Figure marquante de la littérature et de l’intelligentsia russes du XXe siècle, le célèbre dissident soviétique Alexandre Soljénitsyne, qui vient de décéder à l’âge de 89 ans, a eu tout au long de sa prolifique carrière littéraire maille à partir avec les Juifs.
Dans le monde juif, notamment en Israël, ses contempteurs étaient nombreux. Ces derniers reprochaient au Prix Nobel de littérature 1970 d’avoir brossé dans son oeuvre littéraire un portrait fallacieux et très stéréotypé du Juif russe de l’époque révolutionnaire et, plus tard, de l’ère soviétique.
Exaspéré par ces critiques décapantes émanant des milieux intellectuels juifs -griefs qu’il qualifiait d’“injustes et non fondés”-, Soljénitsyne décida, au début de l’an 2000, de livrer sa vision du judaïsme et des Juifs russes dans une somme historiographique imposante, en deux volumes, publiée en français par les Éditions Fayard: Deux siècles ensemble (1795-1995). Tome 1-Juifs et Russes avant la révolution (1795-1917). Tome 2-Juifs et Russes pendant la période soviétique (1917-1972).
Dans le deuxième volume de cette grande fresque historique sur les Juifs de Russie, Soljénitsyne expose et analyse successivement la part prise par ces derniers à la Révolution de Février, puis à celle d’Octobre aux côtés des Bolcheviks, puis à la guerre civile et aux événements dramatiques des années 20 et 30.
Il consacre un long chapitre au dossier douloureux et, selon lui “jusque-là interdit”, de la participation de “nombreux Juifs” à l’appareil répressif soviétique et à l’administration du Goulag. Ce chapitre suscita l’ire de nombreux intellectuels juifs, pour qui les “analyses tronquées et réductrices” de Soljénitsyne sur la participation de certains apparatchiks juifs à la mise en oeuvre de l’appareil répressif soviétique ne feraient qu’alourdir le “bilan antisémite” de l’écrivain. Soljénitsyne leur répliqua que “le régime nazi avait eu aussi son lot de kapos juifs dans les camps d’extermination”.
L’écrivain analyse aussi les conséquences du pacte germano-soviétique, de la “Grande Guerre patriotique” menée contre l’Allemagne nazie et de l’essor de l’antisémitisme stalinien à la fin des années 40.
À la suite de la guerre israélo-arabe des Six Jours et de la politique indécise du gouvernement soviétique, la Communauté juive d’URSS se détache de plus en plus du communisme, mais, parallèlement, rejette la faute de l’échec de la Révolution sur les spécificités de l’histoire et du caractère des Russes.
Les deux derniers chapitres de ce deuxième Tome sont consacrés, d’une part, au début de l’exode des Juifs Russes à destination d’Israël ou de l’Occident, et, d’autre part, aux problèmes de l’assimilation des Juifs qui sont restés en Russie.
Si l’auteur arrête son analyse en 1972, c’est parce que, d’après lui, avec la liberté de mouvement recouvrée, les Juifs ne sont plus astreints à vivre en Russie. Désormais, les rapports entre les deux Communautés se situent dans une perspective nouvelle.
Pour écrire les deux Tomes de cette histoire des Juifs russes, Soljénitsyne dit s’être appuyé principalement, et parfois même quasi exclusivement, sur des sources juives.
Avant d’amorcer l’écriture laborieuse de cette historiographie du judaïsme russe, Soljénitsyne a mené des recherches exhaustives pour essayer de cerner les notions de: “Juif”, “judéité” et “identité juive”. Il livre ses réflexions sur ces notions complexes dans un chapitre introductif intitulé “Tentative de clarification”.
“Tout examen du rôle important des Juifs dans la vie d’un pays ou d’un peuple où ils sont disséminés, ainsi que s’y emploie notre livre, bute inévitablement sur la question: “Qui est Juif?”, “Qui doit-on considérer comme Juif?” Tant que les Juifs vivaient au milieu d’autres peuples en enclaves isolées, la question ne se posait pas. Mais, au fur et à mesure qu’ils s’assimilaient, ou simplement participaient à la vie ambiante, la question se fit jour et fut intensément débattue, en premier lieu par les Juifs eux-mêmes. Naturellement, dans la Russie post-révolutionnaire, jusqu’à ce que les Juifs aient la possibilité d’immigrer, les réponses changèrent constamment. Aussi, n’est-il pas inutile d’essayer de les passer en revue. Et là, pour étonnant que cela paraisse, dès les premiers pas, nous sommes confrontés à des opinions si contradictoires et si controversées qu’on est frappé par leur diversité”, écrit-il.
Soljénitsyne a colligé les réflexions sur l’identité juive de grands penseurs, personnalités rabbiniques, intellectuels et écrivains juifs: Gershon Sholem, David Ben Gourion, Jabotinsky, Hannah Arendt, Stefan Zweig, le Rabbin Adin Steinsaltz, Amos Oz…
“Comprendre ce qu’est un “Juif” , ce n’est pas une sinécure!”, constate le Prix Nobel de Littérature 1970.
“En combinant remarquablement en eux-mêmes la fidélité à leur peuple et l’universalisme, les Juifs adoptent avec talent la culture des peuples qui les entourent. Mais, en dépit de cette faculté d’adaptation imminente, quand les intellectuels juifs d’aujourd’hui s’identifient aussi bien avec la culture universelle qu’avec leur patrie spirituelle, il ne faut pas perdre de vue qu’une telle capacité d’adaptation générale rencontre souvent les plus grandes difficultés à plonger au plus profond des traditions et jusqu’aux racines historiques de la vie populaire. Le talent hors pair des Juifs est indubitable. Mais voici une réflexion importante d’un grand intellectuel juif américain, Norman Podoretz, rédacteur en chef durant de longues années de la revue intellectuelle juive Commentary: “Dans les cultures qui leur sont étrangères, les Juifs se juchent toujours sur les épaules des peuples de souche, libérant par là leur intellect des soucis économiques, militaires, politiques et autres qui sont le lot commun de toute nation ordinaire et qui détournent une part importante de son génie collectif”.
Pour Soljénitsyne, il n’y a pas sur terre de “nation plus différenciée, plus diverse dans ses caractères et ses types que les Juifs”.
“Il est rare qu’un peuple offre un spectre aussi riche de types et de caractères, d’opinions, depuis les esprits les plus éclairés de l’humanité jusqu’aux affairistes les plus sinistres. De ce fait, quelque règle que nous attribuerons aux Juifs, quelque formulation sommaire que nous nous efforcerons de leur appliquer, on nous opposera sur-le-champ des exceptions aussi criantes que convaincantes”, écrit-il.
Russian dissident Alexander Solzhenitsyn, who died recently, wrote a two-volume work on the Jews of Russia in the 20th century.