Le dernier livre de la réputée écrivaine Éliette Abécassis, Sépharade, qui vient de paraître aux Éditions Albin Michel, est une bouleversante saga familiale et un vibrant hommage à l’Âme sépharade.
Éliette Abécassis
À travers la quête effrénée des origines d’Esther Vital, l’héroïne de ce magnifique et très captivant récit, Éliette Abécassis explore avec émotion et une grande érudition l’histoire des Juifs marocains depuis l’Inquisition jusqu’à l’époque contemporaine, leur culture, leurs croyances, leurs espoirs, leurs échecs, leurs rivalités… Une fresque magistrale sur le monde sépharade.
Éliette Abécassis sera l’invitée d’honneur du Festival Sépharade de Montréal 2009. Elle présentera son nouveau roman le 16 novembre, à 20 heures, à la Congrégation sépharade Or Hahayim de Côte Saint-Luc.
Canadian Jewish News: On sent en lisant votre roman que vous êtes très préoccupée par l’avenir de la culture sépharade?
Éliette Abécassis: Oui. Je suis pessimiste pour l’avenir de la culture sépharade. Aujourd’hui, je crois qu’il y a un vrai danger de disparition du monde sépharade. Lors de leur exil des pays d’Afrique du Nord, les Sépharades ont emporté avec eux leur histoire et leurs riches traditions culturelles, mais, malheureusement, ils n’ont pas su les transmettre à leurs descendants parce qu’ils avaient un très fort désir de s’intégrer dans les pays où ils se sont établis, Israël -malgré le fait que leur intégration à la société israélienne fut très ardue-, la France, le Canada, les États-Unis… Cette ouverture d’esprit, qui a toujours caractérisé les Sépharades, est en train d’accentuer la déliquescence du monde sépharade. Quand les Sépharades ont été chassés d’Espagne, en 1492, ils ont emporté avec eux la culture judéo-espagnole: sa langue, ses rites, ses chants, ses danses, sa cuisine -un vecteur culturel très important-… Tout cela est en train disparaître. Je pense que nous sommes les derniers Sépharades.
C.J.N.: Mais, aujourd’hui, on assiste dans certains pays, notamment en Israël, à une revalorisation du patrimoine culturel sépharade. Tout n’est pas nécessairement perdu?
Éliette Abécassis: Le patrimoine culturel et liturgique sépharade est d’une richesse inouïe: les rites religieux, les écrits talmudiques, les chansons, les langues sépharades: le judéo-espagnol -le ladino- et le judéo-arabe sont des langues vernaculaires que presque personne ne parle plus… C’est vrai qu’il y a un travail éducatif qui est fait pour essayer de préserver ce patrimoine culturel, en particulier en Espagne où, depuis quelques années, on a initié des projets majeurs pour réhabiliter et revaloriser des lieux juifs: les quartiers juifs, des Mikvaot, des vieilles Synagogues… Certains de ces sites ont été transformés en Musée. Je trouve ça formidable. Au Maroc, c’est terrible ce qui se passe! L’héritage judéo-marocain est en pleine déshérence. Dans des souks marocains on vend au meilleur offrant des morceaux de parchemins toraniques, des objets de culte juifs… Les cimetières juifs dans plusieurs villes du Maroc, dont certains sont régulièrement profanés, sont aussi en train de dépérir. En Israël, depuis quelques années, des efforts sont faits pour redonner ses lettres de noblesse à la culture sépharade, qui fut marginalisée pendant presque quatre décades. Mais, malgré ce travail pour péréniser la culture sépharade, je ne suis pas très optimiste.
C.J.N.: Est-ce le Devoir de Mémoire et le souci de transmettre votre héritage culturel à vos enfants qui vous ont motivée à écrire cette grande saga historique sur les Sépharades?
Éliette Abécassis: J’ai travaillé pendant dix ans sur ce livre. J’ai fait des recherches -l’écriture de ce roman a nécessité la consultation d’une pléthore de documents et d’archives historiques-, j’ai interviewé des Sépharades vivant aujourd’hui en Israël, au Maroc, au Canada, en Espagne… Ce fut un long processus d’écriture. Ce roman est le résultat d’une évolution personnelle. J’ai voulu m’approcher de ce qui fait l’Âme sépharade. C’est vrai que ce sujet a rarement été traité sous un angle romanesque parce que la culture sépharade est une tradition surtout orale qui n’a pas été souvent écrite. Pour comprendre toute la complexité de l’Âme sépharade, et ne pas en rester à des clichés, il faut effectivement rappeler que cette culture très riche vient de loin et est très hétéroclite. Celle-ci a une part espagnole, berbère, turque…
Beaucoup de gens ne comprennent pas la culture sépharade, et ne saisissent pas son essence, car ils perçoivent les Sépharades comme des gens excentriques à la verve très colorée, mal éduqués, portant des costumes onéreux dernier cri, mangeant du couscous, faisant la fête toute la journée… Ce sont les clichés véhiculés dans des films où les Sépharades sont les principaux protagonistes. Ces préjugés tenaces sont aux antipodes de la grandeur et de la noblesse qui ont toujours caractérisé la culture sépharade.
