“Le gaz va révolutionner l’économie israélienne tout entière, à tel point qu’il va devenir son principal moteur de croissance durant la décennie à venir”, prédit en entrevue l’économiste israélien Jacques Bendelac.
Docteur en économie, enseignant et chercheur, spécialiste reconnu de l’économie israélienne et des relations économiques israélo-palestiniennes, directeur de recherche à l’Institut israélien de sécurité sociale, à Jérusalem, Jacques Bendelac est l’auteur de huit livres sur l’économie israélienne, la société israélienne, les Arabes d’Israël et les relations entre Israël et les Palestiniens. Il vit à Jérusalem.
Son dernier livre: Israël, mode d’emploi (Éditions Plein jour, 2018).
Quel sera l’impact sur l’économie israélienne de l’exploitation du gisement gazier Leviathan, qualifié par le gouvernement israélien de “plus important projet énergétique de l’histoire d’Israël”?
On a tendance à sous-estimer l’importance des gisements de gaz pour Israël. L’exploitation du gaz n’est pas seulement le plus important projet énergétique d’Israël. À mes yeux, le gaz va révolutionner l’économie israélienne tout entière, à tel point qu’il va devenir son principal moteur de croissance durant la décennie à venir. Jusqu’à présent, c’était le secteur de la haute technologie qui était considéré comme le moteur de l’économie israélienne, mais celui-ci a perdu de son dynamisme et est en perte de vitesse depuis 3 ou 4 ans, notamment parce qu’il fait face à une grave pénurie de main-d’œuvre qualifiée. La découverte de gaz tombe donc à pic pour Israël. Cet hydrocarbure va prendre la relève du high-tech et devenir la locomotive de l’économie israélienne durant la décennie 2020.
Comment concrètement ce projet d’exploitation gazière contribuera-t-il au développement de l’économie israélienne ?
L’exploitation du gisement Leviathan, après les autres puits déjà exploités (Tamar, Mary et Noa), va donner un coup de fouet à l’économie israélienne. D’abord, elle va fournir de très nombreux emplois, directement ou par le biais de retombées indirectes sur d’autres secteurs. Ensuite, l’économie va y gagner en investissements et en devises, tout comme en innovations technologiques liées à l’exploitation gazière. En 2020, l’Israélien bénéficie déjà d’une “énergie verte” puisque le gaz, moins polluant que le mazout, fournit 65 % de la production nationale d’électricité, sans compter les entreprises industrielles qui sont de plus en plus nombreuses à se convertir au gaz pour faire tourner leurs machines.
Bien entendu, l’impact principal, dont on a encore du mal à mesurer toute l’ampleur, sera constitué des revenus du gaz qui vont profiter aux caisses de l’État.
On peut d’ailleurs regretter que l’État d’Israël n’ait pas investi un seul shekel dans la recherche gazière. En effet, ce sont des investisseurs privés qui ont financé la prospection, la découverte et l’exploitation du gaz, et ce sont eux qui engrangeront l’essentiel des revenus gaziers. Les caisses de l’État devront donc se contenter de quatre sortes de recettes fiscales liées au gaz: l’impôt sur le revenu des sociétés exploitantes, les royalties émanant des quantités vendues, les droits de concession et l’impôt sur les plus-values. Il s’agit de plusieurs milliards de shekels qui vont garnir chaque année les caisses de l’État, notamment grâce à l’exploitation du gisement Leviathan qui a commencé au début de 2020.
Pour bien gérer cette manne financière, la Banque centrale d’Israël est en train de mettre en place un “Fonds souverain” qui investira les revenus du gaz dans des placements variés. L’objectif principal de ce fonds sera de transférer la richesse produite par le gaz aux générations suivantes. Comme en Norvège, ce fonds permettra de subvenir aux besoins de financements sociaux futurs et de développer l’activité économique du pays. Concrètement, l’argent du gaz devrait financer les retraites ainsi que des projets d’infrastructures industrielles, économiques et touristiques. Les enjeux économiques du gaz sont donc très importants. C’est tout l’avenir économique, social et financier d’Israël qui est en jeu.
En devenant une puissance énergétique, capable de suffire à ses besoins et d’exporter du gaz naturel vers les pays voisins, Israël renforcera-t-il sa position régionale?
À l’heure actuelle, Israël dispose de réserves de gaz qui dépassent les 1000 milliards de mètres cubes. Autrement dit, Israël est bien devenu une puissance gazière régionale. Les réserves connues lui garantissent d’abord un approvisionnement pour de longues décennies. Et, comme les quantités de gaz découvertes sont très supérieures aux besoins intérieurs, le pays deviendra exportateur de cet hydrocarbure. On sait que l’énergie est un enjeu géopolitique, ce qui signifie que la position régionale d’Israël va s’en trouver renforcée: l’État hébreu est en passe de devenir un acteur de la géopolitique de l’énergie; il aura donc son mot à dire en matière de production, de prix et d’approvisionnement sur le marché mondial.
