Grand spécialiste des Communautés juives natives du Sahara, l’historien Jacob Oliel nous révèle un pan méconnu de l’histoire du Judaïsme sépharade nord-africain dans un très beau livre, magnifiquement illustré avec des photos d’archives -certaines datant du début du 19e siècle-: Les Juifs au Sahara, une présence millénaire.
Ce livre, publié récemment par l’éditeur montréalais Joseph Cohen -Éditions Élysée-, a été préfacé par le célèbre explorateur et humaniste français, feu Théodore Monod.
Un vibrant et émouvant hommage à des Juifs oubliés, qui se sont escrimés durant des siècles à préserver et perpétuer leurs traditions mosaïques dans l’immensité du désert saharien. Un document historiographique exceptionnel.
Canadian Jewish News: Qui sont les Juifs du Sahara? Où et à quelle époque ont-ils vécu?
Jacob Oliel: Le titre de mon livre, Les Juifs au Sahara, pourrait laisser imaginer une présence juive sur la totalité de l’espace couvert par le Grand Désert, lequel s’étend de la Mer Rouge à l’Atlantique et de la Méditerranée au Sahel. C’est en partie vrai si l’on considère qu’à toutes les époques depuis l’Antiquité, des Juifs ont vécu sur ce vaste espace. Toutefois, j’ai décidé de m’en tenir à la région que je connais le mieux: l’Ouest africain, où les Hébreux ont côtoyé, du IXe siècle av. J.C. jusqu’à l’époque contemporaine, tous les conquérants qui se sont succédé: Phéniciens, Romains, Vandales, Arabo-Musulmans, Français.
C’est dire si la présence des Juifs est ancienne dans ces régions. Ces derniers ont connu les fortunes les plus diverses, y étant venus comme exilés (VIIIe siècle av. J.C., 587 av. J.C. et IIe siècle), déportés ou réfugiés à la suite de défaites ou de persécutions (en l’an 118 en Cyrénaïque, en 612, en 694, en 1391 et en 1492 en Espagne, en 675 en Arabie). Selon l’époque et la provenance, ces Sahraouis de la première heure sont des Hébreux, Palestiniens (Phlishtim), des Mégorashim ou des Toshavim (Juifs indigènes ou Juifs immigrés) ou des Judéo-Berbères.
C.J.N.: Pourquoi l’historiographie des Juifs d’Afrique du Nord a-t-elle éludé l’histoire des Juifs du Sahara?
J. Oliel: Les grands historiens et géographes arabes (Idrissi, Al-Bakri) ont, comme Léon l’Africain au XVIe siècle, mentionné l’existence de ces Juifs sahariens. Mais, il a fallu attendre la conquête française et la découverte des chroniques locales pour voir quelques auteurs contemporains s’y intéresser, notamment feu l’historien franco-israélien André Chouraqui.
C.J.N.: Retracer l’histoire des Juifs du Sahara, ça n’a pas dû être une sinécure. Sur quelles sources historiques vous êtes-vous appuyé pour écrire ce livre?
J. Oliel: Cette épopée a bercé mon enfance au point de faire naître une véritable passion et un besoin à la fois de recueillir tous les documents existants, quelle qu’en fût la source (arabe, occidentale ou hébraïque), et d’aller partout en Afrique occidentale où des Juifs avaient été présents, à une époque ou à une autre, afin de déceler tout ce qui pouvait rappeler cette présence: la toponymie, les us et coutumes, les modes de vie… des populations actuelles.
C.J.N.: Certaines populations juives et musulmanes du Sahara sont-elles issues de conversions au fil des siècles à l’islam ou au judaïsme?
J. Oliel: Si nous savons que des Juifs portent encore aujourd’hui un patronyme rappelant les liens entre Juifs et Berbères, l’émerveillement fut de retrouver dans des Tribus ou des Fractions (Enaden et Igdalen) vivant parmi les Touareg -Communautés berbères- du Mali et du Niger des gens ayant gardé le souvenir de leur origine juive marocaine. Déjà, vers 1864, le Rabbin Mardochée Aby Serour avait rencontré des Daga -membres d’une Tribu berbère du Sahara- qui lui avaient dit: “Nous sommes des Juifs et nos ancêtres venaient de Tamentit” -capitale du royaume juif du Touat jusqu’à la fin du XVe siècle.
Au Mali, en amont de Tombouctou, les habitants de plusieurs villages de la boucle du Niger ont manifesté, en 1995, leur volonté d’être reconnus comme descendants des anciens Banou-Israël, disparus il y a cinq siècles près de Tendirma.