C.J.N.: “Sépharade”est un roman autobiographique?
Éliette Abécassis: Évidemment, il y a une part autobiographique dans ce roman. Le personnage principal de ce récit, Esther Vital, a beaucoup de liens avec moi puisque, comme elle, je suis née aussi à Strasbourg au sein d’une famille d’origine sépharade marocaine. Mon père est natif de Casablanca et ma mère est originaire de Mogador. C’est vrai qu’il y a beaucoup de ressemblances entre Esther Vital et moi. Mais, en même temps, j’ai mis une phrase en exergue de mon livre -“Descends au plus profond de toi-même, et trouve la base solide sur laquelle tu pourras construire une autre personnalité, un homme nouveau”- qui m’a beaucoup inspirée pour construire le personnage d’Esther Vital. Je suis descendue au plus profond de moi-même pour façonner ce personnage. J’ai voulu qu’Esther représente toutes les femmes sépharades d’aujourd’hui, avec leurs espoirs, leurs doutes, leurs craintes, leur amour et leur aversion pour leurs traditions ancestrales…
C.J.N.: Quel regard portez vous sur la femme Sépharade d’aujourd’hui?
Éliette Abécassis: Aujourd’hui, la femme sépharade est une femme très attachée à ses racines mais aussi très angoissée parce qu’elle est déchirée entre traditions et modernité. Elle a envie d’être à la fois comme sa mère et sa grand-mère, de s’occuper de son foyer, de faire la cuisine, d’être une superbe épouse et maman -très matriarcale- et d’être aussi une femme indépendante, de son époque, ayant une vie professionnelle enrichissante et épanouissante. Ces deux rôles cardinaux -son aspiration à la modernité et à l’universalité et son attachement à sa culture familiale-, qui à prime abord paraissent antinomiques, la poussent souvent à se révolter. Mais, ces révoltes sont nécessaires, saines et souvent productives!
C.J.N.: Esther Vital se révoltera aussi contre les siens et son milieu. Mais sa révolte n’est-elle pas pour elle un gage de liberté?
Éliette Abécassis: Absolument. Esther accepte de se marier pour essayer de se libérer de son cadre familial qui l’étouffe. Elle passe par une phase de révolte. Elle voudrait être enfin libre et cesser d’être etouffée par sa famille et par la pression du milieu communautaire où elle vit. Au bout de son chemin initiatique, elle prendra conscience de l’importance de ses racines identitaires, que sa famille lui a transmises. Ces racines, avec lesquelles elle renouera, la marquent à tel point que sa vie sera profondément bouleversée. Le problème est d’arriver à trouver son chemin dans la tradition sans que celle-ci soit une expérience de vie harassante mais, au contraire, une mode existentiel enrichissant, qu’Esther récréera à sa façon.
C.J.N.: “Sépharade” est aussi une puissante et salutaire réflexion sur les identités culturelles multiples, dont chaque individu est porteur?
Éliette Abécassis: Oui. Que l’on soit Juif, Musulman, Catholique, Hindou… ou athée, nous avons tous des identités multiples. C’est ce que je montre dans le livre. À ma génération, il y a eu une coupure qui s’est faite avec les traditions ancestrales que nos parents et nos grands-parents ont essayé de nous transmettre. Aujourd’hui, nous assistons à un retour du balancier. Il y a chez les gens de ma génération une quête très forte de racines et une demande de sens. Effectivement, Sépharade est une histoire très universelle. Même si on n’a pas tous des ancêtres Sépharades espagnols, on a tous un passé proche et des traditions qui nous constituent, même si on n’a pas conscience.
C.J.N.: Vous évoquez subtilement dans votre roman la“question sépharade” en Israël? Cette épineux problème social est-il révolu?
Éliette Abécassis: La “question sépharade” israélienne fait partie des Exils et des Diasporas sépharades. C’est vrai que l’Aliya des Sépharades du Maroc, à la fin des années 50, a été une histoire terrible jalonnée de désillusions énormes. Les Juifs marocains, qui étaient très idéalistes et extrêmement Sionistes, avaient en arrivant en Israël une ferveur et une sorte de pureté qu’ils ont vite perdues quand l’establishment israélien ashkénaze a commencé à les maltraiter. Aujourd’hui, s’il est vrai que l’identité sépharade est en train de se dissoudre dans l’identité israélienne, il est vrai aussi que cette identité sépharade enrichit la culture israélienne. Dans l’Israël de 2009, la “question sépharade” n’est plus aussi brûlante. Les Sépharades sont en train de s’intégrer dans toutes les sphères de la société israélienne. Ils commencent à avoir accès à des positions importantes, ce qui n’était pas le cas il y a trente ou vingt ans. Ça a pris du temps. Mais, force est de constater qu’il il y a encore en Israël une société à deux vitesses. Cette coupure entre Ashkénazes et Sépharades est toujours une réalité sociale ostensible, surtout dans les villes de développement du Sud du pays.
In an interview, author Éliette Abécassis, who will present her latest novel at Festival Sépharade 2009 on Nov. 20, talks about the book and about her Sephardi heritage.