La philosophe, romancière et essayiste Éliette Abécassis s’interroge sur les travers de notre époque dans un essai brillant et des plus stimulants, L’envie d’y croire. Journal d’une époque sans foi (Éditions Albin Michel, 2019).
Une réflexion perspicace sur l’emprise des technologies sur nos vies, la profonde dépendance de nos enfants à l’égard de ces outils révolutionnaires et la quête de sens de notre époque déroutée. Un vibrant plaidoyer contre le tout numérique.
Éliette Abécassis nous a accordé une entrevue depuis Paris.
Le monde d’aujourd’hui vous effraie.
Nous vivons dans un monde désarçonné, où il n’y a plus ni foi ni loi, totalement dominé par la loi implacable du marché. L’hypercapitalisme, qui accentue l’hyperconsommation, la folie technologique et l’hypercommunication caractérisent notre époque. En dépit des bienfaits qu’elle nous procure, nous nous sommes laissé déborder par la technologie, qui a pris le contrôle de nos vies. Désormais, notre maître, notre oracle, notre gourou est Google. Le moment est peut-être venu de réagir. Qu’en sera-t-il de nos vies livrées à la toute puissance d’une technologie envahissante et d’une science alliées au marché? Le technocapitalisme, porté par une mondialisation de plus en plus débridée, a engendré un immense marché où tout s’achète et tout se vend, y compris les enfants. Il faut que nous réfléchissions sérieusement au sens et aux conséquences de cet envahissement de nos vies par le tout numérique, c’est-à-dire par la science et la technique. Je ne suis pas une nostalgique du passé préconisant tous azimuts un retour aux pratiques d’antan. Je considère simplement que nous devons impérativement retrouver une forme d’humanité dans le monde entièrement assujetti aux technosciences dans lequel nous vivons.
Vous déplorez que vos enfants soient devenus des “addicts” de leur iPhone. À tel point que vous considérez que “le temps des mamans est révolu”. N’êtes-vous pas trop pessimiste?
Mes enfants ont été l’élément déclencheur de ma prise de conscience. Quand je leur ai acheté des iPhone, je me suis rendu compte que le temps des mamans, des goûters, des conversations à bâtons rompus était fini parce que nos rejetons sont véritablement captifs de ces portables qu’on leur offre et qu’on les laisse utiliser à leur guise sans leur imposer le moindre contrôle. Aujourd’hui, nos enfants sont victimes d’un véritable assujettissement à l’iPhone. Cette technologie dernier cri a totalement happé leurs esprits.
Les parents seraient-ils en train de renoncer à exercer leurs responsabilités envers leurs enfants?
Nous assistons certes à une forme de démission des parents. C’est bien d’acheter un iPhone à ses enfants. On n’a plus besoin de les emmener faire du sport ou des randonnées en forêt, au cinéma, au musée… Ça ne sert à rien non plus de partir en vacances avec eux car la seule chose qu’ils veulent connaître lorsqu’ils arrivent dans une station balnéaire, c’est le code Wifi. Ils ont besoin d’être connectés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les portables sont la meilleure façon de se délester de la dure tâche d’éduquer, de s’occuper, de prendre soin d’un enfant. À la Petite Poucette — titre d’un essai de Michel Serres publié en 2012 —, expression illustrant ces jeunes aux pouces arrimés à leur clavier qui, selon le philosophe, ont davantage accès aux personnes et aux savoirs, je préfère le Petit Poucet. En effet, aujourd’hui, nous sommes des parents qui égarons et abandonnons nos enfants dans la forêt pour qu’ils soient dévorés par l’ogre technologique. Les parents doivent rétablir leur autorité et arrêter de se défausser de leurs responsabilités en invoquant comme excuse qu’ils se sentent impuissants face à la dépendance au numérique qui touche leurs enfants. Ils ont un rôle fondamental à jouer dans l’éducation de ceux-ci. Il est vrai que la possession d’un portable par un jeune rassure ses parents parce qu’ils peuvent ainsi communiquer instantanément avec lui et, supposément, suivre étroitement ses déplacements. Mais ce n’est pas une raison pour qu’un enfant utilise abusivement, et sans aucun contrôle, cet outil technologique qui peut l’inciter à surfer aussi sur des sites Web illicites. Les parents se doivent de redoubler de vigilance.
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Vous expliquez dans votre livre à quel point l’obsession du tout numérique chez les jeunes contribue à l’affaissement de leur niveau culturel.
Ce qui m’inquiète plus que la baisse du niveau culturel chez les jeunes, c’est la baisse du niveau de leur pensée. En effet, on ne peut penser qu’à travers le langage. Or, l’appauvrissement de la langue entraîne systématiquement un appauvrissement intellectuel. Ça me rappelle le phénomène de la novlangue évoqué par George Orwell dans son roman 1984. Une langue appauvrie que propageait l’État totalitaire pour dominer les esprits, puisque moins on a de mots pour penser le réel, moins on est apte à avoir conscience de sa domination. Aujourd’hui, la jeune génération s’exprime dans la novlangue des portables et des technologies numériques. C’est-à-dire, par interjections, par abréviations. Au-delà du fait qu’ils ne lisent plus de livres, beaucoup de jeunes sont très réfractaires à se familiariser avec la culture de base qui les aide à saisir l’essence d’une pièce de théâtre classique. Pour eux, c’est un langage étranger. Je crains que la captation des esprits par les technologies numériques n’entraîne un abrutissement et un abêtissement. Une forme de domination heureuse, telle celle que décrit Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire (1574). Une œuvre vraiment très pertinente pour comprendre ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui. Désormais, l’humain n’a plus la capacité de prendre conscience de son asservissement au deuxième degré.
