Le grand désarroi (Éditions Albin Michel) est le titre du livre-enquête choc que deux journalistes chevronnés, Salomon et Victor Malka, viennent de consacrer aux Juifs de France.
Une enquête passionnante, mais fort troublante, qui a permis à ces deux observateurs avertis de l’évolution du judaïsme hexagonal et de la société française de dresser un état des lieux de la communauté juive de France à une époque nébuleuse où celle-ci est confrontée à une recrudescence de l’antisémitisme sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Salomon et Victor Malka ont sillonné les principales villes de France, Paris, Toulouse, Strasbourg, Nice, Marseille…
Ils ont interrogé des intellectuels, des responsables religieux et associatifs, assisté à des colloques, scruté exhaustivement le fait juif dans des livres et des films contemporains, décrypté les discours des leaders de la communauté musulmane…
Le grand désarroi est un livre-enquête remarquable que tous ceux et celles qui s’interrogent sur l’avenir des Juifs en France doivent lire de toute urgence.
Ancien directeur d’antenne de RCJ (Radio de la Communauté juive de France), Salomon Malka est actuellement le directeur de l’excellent magazine du judaïsme français, L’Arche. Son frère, Victor Malka, qui a été pendant de nombreuses années le producteur et animateur de Maison d’Études, une émission consacrée à la culture juive diffusée sur la chaîne de radio France Culture, est le rédacteur en chef du mensuel Information Juive.
Salomon Malka nous a accordé une entrevue.
Le désarroi des Juifs de France est-il profond?
“Le mot désarroi” évoque une absence de repères, une perte de sens et l’idée qu’on ne comprend pas ce qui arrive. Aujourd’hui, les Juifs de France sont confrontés à ces phénomènes inquiétants. On a constaté dans les villes où nous nous sommes rendus que le désarroi des Juifs est grand, que le mal est profond. Mais, parallèlement, nous avons aussi constaté qu’il y a des grands bouleversements et mutations au sein du judaïsme français.
Le tableau que vous dressez de la situation des Juifs de France est beaucoup plus contrasté que ce que l’on pourrait croire.
Les situations sont extrêmement variées.
À Toulouse, les Juifs s’en vont. La communauté juive de cette ville a été profondément meurtrie et traumatisée par les meurtres barbares perpétrés en 2012 par un terroriste djihadiste, Mohammed Merah, à l’entrée de l’école juive Ozar Hatorah.
À Lyon, des communautés juives se déplacent. Dans le quartier de la Duchère, une synagogue a fermé ses portes et a été relocalisée dans un quartier où il y a moins de tensions entre Juifs et Musulmans. Mais, dans cette ville du sud-est de la France, il y a aussi des Juifs qui se battent vaille que vaille.
À Marseille, dans la banlieue de Sainte-Marthe, on a fait la connaissance d’un Rabbin et d’un infirmier qui se démènent pour tenir à bout de bras une synagogue dans un quartier très difficile.
À Nice, des associations se battent contre la radicalisation des jeunes musulmans, l’antisémitisme et pour maintenir le vivre ensemble au quotidien…
Ces associations niçoises, au sein desquelles militent des Juifs et des Musulmans, accomplissent un travail admirable. Elles se battent pour maintenir les valeurs de la République française et le vivre ensemble au quotidien. La lutte contre l’antisémitisme est une valeur de la République qui est aujourd’hui mise à mal.
Donc, le désarroi des Juifs de France s’est accentué d’année en année.
Oui. Ce désarroi ne date pas d’hier. Celui-ci remonte aux années 2000.
Depuis cette période lugubre, la communauté juive est en butte à des agressions quotidiennes dans ce qu’on appelait à l’époque les “Territoires perdus de la République”. C’était une période très dure pour les Juifs parce que les Français refusaient de regarder la réalité en face.
On disait alors que ces “Territoires perdus” étaient des “cités en souffrance”, que les agressions contre les Juifs étaient “le produit de la misère sociale”, que le terrorisme islamiste était “plus de nature psychologique que réelle”, que les terroristes djihadistes étaient des “destins ratés de l’intégration” -expression employée par le philosophe allemand Jürgen Habermas-.
Il y avait une atmosphère de grand déni, de grand écart, entre la réalité et la manière dont cette vague d’antisémitisme était perçue par l’opinion, la presse, les politiques et les intellectuels français.
Aujourd’hui, le désarroi qui afflige les Juifs de France ne s’est-il pas répandu dans toute la société française?
Sans aucun doute. Durant l’année très noire que fut 2015, qui débuta avec les attentats contre les journalistes de Charlie Hebdo et les clients du magasin juif Hypercasher et s’acheva le 13 novembre avec des tueries abominables, le désarroi du judaïsme français s’est étendu vers la société française dans son ensemble. Désormais, ce ne sont plus seulement des Juifs qui sont assassinés lâchement, mais aussi des caricaturistes, des journalistes, des policiers, des Parisiens qui assistaient à un spectacle de musique ou qui étaient attablés à la terrasse d’un café… Nous avons dû gérer pendant notre enquête cette importante mutation qui s’est opérée dans la vision que le public et les élites français ont du terrorisme islamiste.
