérois, il répond, sans hésiter une seule seconde: cosmopolite.
“Tanger, c’était le multiculturalisme à son meilleur. Juifs, Catholiques, Musulmans… Italiens, Espagnols, Français, Belges, Américains… se côtoyaient dans un cadre harmonieux et fraternel. Il régnait à Tanger une vraie convivialité. Je ne veux pas idéaliser cette époque révolue en m’escrimant à vous faire croire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y avait aussi à Tanger des racistes et des antisémites, mais ceux-ci étaient une minorité. Le premier “sale juif” que j’ai entendu, ce n’est pas un Musulman qui me l’a lancé, mais un élève français, catholique, du Lycée Regnault.”
Ce qu’Élie Benchetrit appréciait énormément dans son terroir natal, c’était le “grand esprit de tolérance et d’inclusion” qui a toujours caractérisé le judaïsme tangérois.
“Quatre-vingt-dix pour cent des Juifs de Tanger étaient traditionalistes. La notion d’orthodoxie est totalement étrangère au judaïsme tangérois. Le Shabbat, le Rabbin de la ville ne faisait aucun sermon, ni aucun reproche, à la poignée de Juifs qui se baladaient cette journée très solennelle sur le Boulevard Pasteur avec une cigarette allumée à la main. Au contraire, il les saluait avec son air débonnaire. Le Rabbin de Tanger, lorsqu’il assistait à une Brith Mila, à une Bar Mitzva ou à un mariage, n’exigeait pas de voir la Téouda pour s’assurer que les mets qui allaient être servis étaient certifiés casher. Il faisait entièrement confiance à la famille qui l’avait invité. Aucune famille juive tangéroise n’aurait jamais osé offrir des victuailles non casher à un Rabbin. Regrettablement, ce bel esprit de tolérance et d’ouverture a disparu dans le monde sépharade d’aujourd’hui.”
La dérision que l’auteur manie à la perfection est la meilleure arme pour se défendre d’une nostalgie qui affleure entre les lignes de ce roman très captivant. Sous la dérision, on décèle vite l’émotion.
Élie Benchetrit est-il nostalgique du Tanger de son enfance?
“C’est un monde qui a disparu. Quand on émigre, on se sent déraciné. C’est ce que j’appelle les affres de l’exil. On essaye alors de s’accrocher à ses souvenirs et à la nostalgie inhérente à ceux-ci. D’un autre côté, il ne faut pas rester trop longtemps dans cet état d’esprit brumeux parce que la tristesse finira par nous envahir. Il faut survoler cette nostalgie et se rappeler sans cesse que, finalement, on a eu beaucoup de chance d’avoir connu ce monde que, malheureusement, nos enfants ne connaîtront jamais. À Tanger, on pouvait encore rêver!”
En ces temps désenchantés, il faut lire le très beau livre d’Élie Benchetrit parce que celui-ci raconte magnifiquement une époque où la volonté et le rêve avaient encore leur place.
Avant de s’établir à Montréal, en 1988, Élie Benchetrit a vécu en France, en Suède et en Hollande. Il a été directeur des relations publiques de la Communauté sépharade unifiée du Québec et du magazine de cette institution, La Voix sépharade.
Le lancement montréalais de El Mazal de los pobres aura lieu le 10 mai prochain, à 19 h, au Centre Gelber de la FÉDÉRATION CJA.
Cet événement est parrainé par le Consulat général d’Espagne à Montréal, la Fédération Sépharade du Canada et la Communauté sépharade unifiée du Québec.
Élie Benchetrit présentera aussi son livre, en juin, à la Casa Sefarad-Israel, à Madrid, et à l’Instituto Cervantes de Tel-Aviv.
Pour vous procurer le livre El Mazal de los pobres, contactez l’auteur à: [email protected]