L’aventure passionnante de l’Alliance israélite universelle (AIU)

Georges Bensoussan (Roland Harari photo)

L’historien Georges Bensoussan retrace l’histoire passionnante d’une œuvre éducative atypique, l’Alliance israélite universelle (AIU), dans un livre remarquable et très instructif, L’Alliance Israélite Universelle (1860-2020). Juifs d’orient, Lumières d’Occident (Éditions Albin Michel, Collection “Présences du judaïsme”, 2020).

Historien réputé, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Europe des XIXe et XXe siècles et de l’histoire de la Shoah, du sionisme et des Juifs du monde arabe, Georges Bensoussan a longtemps été responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres remarqués, dont : Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (Éditions fayard, 2002) et Juifs en pays arabes. Le grand déracinement, 1850-1975 (Éditions Tallandier, 2012). En 2002, Georges Bensoussan a dirigé l’ouvrage collectif Les Territoires perdus de la République (Éditions Pluriel, 3ème édition, 2016), dans lequel un groupe de professeurs racontait l’antisémitisme, le racisme, le sexisme et l’islamisme qui, dans le silence des médias et des politiques, gagnaient du terrain dans les collèges et les lycées de la région parisienne.

 

 

L’Alliance israélite universelle (AIU) n’est pas seulement une œuvre éducative imposante mais aussi une institution qui a permis à des milliers de jeunes juifs pauvres vivant dans le monde arabo-musulman, opprimés par le statut social que leur a imposé l’islam, d’accéder progressivement au monde du progrès et des Lumières. Depuis sa création, en 1860, l’AIU n’a-t-elle pas rempli deux missions fondamentales: éducative et émancipation sociale ?

Pour l’ensemble des pays où l’Alliance israélite universelle s’est installée, on peut dire qu’elle a rempli les deux missions fondamentales que vous évoquez: l’émancipation par l’éducation et l’émancipation sociale. En réalité, il n’y a pas forcément lieu de distinguer entre ces deux différentes formes d’émancipation: émancipation par rapport à la communauté juive traditionnelle et par rapport à une liturgie souvent sclérosée, possibilité d’une promotion sociale par le diplôme, comme dans la France de la IIIe République, qui a permis une certaine mobilité sociale. En France, sur trois générations, par le savoir scolaire attesté par l’obtention du diplôme, une frange des classes populaires s’est hissée au niveau des classes moyennes et s’est agrégée aux élites de la nation. Cette mobilité ascendante n’est pas une mythologie, c’est une réalité sociale même si on ne peut évidemment pas généraliser.

Dans les communautés traditionalistes du monde arabo-musulman, l’Alliance a permis à une minorité d’élèves, qui avaient été repérés pour leurs bons résultats, d’obtenir une bourse qui leur a permis d’intégrer l’enseignement secondaire même s’il ne s’agit là que d’une faible minorité. Pour d’autres, bien plus nombreux, l’Alliance leur aura permis, par le biais d’une instruction modeste, d’échapper à la condition précaire de leurs pères, petits commerçants, marchands itinérants, artisans ferblantiers, bourreliers, cordonniers et tant d’autres métiers d’artisanat dont le revenu suffisait à peine à faire vivre une famille souvent nombreuse.

L’Alliance s’était donné pour mission d’instruire, d’éduquer, d’émanciper et de constituer une nouvelle élite sociale au sein des communautés juives. Une élite du savoir qui ne ferait pas partie de l’élite rabbinique (souvent héréditaire), ni de l’élite de l’argent. Dans tous les cas de figure, l’Alliance entendait donc fixer les communautés juives dans leurs patries de naissance. Or, la formation et l’émancipation de fait que son enseignement a prodiguées ont rapidement posé le problème des débouchés, le plus souvent inexistants. Cette petite élite n’a eu alors qu’une seule issue: le départ. À son corps défendant, l’Alliance a ainsi affaibli certaines communautés juives en les privant de leurs meilleurs éléments partis tenter leur chance en Europe, mais aussi plus loin comme ces Juifs marocains partis en Amérique du Sud, ou ces Juifs de Bagdad, de Damas ou de Beyrouth émigrés aux Indes, en Chine, voire au Japon.