Quelle est la proportion des Juifs de France qui songent sérieusement à partir?
Un sondage réalisé dernièrement par la Fondation du Judaïsme français a révélé que 26% des Juifs envisagent de quitter la France. Mais envisager, ça ne veut pas dire partir. Au cours de notre enquête, on a constaté que la tentation de l’émigration continue à se développer à un rythme de 6000 à 7000 départs par an.
Nous avons rencontré à Jérusalem Nathan Sharansky, Président de l’Agence Juive. Ce dernier nous a dit que l’Aliya des Juifs de France, qui est la deuxième plus importante vague d’immigration après l’Aliya des Juifs d’Ukraine, est une Alya de “bonne qualité” et “volontaire”. “Ce n’est pas une Alya dictée par des contraintes”, nous a dit Nathan Sharansky.
En général, les Juifs de France sont bien conscients qu’une Alya ça se prépare. Ils savent que pour réussir leur intégration en Israël, il est préférable d’avoir une familiarité avec la langue hébraïque et la société israélienne, de trouver un emploi répondant à ses qualifications professionnelles, de scolariser adéquatement ses enfants…
La grande spécificité de l’Alya des Juifs de France: les nouveaux olim continuent à se sentir pleinement Français et s’acclimatent assez bien à leur nouveau pays d’accueil. C’est un contraste important avec les Aliyot antérieures où les nouveaux immigrants prenaient leurs distances vis-à-vis de leur pays natal.
Donc, aujourd’hui, la tendance dominante au sein du judaïsme français est celle du départ?
Nous avons résumé l’attitude des Juifs français en trois positions qu’on a essayé de décrypter à travers trois livres qui ont été des marqueurs: en 2015, le roman Soumission de Michel Houellebecq, en 2014, l’essai Le suicide français du journaliste Éric Zemmour, et en 2013, l’essai L’identité malheureuse du philosophe Alain Finkielkraut.
Le judaïsme n’est pas le thème central de ces trois livres, mais celui-ci est présent de manière latérale.
Dans le roman de Michel Houellebecq, à l’instar de l’héroïne de ce récit, Myriam, les Juifs quittent la France.
Dans le livre d’Éric Zemmour, les Juifs s’assimilent, le judaïsme se dilue et disparaît totalement. Les organismes représentatifs de la communauté juive, comme le CRIF, disparaissent. Il n’y a plus de Mémoire juive en France.
Dans le livre d’Alain Finkielkraut, les Juifs se battent sans relâche. Ils sont confrontés aux mêmes périls que leurs concitoyens français non-Juifs.
Numériquement, les Juifs français ne font pas le poids, mais ils sont quand même partie prenante dans ce dur combat visant à défendre les valeurs cardinales de la République.
Environ un tiers des Juifs partira, un tiers s’assimilera complètement et un tiers continuera contre vents et marées l’aventure d’une communauté juive qui, on le veuille ou non, est inscrite au cœur de l’Histoire de France. Le noyau de cette communauté juive millénaire perdurera.
Êtes-vous pessimistes, ou raisonnablement optimistes, en ce qui a trait aux perspectives d’avenir des Juifs de France?
Nous n’avons pas écrit un livre sur le déclin des Juifs des France, ni sur leur impuissance face à la recrudescence de l’antisémitisme. Au contraire, nous avons rencontré tout au long de notre enquête des gens qui se battent et qui voudraient trouver une manière de rebâtir le vivre ensemble avec, pour la première fois, le sentiment qu’ils ne sont pas seuls dans ce combat. Ils refusent de se laisser intimider par une bande de terroristes islamistes qui veulent mettre la France à feu et à sang. Il y a quand même des facteurs qui nous donnent de minces raisons d’espérer. Notre optimisme est un optimisme de la volonté. L’un de ces facteurs est le fait que la situation de guerre qui sévit aujourd’hui est en train de susciter une nouvelle forme de solidarité, dont le principal symbole est l’imposante manifestation qui a eu lieu le 11 janvier 2015 dans les rues de France, qui malheureusement n’a pas été suivie de faits concrets.
À quelle conclusion vous a conduit votre vaste enquête sur les Juifs de France?
Notre conclusion est que la France ne s’en sortira pas si les représentants de l’islam, une fois qu’ils auront trouvé un vrai modèle de représentation pour leurs institutions, la structure représentative actuelle de l’islam français étant très désorganisée, n’assument pas leurs responsabilités. Ces derniers doivent trouver les moyens pour rassurer la société française tout entière, et les Juifs en particulier.
Les Musulmans originaires d’Algérie, du Maroc et de Tunisie peuvent témoigner. Il y a un islam qui a vécu pendant des siècles en bonne intelligence avec les Juifs et les Chrétiens. Il faut que cet islam se réveille en France. Sinon, nous serons tous foutus d’une certaine manière.