Le très talentueux dessinateur Québécois Guy Delisle vient d’accomplir un sacré tour de force avec son remarquable Album de Bandes Dessinées Chroniques de Jérusalem (Éditions Delcourt, 335 pages, 2011): croquer avec brio les facettes, les paradoxes et les particularismes d’une Ville universelle profondément marquée par trois mille ans de foi et de fanatisme, de conquête et d’occupation, de guerre et de coexistence entre diverses Communautés. Dans cette BD hilarante et fort savoureuse, Guy Delisle narre la tragédie israélo-palestinienne par le biais de petits détails de la vie quotidienne à Jérusalem et d’anecdotes très drôles. Un pur régal!
Né à Québec en 1966, Guy Delisle est l’auteur de nombreuses Bandes Dessinées, dont plusieurs très remarquées: Shenzhen, Aline et les Autres, Pyongyang, Chroniques birmanes… et a participé à la production de plusieurs séries de Télévision pour les enfants, dont: Papyrus, Les Contes du chat perché, La mouche…
Chroniques de Jérusalem a été récompensé du Fauve d’Or du meilleur Album de l’année 2012 lors du dernier Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême, en France. C’est un grand Maître du neuvième Art, le célèbre dessinateur Juif américain Art Spiegelman, qui a encensé l’oeuvre artistique de Guy Delisle et remis à ce dernier ce Prix fort prestigieux.
Chroniques de Jérusalem trône depuis plusieurs semaines dans les Listes de Best-Sellers au Québec, en France, en Belgique…
L’un des meilleurs dessinateurs de presse et bédéistes Israéliens, Michel Kichka, Professeur de Dessin à l’Académie d’ Art et de Design Betzalel de Jérusalem, a aussi rendu un bel hommage à Guy Delisle et souligné la grande originalité de son nouvel Album.
“Les Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle sont d’une authenticité frappante et d’une honnêteté remarquable. C’est un Journal raconté sous forme de thriller soft qui ressemble à s’y tromper à une tragi-comédie. C’est le Rapport journalistique du théâtre de l’absurde qu’est parfois la réalité des Israéliens et des Palestiniens. Je félicite Guy pour ce “petit” chef-d’oeuvre hautement récompensé à juste titre par le Jury du Festival d’Angoulême. J’espère que le public suivra et qu’une version en hébreu de ce livre pourra voir le jour prochainement”, a écrit Michel Kichka dans son Blog.
Guy Delisle, qui réside actuellement à Montpellier, nous a accordé une entrevue récemment.
Canadian Jewish News: Quand et comment est née l’idée de consacrer un Album de Bandes Dessinées à Jérusalem?
Guy Delisle: Ma compagne travaille dans l’humanitaire, à Médecins Sans Frontières. Parfois, nous apprenons notre destination assez tardivement. Pour Jérusalem, on nous a informés seulement un mois avant notre départ, à l’été 2008. Donc, je n’ai pas eu le temps de lire des livres sur Israël et Jérusalem ni de colliger des informations sur ce pays. Je ne réalise pas un Album après chaque voyage. À mon arrivée à Jérusalem, j’étais un peu dérouté. Je m’occupais surtout de mes deux enfants, alors âgés de 6 et 3 ans. Mais la beauté et la riche diversité culturelle de cette Ville majestueuse, plusieurs fois millénaire, m’ont peu à peu subjugué. J’ai fait des rencontres passionnantes. Bien que je ne sois pas du tout religieux, la dimension oeucuménique de Jérusalem m’a fasciné. Je me suis mis alors à sillonner les divers quartiers de la Ville et à visiter les principaux Lieus saints du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam. Je me suis familiarisé avec les différentes fêtes religieuses juives et musulmanes. Ma rencontre avec des Juifs ultra-orthodoxes de Méa Shéarim arborant des déguisements exotiques qui se sont pris une sacrée cuite le Jour de la fête de Pourim fut un moment particulièrement désopilant que je narre dans le livre. À chaque coin de rue, une ou des surprises m’attendaient. À mon retour en France, après avoir lu mes notes, je me suis dit que j’avais consigné assez de chroniques, d’éléments cocasses, curieux et intéressants pour pondre un livre. J’ai réutilisé 500 croquis que j’ai réalisé durant cette année de dessin complètement libre à Jérusalem comme source pour restituer la complexité architecturale de cette Ville.