L’AIU n’a-t-elle pas remis en question le statut de Dhimmi, auquel étaient assujettis les Juifs dans les pays arabo-musulmans, en permettant à ces derniers, par le truchement de l’éducation qu’elle leur dispensait, de se libérer du regard méprisant que l’islam portait sur les Juifs et le judaïsme ?

C’est en cela précisément qu’on ne peut pas distinguer entre les différentes formes d’émancipation. Celle-ci se décline selon des modes différents mais en son principe elle est indivisible.

L’enseignement dispensé dans les écoles de l’Alliance est directement calqué sur le système français. Ce sont les programmes du ministère français de l’instruction publique qui sont appliqués avec quelques changements à la marge. Un enseignement inspiré de l’esprit des Lumières, de la Révolution française (celle de 1789 s’entend, pas de 1793), de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un enseignement nourri aussi d’esprit saint-simonien et des idées de la Révolution de 1848 à laquelle certains des fondateurs de l’Alliance avaient participé dans leur jeune âge.

L’esprit des Lumières, aussi édulcoré qu’il ait pu avoir été par le moule pédagogique, portait en lui une force révolutionnaire. Je pense à certaines œuvres de Diderot et de Rousseau, dont l’esprit (Le Neveu de Rameau, le Supplément au voyage de Bougainville, certaines pages de l’Émile) était antagoniste de l’esprit d’une société marquée par l’islam, cette “religion de la clôture” qui se considère elle-même comme porteuse du dernier message. L’univers mental du monde musulman —le chantage à l’”islamophobie” n’invalide pas l’analyse culturelle des discours et des mentalités— est en effet aux antipodes d’un esprit des Lumières qui, au XIXe siècle, avait été porté politiquement par les héritiers de la Révolution française et du “printemps des peuples” (1848). C’est dire, en d’autres termes, combien cet enseignement a pu bouleverser les représentations ordinaires de la jeunesse juive de ce temps. Imagine-t-on le choc intellectuel d’une leçon d’histoire où l’on apprend que “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits” —article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen—?  Eux qui sont l’écume de la terre, eux “la dernière des créatures après les chiens”, eux contre qui chacun avait licence, y compris le plus petit enfant qui pouvait maltraiter un vieillard juif sans que celui-ci n’ait le droit de répondre, eux donc, ces Juifs en herbe, entendaient qu’ils avaient les mêmes droits que toute créature humaine sur cette terre, qu’on leur devait le même respect dû au maître musulman, c’est-à-dire au premier musulman rencontré dans la rue. Pour eux qui baignaient dans un monde où l’iniquité était la norme, dans cette pseudo-tolérance à l’endroit d’un sujet accepté à la condition de demeurer soumis et rabaissé, cet enseignement des Lumières entrait en contradiction frontale avec le statut de Dhimmi qui dessinait un univers mental où un sujet juif, autonome et libre ne pouvait trouver de place, où il était interdit d’exister comme sujet.

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Pour les Juifs des pays arabo-musulmans, ce fut le début d’une nouvelle ère.

