La Hakétia de Menashé y Alfonso Benaim

Les Juifs originaires des localités du Nord du Maroc se délecteront à la lecture du magnifique livre que Gladys Benaim Bunan vient de consacrer à la Hakétia, la langue vernaculaire qui fut parlée durant plusieurs siècles par les Juifs hispanophones qui habitaient dans ces terroirs du Royaume chérifien.

Tu boca en los cielos. La Haketia de Menashé y Alfonso -publié par Laredo Publishing Co., Californie- est un bijou littéraire qui réhabilite un pan important, et souvent méconnu, du riche patrimoine sépharade judéo-marocain.

“La Hakétia est la langue parlée par les Juifs du Nord du Maroc. C’est là qu’ils vécurent pendant presque 500 ans, depuis leur sortie d’Espagne en 1492 jusqu’aux années 1950 à 1970, date à laquelle ils ont de nouveau émigré vers Israël, l’Amérique, le Canada ou l’Europe. La Hakétia a permis à cette communauté de sauvegarder ses caractéristiques juives et sépharades, en combinant l’espagnol ancien avec des éléments d’hébreu et d’arabe”, rappelle Gladys Benaim Bunan.

Née à Tanger, dans une famille sépharade native de Tétouan -ville du Nord du Maroc-, cette artiste-peintre polyglotte, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Toulon, vit aujourd’hui dans le Sud de la France avec son époux, Pierre Bunan, viticulteur, et leurs deux enfants. Ses peintures ont été exposées dans plusieurs galeries européennes, notamment en France et en Allemagne.

Gladys Benaim Bunan a dédié son livre à son père, Menashé Benaim Hachuel, et à son oncle, Alfonso Benaim Hachuel, deux fins connaisseurs de la Hakétia.

Est-ce le “Devoir de Mémoire”, une notion très en vogue ces derniers temps, qui l’a motivée à écrire ce livre?

“Oui, je voulais rendre hommage à mon père et à mon oncle, qui ont su perpétuer cette judéo-langue. “Devoir de Mémoire” et besoin de transmettre à mon tour aux générations futures cet héritage d’un monde qu’ils n’ont pas connu. Mon père était pharmacien, il était curieux de tout: les médicaments mais aussi les parfums, les cosmétiques, les recettes de cuisine… Parler la Hakétia l’amusait énormément et s’exprimer dans cette langue correspondait à son monde intime, celui de son enfance, raconte-t-elle. Il était épris de certains mots qui exprimaient des situations ou des sentiments pour lesquels il ne trouvait pas d’équivalent exact dans les autres langues. Il sentait que la Hakétia était moins utilisée et que ses descendants ne la parleraient probablement pas. Il a fait un lexique pour transmettre ce plaisir à ses enfants et petits-enfants.”

Menashé et Alfonso Benaim Hachuel, auteurs d’un imposant Dictionnaire de Hakétia, ont été de leur vivant deux illustres ambassadeurs de ce dialecte maroco-sépharade, socle d’une tradition culturelle plusieurs fois centenaire.

“Mon livre a été un travail en commun entre deux générations: Menashé et Alfonso, qui ont apporté leurs connaissances en Hakétia, et mes peintures, mes souvenirs et mes investigations. Leurs écrits m’ont rappelé le monde de mon enfance, plein de paroles douces et de gentillesse, les romances peuplées de princes amoureux de belles captives que chantait ma grand-mère, le monde de Al-Andalous, où Chrétiens, Musulmans et Juifs se côtoyaient. Le plus important pour moi, c’était de recréer une ambiance où s’entremêlent l’écriture de Menashé et d’Alfonso et, à travers mes peintures, les couleurs, les vêtements, les rites… Leurs écrits apparaissent en filigrane comme une empreinte, un témoignage de notre travail en commun.”

Tu boca en los cielos est superbement illustré avec des peintures de Gladys Benaim Bunan.

Ce livre revêt la forme d’un abécédaire hétéroclite. L’auteure y a consigné un lexique expliquant une pléthore d’expressions en Hakétia, des recettes de cuisine traditionnelles, des cantiques, des poèmes, des us et coutumes communautaires… On a l’impression que c’est un condensé du monde bigarré où vécurent les communautés sépharades du Nord du Maroc?

“Ces écrits m’ont rappelé les saveurs de mon enfance au goût d’amandes, de fleur d’oranger, letuarios y ajenjoli, d’où les recettes de cuisine et les expressions de vie quotidienne que l’on retrouve dans le livre. Donner à nos enfants un aperçu de cette culture, leur montrer d’où ils viennent, voilà une part de mes motivations”.

Espère-t-elle avec cette oeuvre sur la Hakétia contribuer à perpétuer une dimension importante d’un riche héritage culturel, celui des Juifs des localités du Nord du Maroc?

“La Hakétia a préservé la trajectoire historique des Juifs sépharades pendant 500 ans. Mais, depuis 1948, tout à changé: Israël existe, il n’y a pratiquement plus de vie juive en terre d’Islam, les Juifs sépharades sont allés vivre en Israël ou en Occident. L’hébreu est devenu dynamique, et a pris le rôle que notre langue avait alors… tout en nous réunissant avec les autres Juifs du monde. Mais la Hakétia reste toujours le témoignage d’une petite communauté et de ses moments heureux, de la nostalgie de la douceur, de la gentillesse, du sens de l’humour que cette langue sait si bien manifester.”

Mais, force est de constater que  la Hakétia est aujourd’hui une judéo-langue en voie de disparition. Ce constat inéluctable l’attriste-t-elle?

“Ma motivation a été de rendre hommage à mon père et de transmettre son legs culturel à ses descendants. C’était l’objectif de son Dictionnaire de Hakétia. Il s’adresse à tous les Tangérois et Tétouanais qui ont le même passé et à leurs descendants qui souhaitent connaître leurs racines ainsi qu’à toutes les personnes curieuses de notre culture. J’ai éprouvé un grand plaisir à écrire ce livre et j’espère que ce plaisir sera partagé avec le plus grand nombre de personnes.”  

Transmettre les rudiments de la Hakétia  aux nouvelles générations de Sépharades hispanophones, n’est-ce pas un vœu chimérique, à défaut de dire un défi homérique?

“Disons que c’est ma contribution pour relever ce défi…”

Deux sites Internet sur le livre de Gladys Benaim Bunan: <www.renaissancehouse.net/boca/boca.html>

<www.tubocaenloscielos.com/Wel come.html>

Ce livre est en vente sur le site Internet Amazon.

Moroccan-born French artist Gladys Benaim Bunan discusses her new book on Hakétia, the language spoken by the Jews of Morocco for centuries.