C.J.N.: Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant votre séjour à Jérusalem?
Guy Delisle: Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est le grand contraste existant entre Jérusalem-Est et Jérusalem Ouest. Jérusalem-Est est un secteur à forte majorité arabe assez pauvre, sous-développé au niveau de l’habitat et de l’urbanisation. Il y a même des endroits où les routes sont en terre. Ce niveau de sous-développement urbain contraste fortement avec les quartiers de Jérusalem Ouest, qui sont des petites Europes où la vie est très agréable. Pendant notre séjour en Israël, nous avons résidé à Beit Hanina, un quartier arabe palestinien de Jérusalem-Est. Dès notre arrivée, on nous a expliqué que Beit Hanina est situé dans la partie de Jérusalem annexée par Israël en 1967, après la Guerre israélo-arabe des Six Jours. Nous sommes donc en Israël? Ça dépend car la Communauté internationale considère que cette localité est située en Cisjordanie. Pour les Palestiniens, Beit Hanina est dans les Territoires occupés par Israël. Pour le gouvernement israélien, ce quartier de Jérusalem fait partie intégrante du Territoire d’Israël. Beit Hanina symbolise avec force la grande complexité du contentieux israélo-palestinien.
C.J.N.: La cohabitation entre Juifs et Arabes à Jérusalem vous a-t-elle paru une réalité quotidienne tangible ou au contraire un voeu chimérique?
Guy Delisle: J’ai essayé de décrire avec le plus de détails possibles la vie quotidienne de ces deux Communautés qui se regardent en chiens de faïence et ne se connaissent pas mutuellement. À Jérusalem, la Communauté juive et la Communauté arabe palestinienne ont chacune leur propre système d’autobus. Quand nous sommes allés à Pisgat Ze’ev, une colonie juive israélienne située à environ un demi-kilomètre de Beit Hanina, les habitants de cette implantation nous ont demandé avec un air hébété si nous n’avions pas peur de vivre avec deux jeunes enfants dans un quartier palestinien. Cette question nous a semblé étonnante car on résidait à Beit Hanina depuis presque un an.
C.J.N.: Vos “Chroniques de Jérusalem” ne sont-elles pas le fruit du labeur d’un bédéiste ayant un fort penchant pour le journalisme?
Guy Delisle: Je ne suis pas un grand reporter, ni un journaliste. Je me considère plutôt comme un observateur. Avant d’écrire ses articles, un journaliste fait des recherches. Moi, au contraire, j’attends que les histoires me tombent dessus. Mon travail s’apparente plus à celui d’un ethnologue. Ma manière de travailler est très simple. Je me balade dans une rue, dans un quartier, dans une ville… Je ramasse des petits bouts, j’observe attentivement des petits coins de toits, de fenêtres, les comportements des gens… Je prends des notes… J’ai la faiblesse de croire que ce qui m’intéresse ou m’interpelle fortement peut aussi intéresser d’autres personnes. Ma démarche est à l’opposé de celle d’un journaliste. Je me limite à parler du quotidien des gens qui vivent dans une ville. J’ai vraiment l’impression d’écrire une grande carte postale à ma famille, à mes amis. Je n’essaie pas d’aller plus loin.
C.J.N.: Donc, à la différence du grand bédéiste Malto-Américain Joe Sacco, auteur des controversées BD “Gaza 1956” et “Palestine”, vous ne vous considérez pas comme un dessinateur engagé politiquement.
