Quelle est la frontière entre le bien et le mal, entre un héros et un salaud?
Cette question lancinante est au coeur du nouveau roman du grand écrivain belge francophone Armel Job, Dans la gueule de la bête, paru dernièrement aux Éditions Robert Laffont.
Dans ce roman historique magistral et très poignant, basé sur des faits réels -relatés dans le livre de l’historien belge Thierry Rozenblum, Une Cité ardente. Les Juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944)-, Armel Job relate un Chapitre peu connu de la Shoah, rarement traité dans les livres d’Histoire consacrés à cette effroyable tragédie: la persécution et la déportation des Juifs de Liège au début des années 40, pendant l’Occupation de la Belgique par les Troupes du IIIème Reich hitlérien.
Les Allemands mettent en place progressivement des Lois antijuives, qui se durciront au fur et à mesure que la Guerre avancera.
Armel Job plonge le lecteur dans un univers glauque où le courage et la délation se côtoient quotidiennement.
Des citoyens très vaillants n’hésitent pas, au péril de leur vie, à cacher dans leur domicile des Juifs recherchés par les Allemands alors que des délateurs implacables, obnubilés par l’appât du gain, dénoncent sans ambages des Israélites ayant parvenu à échapper aux griffes de la Bête nazie.
Dans ce récit historique très captivant, Armel Job explore toutes les nuances de l’âme humaine, tour à tour sombre et généreuse, et invite le lecteur à se poser une question fondamentale, qui nourrit la trame de ce roman: “Et moi, qu’aurais-je fait pendant la Guerre?”
“Pendant la Seconde Guerre mondiale, 6000 Juifs vivaient à Liège. 67% des Juifs adultes ont été sauvés par la population liégeoise non-juive. 81% des enfants Juifs ont été aussi sauvés. Beaucoup d’entre eux ont trouvé refuge dans des Institutions religieuses catholiques. Il faut nettement distinguer l’action de la population liégeoise des positions officielles de l’Administration communale, qui s’est compromise avec les Allemands quand elle accepta de livrer à ces derniers des listes de Juifs. L’Administration communale liégeoise obtempéra pensant éviter des heurts avec les Allemands”, explique Armel Job en entrevue.
Malheureusement, en ce qui a trait aux “Affaires juives”, il y a eu des “compromissions malheureuses” avec les Occupants allemands, rappelle-t-il.
À Liège, à partir d’octobre 1940, les Allemands établirent une Antenne de la Gestapo chargée des “Affaires juives”, la S.I.P.O., qui demanda à l’Autorité communale de lui transmettre les adresses des habitants Juifs de la ville.
Armel Job croit qu’il faut “tempérer peut-être l’importance de ce fait très regrettable que fut la collaboration de l’Autorité communale de Liège avec les Allemands”.
“À cette époque-là, personne n’imaginait que le fait de transmettre des listes de Juifs aux Allemands allait provoquer la déportation et l’anéantissement de ces derniers. En 1940, la “Solution finale” n’avait pas été encore décidée. Les Allemands avaient laissé croire aux responsables de l’Administration communale de Liège qu’ils avaient besoin des noms des Juifs vivant dans la ville pour réquisitionner ceux-ci et les envoyer dans des Camps de travail. Je ne crois pas que les fonctionnaires liégeois aient pu imaginer un instant que les Allemands allaient se servir de ces listes de noms pour déporter des milliers de Juifs vers les Camps de la mort. Les déportations des Juifs de Liège n’ont commencé qu’en 1942”, précise Armel Job.
Mais peut-on réellement “tempérer” cet acte ignominieux qu’a été la collaboration pronazie alors qu’à la même époque des Belges non-Juifs ont aidé, en risquant grandement leur vie, des concitoyens Juifs à échapper aux rafles des nazis?
“La réalité durant ces années noires n’était pas aussi binaire, ni aussi évidente, répond Armel Job. Dans le contexte très ardu de l’époque, je crois qu’il faut quand même rester nuancé. En effet, quand les Allemands créent l’Association des Juifs de Belgique, composée de notables Juifs, ces derniers vont eux-mêmes donner les listes des noms des habitants Juifs de Liège aux Allemands pensant bien faire, dans l’espoir d’apaiser la Bête nazie.”