Israël a vite compris le défi régional que constitue l’exploitation du gaz. Sans même attendre la fin des travaux d’infrastructures, Israël avait déjà signé des contrats de fourniture de gaz avec la Jordanie (2016) et l’Égypte (2018). Les livraisons de gaz à ces deux pays ont commencé début 2020. En revanche, la découverte de gaz en Méditerranée a ravivé le conflit israélo-libanais, notamment à cause de la délimitation de la frontière maritime entre les deux pays. Dans un premier temps, le Liban a revendiqué une partie des découvertes israéliennes. Ensuite, il a lancé ses propres prospections à la limite des eaux territoriales d’Israël.
Beaucoup d’Israéliens, notamment les habitants de Hof HaCarmel et d’autres municipalités situées à proximité du gisement gazier Leviathan, sont inquiets des conséquences négatives que ce projet aura sur l’environnement. Leurs craintes sont-elles fondées?
Il me semble que ces craintes ont été un petit peu exagérées. Un processus semblable d’exploitation d’hydrocarbures est en cours dans d’autres pays, sans jamais causer de conséquences négatives, ni pour la santé des populations ni pour l’environnement. Demander, la veille de sa mise en route, l’arrêt pur et simple de l’exploitation du gisement Leviathan, n’était pas réaliste. On a aussi l’impression que les craintes (certaines légitimes) des habitants des zones concernées sont “récupérées” par des associations qui s’opposent catégoriquement à l’industrie du gaz qui, selon elles, accélérerait le réchauffement de la planète.
En Israël, le ministère de la Protection de l’environnement (créé en 1988) prend très au sérieux les retombées environnementales du gaz. Il a mis en place les normes nécessaires pour que les Israéliens ne subissent aucune retombée négative. Pour preuve de la préoccupation du gouvernement israélien en faveur de la protection de l’environnement: rappelons qu’Israël a ratifié récemment l’Accord de Paris sur le climat qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle internationale. D’autre part, Israël dispose de suffisamment de nouvelles technologies permettant de remédier éventuellement aux problèmes environnementaux que l’exploitation gazière pourrait causer.
L’accord gazier tripartite, signé le 2 janvier dernier, entre Israël, Chypre et la Grèce a-t-il un objectif géopolitique: entraver les revendications de la Turquie, qui convoite les gisements énergétiques de la région?
Cet accord tripartite a d’abord pour objectif de construire un gazoduc qui permettra d’acheminer du gaz depuis les réserves offshore d’Israël et de Chypre vers la Grèce, l’Italie et d’autres pays européens. Pour Israël, l’exportation de son gaz vers l’Europe est un enjeu considérable car ses pays frontaliers (Égypte et Jordanie) ne sont pas des marchés de taille suffisante pour absorber d’importantes quantités de gaz. Il est donc important pour Israël de contribuer à l’approvisionnement énergétique de l’Europe, tout en se garantissant un débouché stable pour son gaz.
Certes, on ne peut pas ignorer qu’un conflit latent divise Israël et la Turquie. Mais on ne peut pas dire que le projet d’un gazoduc visant à desservir l’Europe ait pour objectif principal de tenir tête à la Turquie et de raviver les tensions entre Ankara et Nicosie. En revanche, cet accord vise sans nul doute à contrebalancer les revendications de la Turquie qui convoite les gisements énergétiques de la région.
Le gouvernement Netanyahou a proposé dernièrement la construction d’un gazoduc entre Israël et la bande de Gaza, contrôlée par le groupe terroriste Hamas. Cet ambitieux projet, qui pourrait atténuer de manière significative la crise énergétique qui sévit à Gaza, est-il réaliste dans le contexte acrimonieux qui prévaut dans la région?
Le projet de construction d’un gazoduc entre Israël et la bande de Gaza n’est pas nouveau, il a été lancé par le gouvernement israélien pour la première fois il y a 5 ans, en 2015. Vu d’Israël, c’était une proposition qui devait faciliter le retour au calme après l’opération militaire “Bordure protectrice” qu’Israël a menée dans la bande de Gaza durant l’été 2014. Cette proposition est relancée régulièrement par le gouvernement Netanyahou, au gré des relations tendues qu’Israël entretient avec l’Autorité palestinienne à Ramallah et le Hamas à Gaza.
Le projet a connu un nouvel essor au début de 2020 quand les Pays-Bas ont promis leur aide pour financer une partie du gazoduc dont le coût global a été estimé à 60 millions de dollars US. D’autres pays européens pourraient se joindre au projet. Il y a quelques jours, le ministre israélien de l’Énergie, Yuval Steinitz, a donné son feu vert pour commencer les études de planification de ce gazoduc. Aucun doute que ce projet permettra aux Gazaouis de produire leur propre énergie sans être dépendants de l’électricité qu’Israël leur fournit.
Bien qu’il y ait une bonne volonté du côté israélien et des sources de financement disponibles pour mener ce projet à son terme (le Qatar aussi a proposé son aide financière), sa réalisation est surtout tributaire de la situation sécuritaire dans la région. C’est donc difficile de dire si le gazoduc verra le jour prochainement. En tout cas, c’est tout à fait le type de projet dont a besoin la bande de Gaza pour sortir de son marasme économique. Pour Israël, ce projet pourrait convaincre le Hamas d’arriver à un arrangement politique à long terme qui assurerait un calme relatif dans la région.