Guy Delisle: Joe Sacco, dont j’admire énormément le travail artistique, est un journaliste-dessinateur à charge. Ce n’est pas mon cas. Dans mon travail artististique, je ne me mets jamais en avant pour égrener mes opinions personnelles sur une réalité sociale ou politique. Je crois que les lecteurs sont assez grands et perspicaces pour faire des rapprochements et des recoupements par rapport aux dessins que je leur propose et tirer eux-mêmes leurs propres conclusions. Il y a tout de même un côté pédagogique dans ces Chroniques de Jérusalem. Celui-ci était nécessaire pour décrire la riche diversité religieuse et culturelle qui prévaut à Jérusalem et expliquer les conflits de Territoires, de religion et de politique qui s’enchevêtrent dans cette Terre trois fois sainte tant convoitée depuis des lustres. Il me fallait trouver un équilibre pour décrire la réalité complexe qui sévit à Jérusalem en évitant tant que possible d’arbitrer, de commenter.
C.J.N.: Pourtant, dans certaines parties de votre Album c’est plutôt une sensibilité de gauche propalestinienne qui prédomine.
Guy Delisle: Je suis d’une sensibilité de gauche. Je ne le cache pas. Les lecteurs comprendront vite qu’étant marié avec une femme qui travaille pour Médecins sans Frontières, qui était à Gaza à la fin de 2008, durant l’Opération militaire israélienne “Plomb durci”, j’ai côtoyé quotidiennement le grand désarroi des Palestiniens. Ceci dit, j’ai rencontré aussi à Jérusalem beaucoup de Juifs de gauche farouchement opposés à la politique de colonisation débridée du gouvernement de Benyamin Netanyahou. Être contre les colonies, ça ne veut pas dire nécessairement être anti-Israélien!
C.J.N.: Vous consacrez de nombreuses cases de croquis au Mur de séparation érigé par Israël entre son Territoire et la Palestine et aux checkpoints israéliens installés dans les abords des villes frontalières palestiniennes. Vous décrivez cette réalité sans trop insister sur les impératifs sécuritaires qui ont contraint Israël à prendre ces mesures de sécurité draconiennes, qui ont permis de sauver la vie de nombreux civils Israéliens.
Guy Delisle: Je relate aussi dans mon livre la peur lancinante et fort compréhensible des attentats-suicides perpétrés par des Palestiniens qui taraude profondément les Israéliens. Je narre la cérémonie organisée dans un café de Jérusalem à la mémoire des victimes innocentes d’un attentat très meurtrier commis par un terroriste palestinien dans ce café qui était bondé de gens. Dans une autre scène, le regard de mon fils est attiré par une tractopelle avec laquelle quelques mois auparavant le conducteur palestinien de ce véhicule avait percuté un autobus et tué plusieurs passants. L’impératif sécuritaire est omniprésent dans la vie des Israéliens. Cette dimension capitale ressort très clairement dans les dessins de cet Album.
C.J.N.: La Bande Dessinée est-elle aujourd’hui un Médium artistique puissant pour relater des situations sociales ou politiques épineuses?
Guy Delisle: Depuis une quinzaine d’années, la Bande Dessinée investit de nouveaux champs narratifs. Avec son chef-d’oeuvre Maus, le grand dessinateur Art Spiegelman a montré éloquemment que la Bande Dessinée pouvait sortir des sentiers battus et aborder frontalement des thèmes historiques, sociaux ou politiques graves. Tout en étant un Médium de divertissement, la Bande Dessinée recèle une force pédagogique sous-estimée. Dans mon livre, pédagogie et divertissement font bon ménage. On peut faire rire un peu avec Jérusalem. Ce qui est assez rare ces temps-ci. La Bande Dessinée est très forte lorsqu’il s’agit de relater une réalité sociale ou politique ardue. On décrit souvent dans les journaux le côté déshumanisant d’un checkpoint israélien. C’est beaucoup plus fort et efficace de narrer cette hideuse réalité par le truchement d’une série de dessins. J’entraîne le lecteur avec moi dans ce sombre passage.
In an interview, Quebec graphic novelist Guy Delisle talks about his his latest comic strip book, Chroniques de Jerusalem, for which he won this year’s award for best comic book at the Angouleme Comic Festival.