L’enseignement de l’Alliance va dynamiter cette vision du monde sur plusieurs générations, rendant impossible le maintien intact d’un tel statut pour les Juifs et d’un tel univers mental. C’est là, sans doute, le germe le plus puissant du “divorce” entre les Juifs et les musulmans qui se terminera par le départ massif des premiers en vingt ans à peine. Un déracinement d’un monde qui était le leur depuis 2300 ans pour certaines communautés du Maroc et de Mésopotamie. Le conflit entre Israël et ses voisins arabes a certes joué un rôle dans ce départ, mais ce fut surtout celui d’un accélérateur d’une séparation annoncée. La contradiction entre un sujet juif libre et les indépendances arabes reconquises ne pouvait qu’éclater au grand jour dans des sociétés arabo-musulmanes qui rencontraient (et rencontrent encore) tant de difficulté à accepter toute forme d’altérité. Le départ des Juifs va mettre en lumière le blocage de ces sociétés, dont le fondamentalisme islamique d’aujourd’hui n’est que l’une des dernières manifestations devant la modernité occidentale. À sa modeste échelle, l’enseignement de l’Alliance a participé de cet affrontement. En libérant les Juifs d’une sujétion mentale aussi puissante, il leur a également indiqué le chemin physique de la sortie.

Le monde arabe a longtemps été marqué par l’esclavage, dont la trace persiste encore aujourd’hui dans les mentalités. C’est dire qu’il a devant lui un vaste travail d’émancipation intellectuelle et psychique à accomplir.  Quelques pionniers, encore esseulés, lui ont ouvert la voie, mais majoritairement ce monde vit encore sur un ensemble de mythes qui le confortent et le nourrissent mais l’aveuglent et le condamnent au marasme. En 2007, dans sa préface au beau livre de Mohammed Ennaji, Le Sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe (Éditions Mille et une nuits, 2007, p. 11.), Régis Debray écrivait: “le monde arabe ne trouvera un avenir de liberté que s’il accepte de déconstruire ses légendes et de regarder son passé en face”.

L’implantation des écoles de l’AIU dans des pays arabes, tels que le Maroc, la Tunisie, Le Liban… a provoqué de profonds différends entre les dirigeants de cette institution éducative et les leaders des communautés juives établies dans ces pays arabes. Ces derniers reprochaient à l’AIU de prôner parallèlement l’assimilation et l’affirmation d’une identité juive empreinte d’universalisme et de marginaliser leur héritage juif plurimillénaire. Ce fut un vrai choc de civilisations qui opposa deux visions antinomiques du judaïsme.

Un tel affrontement eut été impossible dans la mesure où une école de l’Alliance ne pouvait être créée qu’à la demande des communautés juives locales, et qu’avec leur participation financière. Cela étant, le franco-judaïsme, véritable ligne directrice de l’Alliance, a contribué en effet à une forme d’exil intérieur, je veux dire à un détachement progressif vis-à-vis de la tradition sans pour autant atteindre les rivages de l’Occident. Pour ceux que l’Alliance a porté assez loin, jusqu’à l’ENIO (l’école de formation des maîtres), ou jusqu’à l’enseignement secondaire et l’université, mince poignée pour laquelle l’Alliance a marqué le début d’une promotion sociale, ce fut parfois un déracinement: être d’ici et ne plus l’être vraiment, sans être de là pour autant. Plus tout à fait d’Orient et toujours pas d’Occident. Dans La Statue de sel (Éditions Gallimard, 1953, préface d’Albert Camus), roman quasi autobiographique, Albert Memmi a disséqué et analysé ce déchirement qui forme la trame de ce livre séminal.

Cela posé, l’immense majorité des 600 000 enfants scolarisés par l’Alliance entre 1860 et 1960 n’ont le plus souvent bénéficié que de trois à quatre ans d’enseignement primaire. Ce n’était pas forcément suffisant pour provoquer un tel déchirement.

Au sein des communautés juives, la véritable opposition est venue du monde rabbinique. Ce fut à la fois une opposition sociale et intellectuelle. Opposition sociale, parce qu’il y avait concurrence pour le contrôle de la jeunesse entre deux types d’élite, celle de la liturgie et celle du savoir profane. Opposition intellectuelle, parce que les univers mentaux de ces hommes étaient aux antipodes, a fortiori au début de l’Alliance, quand la plupart des maîtres envoyés jusqu’au Maroc ou en Mésopotamie étaient d’origine alsacienne.