Force est d’admettre qu’Internet n’est pas qu’une source d’abrutissement, mais aussi de connaissances et d’informations très utiles. Vos critiques à l’endroit du Web ne sont-elles pas trop décapantes?
Je reconnais que le Web a beaucoup d’aspects positifs. Je fais une critique de celui-ci, mais dans un but constructif. Je raconte dans mon livre que dans le passé, quand je faisais des recherches pour la rédaction de mes livres, ou d’autres travaux, j’étais parfois obligée de prendre l’avion pour me rendre dans des bibliothèques pour consulter certains ouvrages introuvables en France. Internet est un outil de recherche extraordinaire. Grâce à lui, nous avons accès au monde entier en étant chez soi. Cette proximité de contact, de communication et d’information est extrêmement positive. Cependant, nous devons être très vigilants et essayer de vérifier rigoureusement la crédibilité des informations que nous colligeons. Les fausses informations (fake news) pullulent sur le Web. Mais il y a aussi une question de fond qui se pose en ce qui a trait à l’utilisation du Web. On consulte avec engouement la toile numérique comme si elle était l’oracle détenteur de toutes les vérités. On ne fait même plus confiance à sa mémoire. C’est toute la problématique de la relation complexe entre l’homme et la machine qui se pose là avec acuité. Cette machine nous l’avons créée pour nous servir et non pas pour nous asservir. En cela, je pense que le mythe de notre monde moderne, c’est le mythe du Golem, cette machine qu’avait inventée au XVIe siècle le Maharal de Prague pour défendre les Juifs et qui a fini par se retourner contre lui. Il a été obligé de la désactiver. Google, c’est un Golem. Il faut apprendre à le maîtriser.
Pour contrer l’hégémonie de plus en plus étouffante de la technologie, vous prônez une philosophie de vie qui renoue avec le sens.
J’essaye simplement d’exprimer un point de vue philosophique, ni optimiste, ni pessimiste, sur notre modernité. Nous nous sommes laissé complètement absorber par le monde technologique. Je pense que le moment est venu de reprendre le contrôle de notre destinée humaine. Les gens ont envie de déconnexions, de moments sacrés, de sens, de spiritualité. La science et la technique apportent beaucoup de bienfaits à notre vie, notamment en médecine, mais elles n’apportent pas de sens à celle-ci. Nous avons aussi besoin de croire au sens de la vie. J’essaye de défendre un point de vue philosophique constructif au sens d’une philosophie ancienne. Je pense que nous devons revenir à la philosophie pratique des Grecs. Une époque où les philosophes étaient des guides moraux et spirituels. Je suis convaincue que, surtout aujourd’hui alors que les religions souffrent d’un grand discrédit, c’est aux philosophes de reprendre le flambeau afin de nous orienter dans les dédales sombres de notre univers nébuleux.
Comme solution aux maux qui affligent notre époque, vous préconisez de “réintroduire la foi“. S’agit-il de la foi en Dieu?
Non. La foi en l’homme, et peut-être aussi en l’humanité. La foi ne doit pas se cantonner forcément au religieux. Nous avons un besoin urgent de sens. Chacun peut renouer avec la foi à sa manière. En passant par la religion, mais aussi par d’autres formes de sacralisation: retrouver des moments pour le couple et la famille en dehors des connexions aux technologies, restaurer les relations parentales… Une sacralité qui nous pousse vers la rencontre avec l’Autre. Si nous ne conférons pas un sens à la foi qui définit l’humanité, nous serons alors enclins à nous tourner vers ces nouveaux dieux, oracles de la “vérité”, que sont devenus Google, le iPhone ou Apple. Si nous ne réintroduisons pas une forme de transcendance dans nos vies, c’est la science et la technologie qui deviendront foi.
D’après vous, plus que jamais, le judaïsme peut éclairer l’humanité en ces temps incertains où les technosciences ne cessent d’affirmer leur suprématie.
Le judaïsme a certainement quelque chose de fondamental à apporter à notre monde moderne. Le Shabbat, qui nous permet de nous déconnecter de l’univers du numérique pendant une journée, est une e-detox salutaire et très efficace. Aujourd’hui, se déconnecter devient quelque chose d’urgent et de vital. En semaine, peut-être qu’on ne se rend pas compte car on est exposé à la surconsommation et à la surcommunication. Le Shabbat est une véritable rupture par rapport à l’hypercapitalisme qui est en train de ravager nos consciences et nos vies. C’est l’occasion hebdomadaire de fuir le monde régenté par la technologie pour retrouver la joie de la prière, les repas en famille, les conversations fraternelles, le vrai repos de l’âme… Au sein de la modernité, le judaïsme nous a appris à aménager un espace de quiétude exclusivement réservé à l’humain.