Armel Job tient à rappeler un “fait historique majeur” souvent éludé dans les livres d’Histoire: la différence existant entre le statut politique en vigueur en France et celui imposé en Belgique durant l’Occupation par les nazis de ces deux pays.
“En France, il y avait un régime de collaboration avec les nazis. Les arrestations des Juifs étaient le fait de la Police du Gouvernement de Vichy. En Belgique, il y avait un régime d’Occupation militaire, ce qui est tout à fait différent. Le Gouvernement belge était en exil. Les Ministres n’exerçaient plus leurs fonctions dans les Ministères belges. L’Autorité était assurée par l’Autorité militaire allemande, qui transmettait ses ordres par l’intermédiaire des Secrétaires généraux de l’Administration des Ministères belges, qui pratiquaient la “politique du moindre mal”, c’est-à-dire essayer, autant que possible, de conserver une vie publique conforme à la Loi et à la Constitution belges. Malheureusement, il y a eu des compromissions regrettables avec les Allemands.”
La délation était l’un des éléments clés du Système machiavélique de collaboration instauré par les nazis dans les pays d’Europe qu’ils ont occupés. Dénoncer les Juifs en contrepartie d’une rançon. L’un des personnages de Dans la gueule de la Bête, Angèle, cédera à cette vile tentation pour une raison strictement pécuniaire. Cette jeune femme livrera aux Allemands le Juif que sa mère cachait chez elle.
“Angèle, qui a besoin d’argent pour les meilleures raisons du monde, pour se marier, n’est pas une mauvaise fille. Elle est confrontée à une situation difficile. Elle tombe sur un mouchard qui lui dit qu’il peut lui donner de l’argent si elle dénonce des Juifs. Les Allemands versaient une prime chaque fois qu’un Juif était dénoncé. Elle va tomber dans le panneau, certainement avec mauvaise conscience. Il faut le rappeler. Angèle ne mesurait certainement pas les conséquences de sa délation. Je crois que personne à ce moment-là ne pouvait imaginer qu’en faisant arrêter un Juif, on l’envoyait à la mort. Les Allemands n’avaient aucun intérêt à expliquer en détail le sort funeste qu’ils réservaient aux Juifs. Sinon, ils auraient obtenu la collaboration de très peu de Belges.”
Armel Job a été enseignant pendant de nombreuses années. Il essaye en tant que romancier de poursuivre son travail d’enseignant.
“Ma classe s’est un peu élargie, du moins je l’espère, dit-il. Ma fonction pédagogique demeure une de mes préoccupations essentielles. Je crois que c’est extrêmement important d’évoquer cette période de l’Histoire, qui figure évidemment dans les livres d’Histoire, mais en tant qu’Histoire scientifique. On y expose une pléthore d’explications -économiques, politiques, sociales…-, des statistiques, des faits, les causes… Finalement, tout ça devient des Théories historiques, de l’Archivage.”
Un roman, c’est autre chose, estime Armel Job.
“Dans un roman, on essaye de rendre chair et sang à des personnes qui ont vécu, qui ont dû se cacher, qui ont dû subsister des années durant la peur au ventre… Il me semble extrêmement important de se représenter ce que signifiait de vivre dans une situation aussi extrême et horrible. Sinon, on est dans une sorte d’abstraction qui ne parle plus. Je crois que la principale tâche d’un roman historique campé durant cette période très sombre de l’Humanité, c’est de narrer le quotidien ardu de ces personnes dont l’existence était constamment menacée, en l’occurrence la vie très éprouvante des Juifs de Liège, qui devaient affronter tous les jours le courroux de la Bête nazie.”
In an interview, francophone Belgian author Armel Job talks about his latest book, Dans la gueule de la béte, a novel about the actions of some residents during the persecution of Jews in Liège, Belgium, in the 1940s, the early years of the Nazi occupation.