Tout aussi importante fut l’opposition, sinon le conflit, qui opposa l’Alliance au mouvement sioniste. A Paris, la direction nationale, de plus en plus souvent cooptée et passant progressivement des mains de la moyenne bourgeoisie des débuts à celles de la grande bourgeoisie des donateurs ( le rôle de l’argent est crucial pour une institution dont les finances demeurèrent toujours fragiles), professa jusqu’au milieu des années trente un antisionisme virulent. Toute entière acquise à l’idée d’intégration et d’assimilation, l’Alliance a sous-estimé l’attachement des communautés juives d’Orient à la Terre d’Israël. Elle n’a pas compris pourquoi ni comment une partie de la jeunesse juive d’Orient, y compris certains maîtres qui se devaient d’être discrets, avaient adhéré, au moins de cœur, au mouvement sioniste. Enfermée de plus en plus durant l’entre-deux-guerres dans la logique de grands bourgeois israélites français, l’Alliance n’a pas compris combien pour cette jeunesse juive le sionisme représentait une libération sociale face à la pesanteur des élites traditionnelles. Et aussi une libération politique, par la dignité retrouvée face au regard du maître musulman et au statut de Dhimmi gravé dans les mentalités arabo-musulmanes et si violemment incorporé dans la gestuelle et les attitudes sociales du Juif. Sans compter qu’il marquait aussi une libération face au mépris du colonisateur.

La question du sionisme a ainsi mis en lumière une coupure fondamentale entre le judaïsme d’Orient et le judaïsme d’Europe de l’Est. Dans les communautés d’Orient, qui n’avaient connu ni l’émancipation occidentale ni le mouvement des Lumières, le sionisme n’a pas marqué une rupture, il s’inscrivait dans le droit fil de la tradition juive. Contrairement au monde ashkénaze où dans la foulée de la Haskala, le sionisme constituait une rupture avec l’orthodoxie. 

Quels sont les principaux défis auxquels l’AIU est confrontée aujourd’hui ? Comme historien, comment envisagez-vous l’avenir de l’AIU ?

L’Alliance n’est vraiment présente aujourd’hui que dans deux pays, Israël et la France. Elle est encore vivante au Maroc, quoique nationalisée depuis plus de soixante ans sous le nom de Ittihad-Maroc, pour une mince communauté juive qui y demeure, mais la majorité des élèves comme des professeurs sont musulmans. Elle est aussi présente à Genève, en Suisse.

L’institution qui avait compté jusqu’à 183 écoles en 1914, et près de 130 encore durant l’entre-deux-guerres, n’en compte plus aujourd’hui qu’une vingtaine. Mais la quasi-disparition de l’Alliance, loin de signifier un échec, constitue paradoxalement le signe même de sa réussite: elle a disparu parce qu’elle a rempli son office. Dès la fin du XIXe siècle en Bulgarie, et plus largement dans les Balkans à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Alliance a dû fermer ses écoles en raison de la nationalisation des réseaux d’enseignement. On a vu ce processus se reproduire partout ailleurs, transférant aux communautés juives locales les écoles du réseau de l’Alliance. Le plus souvent, il ne s’est donc pas agi d’une fermeture brutale.

Cela posé, la Shoah en Europe et les indépendances dans le monde arabe ont conduit à la disparition de la quasi-totalité des communautés juives. L’Alliance a donc aussi disparu parce que son vivier démographique s’est évanoui. Mais l’œuvre était accomplie: en un siècle, elle avait scolarisé une part importante de la jeunesse juive (en 1945, les communautés juives des pays arabes rassemblaient au maximum 900 000 personnes). L’avenir de l’Alliance, et au-delà, la pérennisation du lien entre la France et le judaïsme, sont désormais marqués par une inversion des rôles. S’il s’agissait jadis d’apporter la France au cœur du monde juif, il s’agit aujourd’hui d’apporter le judaïsme au cœur du monde francophone. La mission d’origine, elle, est définitivement révolue.