C.J.N.: Les Juifs ont-ils joué un rôle important dans le développement du commerce des caravanes dans l’Afrique saharienne?
J. Oliel: Il semble bien que les Judéo-Berbères aient établi le contact avec l’Afrique Noire, au temps du Ghana historique (IVe-Ve siècles), grâce à l’introduction du chameau. Ils ont sans doute initié le commerce transsaharien, fondé sur le troc de l’or contre le sel.
Par la suite, même après la conquête arabe de l’Afrique du Nord, le Touat, grâce à ses ressources en eau et à son dynamisme économique, est devenu la plaque tournante d’un commerce caravanier concentré vers de nouvelles régions: la Mauritanie, l’Égypte, l’Éthiopie… qui se spécialisait dans le commerce d’un nombre accru de produits: ivoire, plumes d’autruche, cuivre, peaux, manuscrits et … esclaves!
En dépit du déclin du Judaïsme maghrébin, les Juifs du Sahara ont longtemps gardé la maîtrise de ce commerce comme l’atteste une lettre trouvée dans la Genizah du Caire, datée de 1235.
C.J.N.: Les Juifs du Sahara ont été les inventeurs de l’alphabet “ibraniyya”. Quelles sont les principales caractéristiques de cet alphabet?
J. Oliel: Le monde berbère, très superstitieux, avait souvent recours aux Rabbins, qui rédigeaient des amulettes de protection contre la maladie et les autres dangers (rencontres imprévues, piqûres de scorpion, de vipère…)
L’alphabet ibraniyya, probablement magique et qui n’a pas dû être inventé par des Juifs, est sans doute d’inspiration hébraïque.
C.J.N.: L’Alliance judéo-berbère a été l’un des plus étonnants épisodes de l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord et du Sahara.
J. Oliel: Si nous ne retenons que l’épisode cyrénéen des guerres contre Rome (l’an 115 et l’an 118), il est évident que celui-ci a cimenté des liens antérieurs, et peut-être lointains, entre deux groupes humains qui avaient en commun un idiome, le punique -issu du phénicien, c’est une langue sœur de l’hébreu-, le mode de vie nomade et, probablement, le monothéisme.
Bousculés vers le désert, ces deux groupes vivront en quasi-symbiose durant plusieurs siècles, en dépit de l’arrivée des Arabo-Musulmans. L’Islam mettra cinq siècles avant de parvenir à les séparer. Bien que quelques îlots judéo-berbères ont subsisté dans le désert et les montagnes.
En 1972, le grand historien du Judaïsme marocain, feu Haïm Zafrani, a découvert une Haggada de Pessah en caractères hébraïques, mais en langue berbère.
C.J.N.: Que reste-t-il aujourd’hui du passé judéo-berbère?
J. Oliel: Dans l’histoire judéo-berbère, l’épisode de la Kahena, la reine juive des montagnes berbères des Aurès, est fabuleux.
Quelques prénoms et plusieurs dizaines de patronymes, en usage chez les Juifs et chez les Berbères, attestent que, dans les siècles passés, ces deux populations ne formèrent qu’une: Afergan, Aflalo, Amella, Assouline, Azeroual, Azagouri, Azogui, Azoulay, Bahloul, Beranes, Fitoussi, Gourari, Guigui, Hannon, Medioni, Melloul, Mimouni, Tabet, Timsit, Touati, Touitou, Wizgan, Zenati…
C.J.N.: Votre livre contribuera sans doute à réhabiliter l’histoire méconnue des Juifs du Sahara. Avez-vous bon espoir que d’autres historiens poursuivent les travaux de recherche sur ce sujet, dont vous êtes le pionnier?
J. Oliel: Au Touat comme à Alger, en France et ailleurs, j’ai bénéficié de l’aide d’amis et d’inconnus, Chrétiens, Musulmans et Juifs, chercheurs, historiens ou simplement des personnes intéressées par ce sujet.
Dans un même élan, les bonnes volontés s’unissent sans arrière-pensées. Je me plais à croire qu’au-delà de la curiosité scientifique, un sentiment commun nous pousse, en dépit de nos différences -origine, formation académique…-, à nous intéresser à l’histoire de ce “Touat civilisé, tolérant et multiconfessionnel”, que célébrait le poète algérien Mouloud Mammeri.
Dans l’ensemble du Sahara, les Juifs ont laissé des traces que d’autres iront chercher pour tenter de redonner vie à un passé qui ne mérite pas de retomber dans l’oubli.
In an interview, historian Jacob Oliel talks about his recently published book on the history of the Jews of Sahara.